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  • Orphée et la fac

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    Chroniques de La Désirade (20)
     
    À propos d’un congrès universitaire de poésie à Boston et du préjugé opposant lyrisme échevelé et sages études. De la vraie poésie qui va partout et des fourmis pénétrant dans une figue…
     
    Un poète de ma connaissance vient de participer, à Boston, à un congrès universitaire de poésie. J'ai sursauté en l'apprenant, car ces deux entités, l'université et la poésie, me semblent a priori incompatibles, ou disons qu'imaginer leur rencontre, à Boston, heurte ce qui n'est sûrement qu'un préjugé de ma part.
    Manque d'ouverture alors ? Je ne l'exclus pas. Je me fais, souvent encore, une idée peut-‘être trop romantique de la poésie (« Dans ma soupente / on a la gueule en pente », etc.), et de l'université une représentation trop rigide.

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    Après tout, l'un de mes poètes européens préférés, le Polonais Adam Zagajewski, est un universitaire reconnu « à l'international », et le poète de ma connaissance revenu de Boston est lui même prof de poésie dans la fac de lettres de Lausanne-City, où se tiendra d'ailleurs la prochaine édition du congrès inauguré sur la Côte Est; et je vois en lui l'un des rares poètes romands vivants qui me parlent.
     
     
    Comme nous sommes un dimanche je peux révéler son nom: Antonio Rodriguez, qui vient de publier un nouveau recueil intitulé Après l'union et qui me parle vraiment comme me parlent vraiment un Philippe Jaccottet, un Jacques Roman, un Pierre-Alain Tâche ou un Frédéric Wandelère, tous plus ou moins adoubés par nos universitaires bon teint.
    Et puis quoi, ne suis-je pas allé présenter, moi-même en personne, le poète en prose Charles-Albert Cingria, en 1981, au multi-séminaire de la Modern Language Association, à Houston ? Alors pourquoi frémir en apprenant l'existence d'un congrès universitaire de poésie ? Pourquoi pas une chaire de slam ou de rap ? Pourquoi pas une danse du ventre de Sylviane Dupuis (poétesse romande prisée des universitaires) au prochain congrès de poésie universitaire de Lausanne ?
    J'ai l'air de railler, alors que je m'interroge plutôt en toute bonne foi (si,si) sur la compatibilité du poétique et de l'académique. Façon « sauvage », en somme, d'interroger mes préjugés et ceux de la plupart des lectrices et lecteurs de poésie autant que des poétesses et des poètes, sans parler du public qui voit de la poésie un peu partout, etc.
     
    Or ma conviction profonde est que le poétique, comme l'Eros énergumène (titre d'un recueil plus ou moins mémorable de feu le poète Denis Roche), va partout, comme le plus clair soleil à travers les salons de massage en enfilade ou les cellules de nonnes taiseuses, de même qu'il y a partout du faux et du chic chiqué, de la rhétorique de cour ou de basse-cour à dindes et dindons, du mâchefer ou du diamant prompt dans les parleries orales des pays chauds .
    Adonis.
    Je dois avouer, moi qui me suis mortellement ennuyé à l'université (mais c'est ma seule faute, j'étais un sale gamin, je l'admets, ne prenant mes vrais cours qu'à l'écart), que l'essentiel de ce qu'on appelle aujourd'hui la poésie m'ennuie pareillement, dont seules quelques voix proches me parlent ou, « à l'international », un Adam Zagajewski ou un Cees Nooteboom, un Adonis ou un Mahmoud Darwich, un Jacques Réda ou une Sylviane Plath - qui n'est plus de ce monde mais survit mieux que tant de prétendus intervenants du spectacle en exercice -, ou enfin une Annie Dillard dont la poésie ne se donne qu'en prose, comme celle de Proust, et dix ou cent autres mais guère plus...
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    « Car la poésie est l'essentiel » pontifiait Ramuz le sédentaire terrien, sur quoi Cingria le céleste velocipédiste ajoutait: « …ça a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue ».

  • Sacrée bonnes femmes !

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    Chroniques de La Désirade (19)
     
    À propos de l'ordre divin visant à confiner l'impure créature à sa place. Des luttes impies de la fin des sixties, jusqu’au vote accordé aux femmes suisses en février 1971 (!) et d'un film de 2017 qui fait un tabac chez les Suisses et jusqu’à New York...
     
