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  • Au plus que présent

     

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    Les fulgurants paradoxes d'Annie Dillard

    D'innombrables livres actuels ne visent qu'à l'évasion et à l'oubli du réel, tandis que ceux d'Annie Dillard nous y ramènent à tout coup, et particulièrement cet ensemble fascinant de fragments et variations sur de mêmes thèmes que constitue Au présent.
    Mais attention: le réel d'Annie Dillard n'a rien à voir avec ce qu'on appelle «le quotidien», entre psychologie de sitcom et plaisirs minuscules. Ce que son regard isole est à la fois réel et inconcevable, qui renvoie au grand pourquoi de toute chose et au comment vivre la vie qui nous est donnée. Pourquoi par exemple y a-t-il au monde, nom de Dieu, des nains à tête d'oiseau, nos frères humains avérés dont les rares qui ne meurent pas en bas âge peuvent atteindre 90 centimètres? Eh bien, au nom même de Dieu, le Talmud stipule une bénédiction appropriée à chaque personne atteinte d'une malformation congénitale. Ainsi sera-t-il recommandé de bénir la naissance de l'enfant à fentes brachiales de requin et à longue queue, le bébé frappé du syndrome de la marionnette («apparemment, prévient le médecin, le rire n'est pas lié à un sentiment de joie») ou le nourrisson sirénomèle qui n'a qu'une jambe et dont le pied est tourné vers l'arrière.
    Evoquant le silence professionnel qui entoure de telles naissances, Ernest Becker, cité par l'auteur, affirme que «si l'homme devait appréhender pleinement la condition humaine, il deviendrait fou». Or l'homme loue Dieu. Saint Paul écrit aux chrétiens de Rome: «Et nous savons qu'avec ceux qui l'aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien.» Ce qui fait bondir Dillard: «Et quand donc, au juste? J'ai raté ça.» Et d'ajouter qu'au fil de ses longs voyages autour du monde elle a «vu les riches fermement établis renvoyer les affamés les mains vides», alors que tous, pêle-mêle, se partageaient biens spirituels et déboires physiques en toute injustice «divine»...

    Est-ce à dire qu'Annie Dillard rejette toute divinité et toute spiritualité? Au contraire, elle y puise et y plonge à tout instant, avec une sorte de jubilation mystique qui la rapproche de Teilhard de Chardin (l'un de ses champions avec le Baal Shem Tov des Hassidim) qu'elle cite à tout moment dans ses pérégrinations paléontologiques ou ses visions prémonitoires (longtemps interdites de publication par l'Eglise). Passant sans transition d'une histoire naturelle du sable ou de l'observation des nuages à l'évocation du parking jouxtant l'étable légendaire où le Christ gigota, des sacrifices humains consentis par le premier empereur de Chine autant que par Mao à l'accouplement des martinets en plein vol, des statistiques dont on ne peut rien faire («parmi les 75 bébés nés aujourd'hui aux Etats-Unis, un trouvera la mort dans un accident de voiture») au paradoxe apparent d'un Dieu tout-puissant qui n'en demande peut-être pas tant, Annie Dillard ne cesse de nous déconcerter et de nous bousculer, mais aussi de nous remplir les poumons du souffle de sa pensée et de sa parole.
    Grande voyageuse au propre et au figuré, reliant à tout moment les deux infinis pascaliens, le froid glacial du cosmos et les nappes ardentes de la vie animée, l'empilement des strates d'occupation humaine (soixante couches dans la grotte française de la Combe Grenal) et le présent multiple qu'elle vit et que nous vivons au même instant, cette aventurière de l'esprit a précisément le mérite de nous rendre le monde et notre vie plus que présents.
    Annie Dillard, Au présent. Traduit de l'anglais par Sabine Porte. Christian Bourgois, 220 pp.

  • Pêcheur de perles

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    Les pêcheuses de perles de l’île de Liam m’invitent à participer à leur plongée nocturne.

    Elles se montrent honorées de me voir bander lorsqu’elles m’oignent de graisse de baleine, mais ensuite nos corps ne sont plus dévolus qu’aux gestes de la conquête silencieuse.

    Le royaume où nous descendons n’est plus tout à fait de ce monde, et pourtant les corps paraissent se fondre là-bas dans la substance originelle de l’univers.

    La perle est comme une dent de dieu dans la bouche de l’océan, que protègent des légions de murènes. L’arracher à la nuit est tout un art. Je sais qu’un faux mouvement serait fatal. Je n’ai cependant qu’à imiter scrupuleusement les plongeuses qui me surveillent sous leurs lunettes à hublots.

    De temps à autre je sens la caresse des seins ou des fesses d’une sirène qui remonte, la perle entre les dents.

    J’ai remarqué leur façon de se tenir à la corde comme à un pal et de se la glisser parfois dans la fente.

    L’eau de la surface mousse à gros bouillons jouissifs sous les lampes des sampans. C’est un plaisir grave que de replonger après avoir repris son souffle sous le dôme ruisselant d’étoiles de la mer de Chine.

    (Extrait de La Fée Valse, recueil paru aux éditions de L'Aire en mars 2017)

  • Serendipity (1)

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    Chroniques de La Désirade (14)

    Max Dorra et l'art de trouver un truc quand on cherche un machin. En souvenir de René Berger, télanthrope, avec des rebonds du côté de Francisco Varela et Vassily Rozanov...

    Je ne suis pas philosophe et ma culture scientifique est à peu près nulle, mais je me suis senti comme chez moi dans le livre de Max Dorra, Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ?, dont je lisais ce matin-là ces lignes à ma bonne amie en train de potasser ses dossiers sur l’apprentissage des adultes et, plus précisément, sur les travaux de Francisco Varela : « Le cerveau. De quoi rêver. Il faudrait, pour explorer ce cosmos, imaginer un véritable équivalent de la NASA. Et avant tout, une NASA de la mémoire. La formation d’un chercheur y serait diversifiée. Neurophysiologiste, il partirait à la conquête de l’encéphale, tout en sachant qu’il en modifiera les connexions en les observant. Poète, il laisserait venir les métaphores, ces carrefours germinatifs entre associations et modèles. Il devrait aussi ne pas ignorer l’histoire de la philosophie, ne serait-ce que pour débusquer les préjugés idéologiques, voire les croyances qui pourraient à son insu parasiter sa propre démarche. Neurophysiologiste, poète, philosophe, il lui faudrait de toute façon être capable d’accueillir l’inattendu, pour élaborer des concepts nouveaux, et avoir ainsi une chance de commencer un jour à comprendre le cerveau humain ».

    littérature,philosophie

    littérature,philosophie
    Lorsqu’elle a entendu l’expression « d’accueillir l’inattendu », ma bonne amie a murmuré « serendipity », qui m’a rappelé du même coup la première fois que j’ai entendu ce mot dans la bouche de René Berger, sur un trottoir lausannois (rayon de soleil oblique flamboyant sur le capot argenté de ma Honda Jazz…) et que j’ai retrouvé dans le dernier essai, Rameaux, de Michel Serres.
    Serendipity, francisée en serendipité : ou l’art de trouver un truc quand on cherchait un machin. Dès que le mot fut lâché, L. me sortit une paire de feuillets photocopiés d’un livre de Jacques Lévy qui détaillait le concept à sa façon; le même Jacques Lévy, spécialiste de l’internet (et plus récemment des blogs) dont j’ai lu les livres en 1996, quand je préparais mon « roman virtuel », devenu Le viol de l’ange, d'une structure qui procède de la même phénoménologie poétique. Serendipity: terme forgé par Horace Walpole à partir d'un conte persan... Je cueillis alors Walpole dans ma bibliothèque, mais c'était Le château d'Otrante, acheté en 1969 chez Maspéro, haut-lieu de littérature militante. Bref: connexions, associations, liaisons et nouveaux greffons comme en lisant les pages  de Proust sur le rêve, et voici que Max Dorra m'apprenait justement que le père de Proust avait joué un rôle crucial à l'époque de Broca, etc.