    Cela commence par les vociférations lancinantes de Janis Joplin à Woodstock, sur fond d'images vintage de gentils hippies à poil, et cela s'achève avec Aretha Franklin invoquant le Respect. La même année, de jeunes Helvètes de tous les sexes baisaient en ville de Zurich et fumaient du H en écoutant les Doors ou quelque Raga, tandis qu'au village nos hommes, suant à la sueur de leur front, comme c'est écrit dans La Bible, rappelaient à leurs épouses l'ordre divin de leur obéir et de se la coincer.
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    Ces effets de contraste saisissants, exacerbés par la contiguïté du temps et de l'espace, pourraient se multiplier aujourd'hui aux quatre coins du monde mondialisé ou l'on apprend au même instant sur nos smartphones, qu'une jeune Pakistanaise violée est condamnée pour incitation à la débauche, et qu'une politicienne serbe homosexuelle est en passe de devenir première ministre, etc.
    Nous savons tout ça, rien de nouveau sous le ciel du Macho éternel, le maillage de la Toile est censé nous informer de tout en temps réel et pourtant non: le filet a des trous et ce sont peut-être des fenêtres. Pour y jeter ce qu'il nous reste de bribes de mémoire ou au contraire pour tâcher de mieux voir ce qui est ou ce qui a été.
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    La littérature et ce qu'on appelle l'art nous proposent de telles ouvertures. Et des livres pour nous dire autrement ce qui a toujours été dit ou pressenti, et ce film qui refait à sa façon le récit d’un moment de l'éclosion féministe au nom du droit le plus élémentaire de liberté et d'égalité, en Suisse cette année-là, trois ans après les manifs de 68 - nous avions vingt ans et des poussières et c’était à côté de chez nous !
    Le cinéma suisse de ces années-là s’est fait connaître (avec Alain Tanner, Michel Soutter, Claude Goretta, Francis Reusser, Patricia Moraz et quelques autres, dans le sillage de Godard, sans oublier, à Zurich, le maitre du documentaire Richard Dindo, et Fredi M. Murer, auteur de L’Ame soeur, vrai chef-d’oeuvre de ces années-là), par leur engagement idéologique globalement gauchiste et leur façon déborder des thèmes sociaux ou politiques en phase avec l’esprit frondeur du temps.
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    Or L’Ordre divin, plus de quatre décennies après cette époque quasi légendaire, et parfois surévaluée du point de vue artistique - combien de démonstrations manichéennes ou lourdement didactiques, de scénars mal fichus et de dialogues artificiels-, en retrouve l’essentiel de l’esprit quant à l’approche politique de l’époque, mais comme au-delà (ou en deçà) de toute idéologie réductrice, dans la pleine pâte de la vie des gens, avec des personnages certes “typés” mais aussi “vrais” que dans les films de Ken Loach, des situations non moins significatives et une empathie humaine constamment frottée de traits comiques.
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    Une femme, Petra Biondina Volpe, signe cette comédie à la fois débonnaire, pétrie d’un humour populaire alémanique très particulier, que module merveilleusement le schwytzertütsch (dialecte très expressif et variant selon les régions), mais parfois aussi grinçante, comme lorsque trois des villageoises se retrouvent à une manif zurichoise puis dans un atelier où une prêtresse hippie leur fait découvrir, miroir en mains, la nature bellement animale de leur chatte et les fait “verbaliser” leur aspiration à l’Orgasme...
     

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    Nora, la protagoniste centrale de L’Ordre divin, est une ménagère apparement comme les autres (campée par l’actrice allemande Marie Leuenberger avec un mélange d’énergie et de sensibilité sans faille), qui aime son grand beau Jules chef d’atelier dans une petite fabrique tenue par un dragon en jupon reproduisant tous les poncifs du patriarcat et proclamant que, du vote, les femmes ne veulent pas, point.
     
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    Or Nora subit, à la maison, le despotisme borné de son vieux beau-père (qui lit des magazines pornos en cachette), lequel a perdu sa ferme reprise par son fils écrasé lui aussi par la dureté des temps. Et voici qu’autour de Nora, qui rêve de prendre un travail au bourg (on est en Appenzell, ou par là-bas dans la Suisse profonde de Robert Walser ou Jeremias Gotthelf), ce que son mari ne veut pas (et le mari, c’est la loi), se regroupent deux ou trois autres femmes, dont sa belle-soeur écrasée elle aussi par les travaux de la ferme, une ancienne tenancière de café libérée par la mort de son tyran domestique et fumant le cigare, ainsi qu’une Italienne fille de saisonniers revenue en Suisse pour repartir de zéro dans le café en question; à celles-là s’ajoutant la jeune teenager aux beaux yeux, fille du fermier rugueux, qui en pince pour un artiste motard à longs cheveux et le suit à Babylone (Zurich-City) avant de se faire enfermer comme on le faisait en ce temps-là des “traînées” se livrant à la copulation base et tâtant du cannabis...
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    Nora, dans la foulée, a découvert le féminisme et profite d’une absence de son conjoint “au militaire” pour fomenter un mouvement local aboutissant à une grève des femmes genre Lysistrata d’Aristophane - un vrai régal même si ça frise la caricature -, la suite et fin “historique” de ces tribulations à la fois locales et universelles se trouvant évoquée par des collages d’archives où l’on voit apparaître les premières politiciennes suisses, etc.
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    Lorsque Nora passait l’aspirateur dans la Stube (salle commune), son beau-père en pantoufles levait les pieds. C’était avant. Après, elle l’a collé à la vaisselle avec ses fistons. Et comme, entre temps, le jules de Nora a découvert avec celle-ci que le tigre qu’elle avait entre les jambes désirait lui aussi rugir, la vie a pris le dessus tandis qu’une négresse soul chante Respect à perdre haleine, amen...
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  • Ceux dont la vie est un panorama

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    Celui qui a un nain de jardin dans la tête / Celle qui ne supporte plus les rangements silencieux de ses voisins Gantenbain / Ceux qui plient leurs vêtements par ordre de grandeur avant d’avoir un Rapport / Celui qui pratiquait le nudisme au Monte Verità vers 1925 et en déduit la performance sensationnelle de ses 105 ans / Celle qui a cessé de fumer le cigare à 87 ans / Ceux qui estiment qu’on ne peut être à la fois Tessinois et rappeur / Celui qui félicite le patron de l’Auberge de l’Ange pour la tenue de ses WC / Celle qui regarde les gens qui l’entourent dans la benne du téléphérique du Säntis (37 putains de francs suisses aller-retour) en se disant que ce serait tragique de se fracasser dans les rochers avec des gens si comme il faut / Ceux qui se demandent ce que mâchent les chèvres / Celui qui encourage les randonneurs à photographier sa ferme fleurie et son chien Luppi / Celle qui a sa chambre attitrée au Waldhaus de Sils-Maria même quand elle séjourne à Saint-Barth / Ceux qui fréquentent le séminaire de gestion mentale à la Pension du Commendatore Panzerotti / Celui qui s’endort pété à l’ecstasy dans son costume traditionnel du Toggenbourg / Celle qui préfère les joueurs de jass aux pécore du Canasta Club / Ceux qui prétendent que les culs des vaches suisses sont plus nets que ceux des moutons d’Ouessant / Celui qui lit et annote le Kierkegaard de Jean Wahl au bord de la rivière avant de s’apercevoir qu’une baïonnette y est immergée / Celle qui a rencontré l’homme de sa vie sur le quai de Gondenbad en 1973 et qui y revient après sa mort tragique en Vespa / Ceux qui n’ignorent rien de Paris Hilton dans leur alpage des hauts de Grindelwald / Celui qui parle volontiers de son adhésion à la théosophie aux clients du minigolf dont il est le gardien / Celle qui a offert gratos ses services de lingère émérite au tribun nationaliste Blocher / Ceux qui refusent de visiter la collection d’art Bührle au prétexte qu’un marchand d’armes ne peut être un collectionneur fiable / Celui qui revoit l’expo Munch de Bâle pour la septième fois / Celle qui tapine dans les musées d’art contemporain / Ceux qui estiment qu’un Giacometti ferait quand même bien sur leur pelouse de la Côte Dorée tout en hésitant sur le prix / Celui qui invoque les Puissances Supérieures en parcourant le Sentier Santé de Saint-Moritz / Celle dont le père et les deux oncles sont morts de silicose dans le tunnel dont on fête le centenaire / Ceux qui ne kiffent pas les diminutifs dont les Alémaniaques gratifient toute chose, du Blümli au Schatzeli et du Chäsli au Bettmümfeli, en passant par le Stocki du Vatti…

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  • Panique à bord

     
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    Chroniques de La Désirade (16)
     
    De l’urgence d’assommer les pauvres et de manger les enfants des migrants, avec l’aide des blocs identitaires inspirés par Donald Trump & Co. Comment le mouvement Panique, après Topor et Arrabal, dans le sillage de Desproges et Reiser, reprend du poil de la bestiole avec Philippe Besson, après que Jonathan Swift eut fait bien plus fort !
     