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    Max Dorra lui encore, après avoir rompu une lance contre « l’actuelle fétichisation de la scientificité », revient sur les prétentions scientifiques du structuralisme, qui valaient leur poids de dogme au tournant de nos vingt piges, pour conclure sans conclure : « La linguistique, de toute façon, méconnaît une part essentielle de la parole : la musique des phrases, le rythme des corps, l’imprévu des mimiques, la danse des gestes ».

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    Accueillir l’inattendu : quel plus beau programme pour un écrivain et, plus généralement, pour n’importe quel lecteur ? L'écrivain russe Vassily Rozanov l’a saisi mieux que quiconque : je m’assieds pour écrire telle chose, et c’est telle autre qui me vient de tout ailleurs, de plus profond ou de la simple apparition de la nuque de ma bien-aimée dans telle lumière de tel instant. Et voici qu'au même instant je lis sur un autre feuillet polycopié de ma moitié, signé Francisco Varela : « Le cerveau n’est pas un ordinateur »…
    Max Dorra n’est pas non plus un homme-machine mais un médecin-poète poreux. Un soir à la radio, le comédien Jacques Weber disait que Shakespeare était à ses yeux le poète absolu de la porosité, à savoir: la capacité de tout absorber et de tout transmuter. Or tout cela va contre tous les savoirs claquemurés, tous les pouvoirs jaloux, tous les fanatismes aussi. Ce n’est pas l’ouverture à n’importe quoi ni l’omnitolérance, mais c’est une saine éthique de l’imitation de Socrate au temps de l'ondulatoire et corpusculaire serendipity…

    Max Dorra. Quelle petite phrase bouleversante au coeur d'un être ? Gallimard, coll. Connaissance de l'inconscient, 2005.

     

  • Serial twitter

     
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    Chroniques de La Désirade (13)
     
    À propos des grands arbres américains et d'un manuscrit raturé d'Albert Camus. De l'indignité absolue des tweets de Donald Trump. De l'écriture et de notre trace dans les étoiles.
     
     
    "L'arbre est le seul ancêtre visible en Amérique. Le pays manque d'histoire ancienne et s'accroche à ses arbres", disait son éditrice américaine à Kamel Daoud de passage à l'université de Yale, dans un havre de silence intemporel entouré par le bruit et la fureur de la ville - New Haven plombée par le chômage et la violence raciale.
    J'ai revu les arbres immenses de Californie en lisant cette chronique datant de décembre 2015, je me suis rappelé les innombrables signes manifestant l'effort des Américains d'entretenir leurs lieux de mémoire même courte, entre sanctuaires naturels et cimetières des héros, bisons empaillés et musées de vieilles motos, et l'image du twitter inculte de la Maison-Blanche m'est apparue, en surimpression, comme une métaphore de l'avilissement de l'homme-creux sans mémoire et sans langage.
    L'Algérien Kamel Daoud, doublement suspect du fait de son origine et de sa qualité d'intellectuel , exprime ce qu'il ressent en découvrant les feuillets très raturés du manuscrit du Mythe de Sisyphe d'AlbertCamus; il se dit saisi par ce qu'exprime le visible effort, le travail d'accouchement, la convulsion des signes, l'acharnement physique de la main traduisant le souci de l'esprit, l'hésitation, la reprise, le scrupule aboutissant au mot plus juste, bref le corps à corps de l'homme en quête de vérité et du langage fondu en style.
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    À l’opposite, Donald Trump est l'anti-style absolu incarné: son bluff est sans rature, ses tweets l'expression même de sa non-mémoire et de sa non pensée.
    Lorsque Kamel Daoud voit le manuscrit raturé du Mythe de Sisyphe, il voit une main et un corps d'homme mortel et le reflet de son propre corps et de sa mort. Dans la merveilleuse chronique précédant La rature de Camus, intitulée D'Eureka Springs, écrit sur une véranda de bois et de brume, Kamel Daoud note que "l'arbre long est le premier pas d'une vie vers le ciel, pour toujours immobilisé au début de son ascension". Un poète disait qu'un livre est la mort d'un arbre mais on pourrait retourner la formule en affirmant qu'un arbre annonce la vie d'un livre. Et Donald Trump de tweeter: pas cool tout ça...
    Que nous préparent les bavures sans ratures de l'homme présumé le plus puissant du monde ? Un observateur sensible au fantastique politico-social en viendrait presque à se réjouir devant la transparence des tweets du clown, qui disent désormais le mensonge à vue, qu'un Bush ou qu'un Obama cachaient jusque-là en présidents moins mal élevés. Le serial twitter sans rature et sans autre peur que de se faire prendre la main salace au cul d'une putain russe, prône l'ouverture de la boîte de Pandore des secrets d'Etat. À la bonne heure Docteur Folamour: le roi est enfin nu et ça va tweeter dans les étoiles...
     
    Kamel Daoud. Mes indépendances. Actes Sud, 2017.

  • Les amis retrouvés

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    Chroniques de La Désirade (12)
     
    Que l’amitié se mesure à sa résistance aux temps qui courent, et que ceux-ci se comptent parfois en années de chats ou de chiens. Un souvenir de Toscane, cette année-là...
     
    Ils ne s’étaient plus vus depuis trop de jours et de semaines et de mois, presque des années, mais ils se sont retrouvés comme s’ils s’étaient quittés la veille, juste un peu plus décatis sans se l’avouer, elle maintenant, la Professorella, à la retraite de l’Université et donc libérée du souci des intrigues sentimentales de la jeunesse toscane, et lui, le Gentiluomo, ne cessant de jouer les prolongations de son job d’avocat en ne cessant de vitupérer la Casta, “povero paese” !
     
    Or c’est à l’état de leur chienne Thea et de leurs sept chats que nous aurons mesuré le mieux les effets du temps écoulé depuis nos dernières fois, mais l’amitié vraie est une braise vite ravivée dans la cendre du temps.
    Et voici donc Bella qui va vers sa vingtième année, autant dire qu'elle vire centenaire, ainsi nommée naguère par exorcisme conjuratoire tant elle incarnait la Miss Mocheté quand notre amie l’a recueillie toute cassée et cabossée, d’abord rejetée par la smala de ses congénère mais se cramponnant et se remplumant aux bons soins de nos infirmiers bénévoles - Bella qui honora quelque temps son nom et que voici réduite à l’état mouillé dépenaillé de chouette tricolore claudiquant sur place, roucoulant du moins et s’attardant longtemps sur mes carnets ouverts, comme pour se persuader d’exister encore...
     
    °°°
    Ce qui fait qu’on appelle ces gens-là nos amis tient à des riens : disons qu’on se trouve bien en leur compagnie, sans rien à se prouver moins que jamais, parce que c’était nous et que c’était eux, disons qu’on se comprend à demi-mot, mettons que nous partageons pas mal de goûts et pas mal d’idées aussi mais pas toutes, avec des rites amicaux établis entre café du matin à renfort de dolci et marchés populaires de l’après-midi, flâneries et causeries; et le soir le Gentiluomo ne manquera pas de répéter « povero paese ! » aux dernières nouvelles de la télé abhorrée, à quoi nous rétorquerons non moins rituellement « caro paese » en savourant les produits de pays de la Fattoria Marinella, “maraviglioso paese” en voyant tourbillonner les gangs d'étourneaux sur les feuillées - poveri uccellini dans le ciel à la Tiepolo de l’arrière-printemps marin, cari uccellacci !