    « Assommons les pauvres ! », s’exclamait crânement Baudelaire un siècle avant Mai 68, dont les militants marquèrent une pendable tendance à se soucier des classes défavorisées et autres chômeurs, voire techniciens de surface de couleur, femmes et minorités plaintives, alors que s’inverse enfin la tendance.
     
    Le nouveau Président des Etats-Unis d’Amérique a donné le ton en cinq mois qu’il estime, lui-même en personne, les plus constructifs de l’histoire des States, en pointant les ennemis basanés de l’homme blanc et en rendant aux riches, et plus encore aux richissimes ce qu’ils méritent : à savoir le premier rang.
    Ne se contenant point de bombarder les civils arrogants de Syrie, il les a judicieusement désignés comme vecteurs de terrorisme, avec la même sagacité qu’il a mise à fustiger le peuple iranien et les ennemis de l’Arabie saoudite, notre amie et meilleure cliente, Amerloques et Suisses en joint venture. Le poète avait compris que nos prétendues victimes sont des bourreaux avérés : assommons donc les pauvres !
     
    Dans la foulée de ces réjouissantes initiatives, l’on ne peut que saluer celle d’une nouvelle génération à noble vocation identitaire, décidée à épurer les mers et les terres des éléments incontrôlables d’une migration à dominante criminelle du fait de ses nombreuses femmes et de ses proliférants rejetons. Ainsi a-t-on pu observer avec soulagement, tout récemment, une levée de fonds destinée à armer des commandos de jeunes gens sains de corps et surtout d’esprit ( !) bien résolus à en découdre avec les sournoises organisations de sauvetage prêtant la main à l’invasion. Panique à bord !
     
    Vous avez dit panique ? C’est le mot ! Baudelaire a retrouvé la vieille veine noire du cœur populaire : dire le pire pour exorciser l’horreur. Retourner les belles paroles comme peau de lapin et clamer tout haut ce qui fait remugle dans le plus bas instinct.
    Le Mouvement Panique, très précisément, constitué par les affreux-jojos que furent (notamment) Roland Topor et Fernando Arrabal, à la bascule de Mai 68, a fait des petits dans le dos du cynisme en se montrant pire que celui-ci. Et voici Desproges le louche et Reiser l’affreux, entre autres Cabu et Wolinski heureusement neutralisés. Et l’amer Michel Houellebecq évidemment…
    Philippe Claudel.
     
     
     
    Blague à part, et même si la dérision a ses limites, ainsi qu’on l’a vu dans certaine dérives de Charlie Hebdo précisément, l’humour noir conserve sa validité tonique quand il affronte le monstre froid, comme l’illustre Inhumaines, le dernier livre de Philippe Claudel travaillant lui aussi au retournement de l’abjection contemporaine.
    Le ton est illico donné avec Plaisir d’offrir : « Hier matin j’ai acheté trois hommes. Une tocade. C’est Noël. Ma femme n’aime pas les bijoux. Je ne sais jamais quoi lui offrir. La vendeuse me les a emballés. Ce n’était pas simple. Ils résistaient un peu. Sous le sapin, ils prenaient de la place », etc.
    Ensuite ça grince un peu plus : « Morel du service comptabilité a épousé une ourse. Nous sommes allées au mariage. Une imposante cérémonie. Les mariages mixtes se multiplient et ne choquent plus personne », etc.
    Ou dans Renouvellement des générations : « Les vieux sont un problème. Où les mettre, Ils ne se reproduisent pas mais sont tout de même de plus en plus nombreux. Le monde va crever sous le poids des vieux. Et puis des pauvres aussi », etc.
    C’est ça liquidons les vieux et les pauvres !
    Et sur le thème du suicide assisté : «Hier soir Turpon du service expédition nous a invités pour son suicide. Nous étions une vingtaine. Rien que des intimes. Sa femme avait préparé des canapés au tarama », etc.
    Tout ça n’est pas léger-léger, et ça se répète parfois dans le scabreux convenu. En petite phrases teigneuses. Comme ça. Avec quelque chose dessous, cependant, qui fait mal. Dans Chasseurs de vieux, Dino Buzzati avait fait pareil en plus fin et plus détaillé.
     