  • Mort à la carte

     
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    Chroniques de La Désirade (11)
     
    À propos de l'assouplissement des conditions d'admission à la mort assistée. Comment “nos aînés” seront coachés s'ils s'ennuient au karaoké de la vie, en attendant l'évacuation programmée des improductifs...
     
    Je sais bien que c'est “plus compliqué” mais j'ai sauté en l'air avant de retomber six feet under, si j'ose dire, en apprenant que l'association suisse EXIT envisageait d'assouplir ses critères d'admission au suicide assisté.
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    Comme se le rappellent ceux qui ont vu le film EXIT de Fernand Melgar, qui documentait (en 2005) très sérieusement les tenants et les aboutissants de l'accompagnement proposé par le bon docteur Sobel et ses assistants, les conditions d'admission à l'issue finale par “potion” bien dosée restaient jusque-là très strictes, réservées aux condamnés à mort virtuels des maladies sans rémission. À l'époque cependant, avec tout le respect que m'inspirait la démarche de Melgar et des gens d'EXIT, le fait que ce fût "plus compliqué" que ne le laissait voir le film m'avait déjà gêné, rien n'étant dit du contexte familial ou social, et plus largement humain du suicide assisté, ou trop peu.
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    Plus compliqué ? Un court métrage de fiction également intitulé EXIT et réalisé par un cinéaste alémanique dont j’ai oublié le nom, en illustrait l'évidence dans une suite de séquences tragi-comiques ou l'on voyait un couple accueillir la dame d'Exit porteuse de sa bonne potion et de ses belles paroles préventives, avant le sursaut de panique et de refus du conjoint, plus jeune et bien portant que sa vieille épouse décidée à en finir, mais se résignant à rejoindre celle-ci de guerre lasse, si l'on peut dire...
    Or cette hésitation n'est-elle pas le signe (entre beaucoup d'autres) que tout est “plus compliqué” dans la question du suicide assisté, dont on voit très bien l'extension possible, dûment légalisée et juteusement commercialisée, d'une forme d'euthanasie à la carte accessible aux “seniors” déprimés ou maltraités par leurs rhumatismes, en attendant l'évacuation programmée des improductifs ? Michel Houellebecq, dans La Carte et le territoire, a très bien restitué l'effroi que petit susciter cet hygiénisme... 
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    Dire que “c'est plus compliqué” peut sembler une échappatoire alors que des spécialistes en tout genre, n’est-ce pas, travaillent en réseau pour venir en aide à “nos aînés” et autres requérants d'asile définitif.
    L'affaire est grave à voir la mine que prennent tous ces “intervenants" soucieux de nous ménager une "mort digne", et si grave tout ça qu'au seuil de mes 70 balais, mon crabe planqué sous roche après quarante séances de radiothérapie, mes rotules d'ancien jeune grimpeur de VIe degré aussi rétives à la marche que mon appareil cardio-vasculaire à la respiration, enfin avec autant de raisons de geindre que des millions de vieilles peaux, et pourtant l'envie de rire, ou plus sérieusement de sourire avec affection en me rappelant toutes les morts de mes proches ou de mes amis dont le seul cas volontaire me fait penser que tout est décidément toujours “plus compliqué” .
    Mes amis gays Rémy et Daniel se sont perfusés ensemble il y a douze ans de ça dans leur trentaine. Rémy était en état de sida déclaré et se savait condamné, mais son compagnon n'avait “rien”. Il choisit cependant lui-même d'accompagner son amant après avoir choisi la potion idoine dans sa pharmacie d'infirmier, et la lettre d'adieu des deux lascars respirait la joie à pleurer. Commentaire du vieux papa puritain de Daniel: “Devant tant d'amour on ne peut que s'incliner”. Et chacune et chacun de se rappeler autant de “cas”...
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    Questions dans la foulée :faut-il proposer la potion du bon docteur Sobel aux petits cancéreux ? Et que faire avec les malformés de naissance tels les nains dits à têtes d’oiseaux ? À partir de quel âge devient on “bancable” pour une entreprise de gestion des déchets humains survivants ? Et pourquoi, nous autres vieux gamins, nous sentons pareillement rejetés par tant de vieillards trentenaires au cœur sec ?
    “Plus compliqué tout ça ?” Oui, et surtout plus personnel.
    Demanderai-je à celle qui m'a supporté pendant plus de trente-cinq ans de m'accompagner au moment où, comme la femme d’Arthur Koestler y a consenti, et lui obéirai-je si elle me le demande? Dossier à suivre mais interdit aux spécialistes ! Affaire personnelle !
    Ma mort à la carte, volontaire ou pas - qu’en sais-je ce matin ? je la voudrais chantée à mon dernier repas par l'abbé Brel, après m’être repassé le DVD des Invasions barbares où l'on voit l'inconvenant et si sympathique prof cancéreux en fin de partie, drogué pour se soulager des putains de douleurs, entouré de sa femme et de ses maîtresses, de son fils réconcilié et des merveilleux nuages du soir, nous faire sa dernière révérence en souriant à la terre qui fut parfois si jolie.
     
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    Et pour conclure j'hésite entre le “foutez moi la paix !” de Paul Léautaud et ces mots des carnets de notre bien cher Thierry Vernet vaincu par le cancer à 66 ans: « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps sera venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement »...

  • Ceux qui méditent après le business

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    Celui qui prend l’avis de John Armleder pour la déco de son caisson de détente spirituelle /Celle qui estime que « la guerre c’est la beauté » / Ceux qui savent que la vraie beauté de la taupe modèle est intérieure / Celui qui sait que l’éthique sans réseau solide ne peut pas gagner / Celle qui  porte un string griffé Lucio Fontana / Ceux qui se sentent très libre de dire ce qu’ils pensent de la finance internationale sur la Hotline de l’Entreprise en tout cas sous pseudo / Celui qui se fait un plan Q à Shanghai / Celle qui se sent au bord de céder au requin bleu sosie de Brad Pittt à la chinoise / Ceux qui n’en reviennent pas de se retrouver au top sans avoir rien fait / Celui qui banque sans provision / Celle qui se la joue Boni and Cash / Ceux qui briguent le leadership du produit structuré du New Market Show de Pudong / Celui qui s’identifie à l’Entreprise au niveau des gains et profits / Celle qu’on appelle la Tueuse du Panier /  Ceux qui ont repéré ze place to be / Celui qui vit en phase avec le nasdaq et le yen renforcé  / Celle qui pense « primes » depuis sa période Pampers / Ceux qui se définissent plutôt comme facilitateurs qu’en tant que chasseurs-cueilleurs du Bund/ Celui qui vit le stress post-traumatique du trader trahi / Celle qui gère de grosses fortunes sans prendre un gramme / Ceux qui se réclament de la Bible pour justifier de leur fortune bien vue du Copilote selon Billy Graham / Celui qui a connu Soros àDavos / Celle que Paulo Coelho appelle l’Alchimiste de ses placements / Ceux dont une  menace d’enlèvement marque l’entrée en Bourse / Celui qui ouvre son coffre pour aérer son Titien / Celle qui a épouse un banquier sans visage TBM / Ceux qui citent parfois le Che pour flatter les actionnaires / Celui qui est prêt à investir dans le recyclage des organes sains mais hors de Suisse et par firme-écran à Singapour / Celle qui gagne un million de dollars à l’émission Cash or Clash pendant que sa mère boursicote sur son Atari hors d’âge et que son père grappille des peanuts à Wall Street / Ceux qui estiment que quelque part un Bonus justifie une vie  / Celui qui est devenu banquier à vie vers trois ans sur cooptation des Pontet de Sous-Garde réunis à Courchevel / Celle qui ne voit pas d’un bon œil l’imam pissant ledinar / Ceux qui répètent au téléphone qu’ils sont armateurs et non arnaqueurs/ Celui qui dépose toutes ses économies à la Banque qui lui signe un reçu hélas oublié dans le tram / Celle qui pense que c’est dans la nature humaine de vouloir gagner toujours plus alors qu’elle même n’a jamais été intéressée mais ça aussi tient à la nature humaine vous savez quand on y pense / Ceux qui décident parce qu’il paient et cesseront de payer sans le décider, etc,