    Mais avant même Baudelaire un autre bel esprit, du nom de Jonathan Swift, avait fait florès avec sa « modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à charge à leurs parents et à leur pays et pour les rendre utiles au public » en les mangeant:
    « J’accorde que cet aliment sera un peu cher, et par conséquent il conviendra très-bien aux propriétaires, qui, puisqu’ils ont déjà dévoré la plupart des pères, paraissent avoir le plus de droits sur les enfants (…) Un enfant fera deux plats dans un repas d’amis ; et quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et assaisonné avec un peu de poivre et de sel, sera très-bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver ».
    C’est cela, Monsieur Trump, et vous autres charmants amis des blocs identitaires : assommons les pauvres et mangeons les enfants des migrants !

  • Comme un lundi

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    Chroniques de La Désirade (15)
     
    Quand la serendipity se trouve relancée à côté du Bout du monde, chez Cedric Simon l'architecte apiculteur fou de livres. De Walden au mariage de l'ourse en passant par le rêveur Duval, la géniale Annie Dillard et le Zibaldone de Leopardi...
     
    Ceux qui tirent la gueule le lundi sont à plaindre et d'autant plus que c'est tous les jours qu'ils freinent à la montée avant de s'éclater d'ennui le week-end. Mais plus que les plaindre, on devrait les enterrer comme autant de morts-vivants, et comme ça fait du monde ça ferait de la place.
    images-1.jpegCette solution nous est suggérée par Philippe Claudel dans son dernier livre intitulé Inhumaines, que mon amie-Facebook par moi surnommée la belle Brabançonne m'avait recommandé, et sur lequel je suis tombé samedi dernier en découvrant la nouvelle bouquinerie de Cedric Simon, immédiatement avenant et aussi fou de livres que je le suis depuis l'âge de raison (donc ça va faire 60 ans mercredi), juste à côté du Bout du monde genre café bohème hors d'âge, et à l’enseigne de L’Imprudence.
    Le dernier Claudel me fait penser à du Reiser à la kalache ou à cette nouvelle de Bukowski où un couple de barjos se fait servir un morceau d'autostoppeur congelé dûment arrosé de bière.
    Dans Inhumaines, le mariage pour tous se fait avec des animaux domestiques ou sauvages (une ourse fait l'affaire en l'occurrence) et les SDF sont reclassés en fonction de leur potentiel commercial sur le marché de l'art; le problème de l'élimination des pauvres et des vieux est envisagé sans états d'âme, et quand un mec s'aperçoit qu'il n'a plus de queue c'est pour s'en réjouir vu que c'est un problème de moins et que Calvin Klein reste au top.
     
    Il ne m'a pas fallu 7 minutes pour découvrir, dans la nouvelle bouquinerie de Cedric Simon, une sorte de bibliothèque personnelle aux rayons propices à qui veut refaire son miel. Un premier regard sur la longue table d'accueil et pof, voici que je tombe sur le livre du rêveur Duval que je voulais justement commander la veille sur Amazon (shame !), au titre insolent (Et vous, faites-vous semblant d'exister ?) et à la préface engageante signée Denis Grozdanovitch, l'exemplaire tout neuf étant à 7 balles...
    Ensuite le Claudel, et le pavé mythique du plus glorieusement méconnu des trésors de savoir non aligné dont le titre, Zibaldone, annonce la nature de fourre-tout évoquant à la fois Montaigne et les modernes fragmentistes à la Cioran ou Ceronetti, et Walden de Thoreau l'auteur-fétiche d’Annie Dillard et bingo: Apprendre à parler à une pierre de celle-ci, non mais Monsieur Cedric vous voulez ma ruine ?
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    C'est donc lundi et faut que je réponde un mot gentil à Dominique Bourgois qui m'a envoyé, pendant notre voyage aux States, deux nouveaux titre de Dillard parus en poche, m'annonçant dans la foulée que tout reparaîtrait sous cette forme.
    Or trouver, juste à côté du Bout du monde, un architecte (c'est sa profession) apiculteur fou de lecture connaissant Annie Dillard, m'a d'autant plus réjoui que jusque-là seuls l'artiste outsider Christine Sefolosha et ces autres fous de livres que sont le poète luxembourgeois Lambert Schlechter et le libraire genevois Claude Amstutz partageaient ma passion pour cet auteur également trop méconnu.
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    Il est rare qu'une librairie soit à la fois l'émanation pour ainsi dire corporelle, ou le reflet de l'âme du ou de la libraire. Or il y avait de ça à La Pensée sauvage du regretté Philippe Jaussy, et c’est ce qui saisit illico dès la première visite de L’Imprudence, où je m’impatiente de me repointer imprudemment avant lundi prochain.
     