    (Cette liste a été complétée en marge de la lecture (très conseillée) de Belleville Shanghai Express, de Philippe Lafitte, paru chez Grasset et disponible au prix de 18 euros)

    Peintur: Yue Minjun

  • Poétique de la lecture



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    Chroniques de La Désirade (8)

    De l'abus du qualificatif poétique et de la poésie devenue n'importe quoi. L'hommage de Cees Nooteboom à un lecteur idéal. Que la lecture du monde participe (idéalement) au processus poétique.

    Les mots galvaudés sont légion dans le monde de ce qu'Armand Robin appelait la fausse parole, en poète attentif à la dégradation du langage soumis à la propagande politique ou aux formules aussi creuses que clinquantes de la publicité.

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    Pour celle-ci, taxer l'annonce d'une croisière de luxe d'intensément poétique est aussi légitime que pour un chroniqueur sportif de qualifier de poétique, voire d’historique, tel geste de Roger Federer.
    Innocente façon de parler que de qualifier de poétique un coucher de soleil balancé sur Instagram ? Oui et non, vu que voir du poétique partout revient peu à peu à banaliser toute poésie, comme on déprécie la peinture d'un Van Gogh en la reproduisant sur des cravates ou des tapis d'ordis.

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    D'un Hollandais volant à l'autre, je suis tombé hier soir sur un poème du Batave Cees Nooteboom dédié à un certain Paul Hoffmann; et voici le poème traduit du néerlandais par Annie Kroon, your attention please :


    Le poète du lire
    À Paul Hoffmann
    vint à ma rencontre
    dans ma candeur obscurcie
    une trace lumineuse,

    dans une tour
    de délire sacré
    celui-la seul

    entendit ce que je disais
    quand moi-même je ne l'entendais pas,
    entendit l'autre en moi,

    m'accorda
    avec l'oreille la plus fine pour les chants voilés,
    me donna son accord,

    dans l'exil,
    dans un pays vide qui était à d'autres
    il avait répété et repassé des mots

    jusqu'à ce qu'ils fussent eux-mêmes.
    Bien armé il retourna
    vers leur honte antérieure,

    vers leur langue
    devenue muette d'avoir menti,
    leur langue corrompue

    qu'il recueille et soigne,
    guérit par des poèmes,
    qu'il rend à elle-même.

    La lumière pousse de son âme,
    des lauriers de neige cernent son front.
    Tu resplendis, toi, le professeur,
    le poète du lire.


    Pourquoi Cees Nooteboom parle-t-il de Paul Hoffmann, germaniste autrichien distingué et prof de lettres à Tubingen, comme d'un « poète » ? N'est-ce pas là aussi un abus de langage ou, pire, une flatterie académique ?
    Pas du tout. Car le Herr Professor était aussi un passeur, qui invitait chaque année des poètes dans la mythique tour d'Hölderlin, a Tübingen, au cœur de l'Allemagne de Goethe et de Schiller dont le nazisme avait avili la langue.

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    Veiller sur le langage, bien commun s'il en est, ne se borne pas à une tâche académique, mais relève d'une activité impliquant à la fois écrivains et lecteurs, poètes et critiques, journalistes et usagers des transports publics, etc.
    Lorsque le furieux Léon Bloy se livre à l'Exégèse des lieux communs, avant Karl Kraus ou Kurt Tucholsky en guerre contre la langue de bois bourgeoise ou nazie, il fait œuvre de poète, et sa pensée-lumière, le laser de son style, la beauté de ses images fracassant les clichés nous bouscule et nous éclaire comme lorsque nous lisons L'Iliade du vieil Homère ou Les fleurs du mal du jeune Baudelaire.
    La poésie n'est pas plus une façon d'enjoliver la réalité qu'une quintessence cérébralisée de vocables abscons seulement déchiffrables par quelques initiés: la poésie est une lecture du monde et l'essai d'exprimer, de traduire, d'interpréter, de corriger, d'épurer, de simplifier, de revenir aux sources, de lancer des sondes vers les étoiles (« La terre est bleue comme une orange », etc.) qui traverse le pied léger (ou l'esprit obsessionnellememt vrillé au pied de la lettre ) tous les états du langage.
    Alors poétique le coucher du soleil ? Et comment, autant que l'aurore aux doigts de rose du jeune Homère ! Faut juste être attentif, comme le lecteur créatif l'était à la lecture des poètes, etc.

  • Ceux qui vendent leur story

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    Celui qui a modélisé les structures narratives des romans de Barbara Cartland qu'il épice de rebondissements piqués à Marc Musso et Guillaume Levy / Celle qui a rencontré son futur ex dans un épisode de Friends / Ceux qui ont plus vécu en regardant Dallas qu'en s'ennuyant aux Bahamas / Celui qui dit à sa coiffeuse que le secret de fabrication d'un best-seller se réduit à sujet + verbe + complément et tu te trouves un agent à solide carnet d'adresses / Celle qui sait de quoi elle parle vu qu'elle a été l'attachée de presse d'Alexandre Jardin “sur” le Japon / Ceux qui font un biopic du biographe de la secrétaire de Marcel P. / Celui qui envoie le pitch de sa story à l'agent Samuelson connu pour son sérieux en affaires / Celle qui se dit et pourquoi pas moi ? en lisant les Mémoires de Nabilla / Ceux qui déconstruisent le pacte narratif de Love Story pour en faire une vraie tragédie de 2017 dont ils réserveront les droits annexes “sur” le Japon / Celui qui imagine un nouveau Maigret avec la femme de Columbo et le spleen de Wallander après que sa compagne l'a plaqué pour un joueur de golf / Celle qui se reconnaît dans le nouveau roman de Frédéric Beigbeder et va donc l'attaquer par médias interposés et en justice s'il nie l'avoir violée du regard dans le loft de Stéphane Bern / Ceux qui écrivent des romans à succès en espérant qu'ils cartonnent aussi en Finlande / Celui qui est en promo la moitié de l'année et se repose l'autre moitié en planchant sur une nouvelle sitcom / Celle qui rencontre un beau journaliste de gauche sur un yacht de droite / Ceux qui vendent l'idée de leur story à Sulitzer qui contactera son nègre pour en faire une version pipole avec intrigue financière et sodomie protégée / Celui qui parle très librement du cancer de sa chienne Luna dans son roman “sur” la fidélité de nos compagnons de vie à quatre pattes et deux oreilles / Celle qui tance son cousin mangeur de hot-dogs qui prétend que rien ne vaut la saucisse de teckel / Ceux qui sont vegan au point de renoncer à leurs bains de lait de baleine / Celui qui structure une story d'enfer où une astrophysicienne d'une beauté incroyable tombe raide amoureuse d'un paléontologue australien devenu célèbre pour avoir découvert une dent de l'ancêtre de Lucy réputée pour sa façon de manger avec les doigts / Celle qui communique avec un Prix Goncourt décédé qui lui dicte la suite de ses romans socialement concernés / Ceux qui ont un mas solitaire "sur" Gordes où ils se retrouvent pour des soirées méditation entre pipoles / Celui qui sèche sur la première phrase de son roman dont il envisage la première mise en place à 120.000 exemplaires / Celle qui finit les phrases des uns et les romans des autres / Ceux qui annoncent la parution en collection Harlequin Post Mortem des 106 manuscrits de Barbara Cartland modélisés par logiciel ad hoc, etc.

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