    Post Scriptum: L’Imprudence se trouve évidemment à Vevey (Suisse du sud-ouest), à 100 mètres des quais où voisinent les bustes de Gogol et Eminescu, autre cinglés notoires...

  • Nouvelles d’Irlande

    littérature

    William Trevor et Joseph O'Connor

    Il semble que certains pays, à l'image d'individus, soient dotés de talents particuliers, et c'est ce qu'on pourrait se dire à propos de l'Irlande en matière de littérature, qu'il s'agisse de son fonds populaire de chansons et de légendes ou de la magnifique pléiade d'auteurs qui en est issue, d'Eugene O'Neill à James Joyce ou de Yeats à Seamus Heaney, en passant par Oscar Wilde, Samuel Beckett ou John McGahern.

    Aujourd'hui encore, de nombreux écrivains manifestent cette vitalité très singulière, et de nouvelles preuves éclatantes nous en sont données par deux auteurs proches à divers égards en dépit de leur différence d'âge: William Trevor (1928-2016) et Joseph O'Connor (né en 1963).

    littérature

    De William Trevor, nous connaissions déjà quelques romans, tel le poignant En lisant Tourgueniev (Phébus, 1993) qui nous plonge dans la douce folie poétique d'une femme hypersensible qu'écrase son milieu grossièrement puritain, avant de découvrir le nouvelliste exceptionnel de Mauvaises nouvelles (Phébus, 1999) et plus encore de Très mauvaises nouvelles, qu'un chroniqueur du New Yorker a qualifié de «plus grand auteur vivant de nouvelles de langue anglaise».

    littératureObservateur d'une rare finesse, que son oreille rend capable de rendre toutes les nuances du parler propre à ses personnages fort variés, généralement entre très petite et très moyenne bourgeoisie, William Trevor a également un sens aigu des situations symboliques. Ses nouvelles sont donc à la fois chargées émotionnellement et intéressantes du point de vue social ou psychologique, sans jamais donner dans la démonstration. En outre, ce sont des bijoux du point de vue de l'élaboration, où la concision (maestria du dialogue) va de pair avec la force d'évocation plastique et la profondeur de la perception et de la réflexion.

    La première des dix Très mauvaises nouvelles réunies ici, intitulée Torridge, est exemplaire à cet égard. Comme dans le film Festen, son thème est le dévoilement public d'un secret refoulé et la mise en cause de l'hypocrisie sociale. Humilié en son enfance, le dénommé Torridge (surnommé «Porridge» pour son visage évoquant un pudding) fait scandale, trente ans plus tard, à la fin d'un repas où ses anciens camarades de classe et leurs familles l'ont invité pour se payer sa tête une fois de plus Or, à la veulerie grasse de ses condisciples, Torridge oppose la finesse acquise d'un homme libre, qui fracasse le conformisme ambiant par la révélation d'un drame remontant aux années de collège et impliquant les moeurs des admirables pères de famille.

    Cependant, rien n'est jamais simple dans la psychologie des personnages de Trevor, qu'il s'agisse (Amourettes de bureau) de telle jeune secrétaire culbutée sur la carpette le lendemain de son entrée en service par un séducteur «marié à une malade», ou (dans Une nature compliquée) de tel monstre d'égoïsme, esthète et glacial, dont on découvre soudain qu'il pourrait être humain en creusant la moindre.

    Les personnages de William Trevor ont tous quelque chose de vieux enfants perdus, comme le trio de l'incroyable Présente à la naissance, où le baby-sitting et les soins palliatifs se fondent à l'enseigne d'un délire inquiétant, la grosse «limace blanche» qui se prélasse (dans O, grosse femme blanche!) dans le parc d'une école où un enfant battu se meurt, les couples débiles (dans Le pique-nique des nounours) qui se retrouvent avec leur mascotte sous le regard assassin d'un des conjoints, ou cette paire de doux dingues (dans Les péchés originels d'Edward Tripp) dont le mysticisme fêlé détermine la conduite délirante.

    S'il lui arrive d'être aussi méchant qu'une Patricia Highsmith, dont il est souvent proche par la noirceur autant que par la sourde compassion - comme dans la terrible Rencontre à l'âge mûr où un type vieillissant doit servir d'alibi adultérin à une horrible mégère -, William Trevor pratique à vrai dire cette «bonne méchanceté» qui nous blinde, à doses homéopathiques, contre l'adversité et le mal rampant. Ses nouvelles, comme celles d'une Flannery O'Connor, sont ainsi de sacrés toniques.

    A cours d'une croisière touristique qui les fait se rencontrer à Ispahan, deux personnages de William Trevor (dans une des Mauvaises nouvelles) échangent ces paroles: à la femme qui demande «pourquoi pensez-vous que je vous ai confié ce secret?», l'homme répond «parce que nous sommes des navires qui se croisent dans la nuit».


    littérature


    Or, ce dialogue pourrait être tenu par les protagonistes d'Inishowen, nouveau roman de Joseph O'Connor qui, après le mémorable Desperados (Phébus, 1998) déploie plus amplement encore sa vision de l'Irlande et de l'homme contemporain dans un roman reprenant mine de rien, sous les aspects de la violence et de la déglingue contemporaines, les grands mythes de Roméo et Juliette et de Tristan et Iseut.

    Inishowen, marque de whiskey, est aussi le nom d'un petit port du Donegal, au nord de l'Irlande, où un nourrisson de sexe féminin fut abandonné à la veille de la Noël 1948 et où un adolescent, fils d'un flic de Dublin et tué par des mafieux traqués par celui-ci, a été enterré un peu moins d'un demi-siècle plus tard. C'est à Inishowen qu'Ellen, prof de gauche mariée à un spécialiste de chirurgie plastique établi à New York, retrouve la trace de sa mère par l'entremise d'un couvent. A Inishowen, aussi, que Martin Aitken, policier très engagé dans la lutte antiterroriste et antimafieuse, récemment divorcé et relevant d'un alcoolisme lourd, rêve en ces jours de Noël 1994, de se rendre sur la tombe de son garçon. Le hasard fait ces deux destinées se croiser à Dublin, où Ellen, en phase terminale de cancer du pancréas, tombe dans une rue, où Martin la relève.

    Ces deux êtres blessés, pétris de la même pâte hypersensible, passeront une nuit ensemble allongés l'un à côté de l'autre, avant que l'ombre de la mort ne les rattrape, l'un par la maladie et l'autre par un tueur. S'ils ne se connaissent que le temps d'une trop brève rencontre, le lecteur les aura plus longuement approchés, le temps du roman, compris et aimés. Mais Inishowen n'est pas qu'une histoire d'amour «possible» non réalisée: ce sont aussi de multiples non-rencontres réalisées. Entre Ellen l'idéaliste aux sentiments délicats et son époux philistin, aux vues bornées de matérialiste. Entre le même pleutre menteur et son fils Lee ou sa fille Elizabeth. Entre Martin et Valerie que la violence du monde ont séparés.

    Avec l'Irlande convulsive en toile de fond, bordélique mais combien vivante aussi, et tel regard latéral sur une Amérique dont les familles apparemment policées n'échappent pas à une sorte de nouvelle barbarie (un repas de Noël assez carabiné chez les Amery), Joseph O'Connor nous prouve une fois de plus que le roman, par le truchement de personnages puissamment incarnés, peut avoir valeur à la fois de sismographe social et d'école de la sensibilité, de miroir des moeurs et des valeurs d'une époque.

    William Trevor, Très mauvaises nouvelles, traduit de l'anglais par Katia Holmes. Phébus, 250 pp.
    William Trevor, Ma maison en Ombrie, réédition en poche. Phébus, Libretto, 240 pp.

    Dernier recueil paru : Hôtel de la lune oisive, Phébus.

    Joseph O'Connor, Inishowen, traduit de l'anglais par Gérard Meudal et Pierrick Masquart. Phébus, 518 pp.