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  • Thanks Mister Vidal

    littérature
     

    Un grand seigneur des lettres américaines  s'éteignit en juillet 2012, en la personne de Gore Vidal, à l'âge de 86 ans. Nous l'avions rencontré en 1984... 

     La bête noire des conformistes américains ne mordra plus: avec Gore Vidal disparaît en effet le plus libre des esprits et le plus corrosif des observateurs de l'Empire, dont il connaissait l'histoire aussi bien que celle de l'Antiquité. Né en 1925, issu d'une grande famille liée au clan Kennedy,  le jeune écrivain fit scandale dès la parution de son troisième livre, The City and the pillar, paru en 1948, constituant l'un des premiers romans américains à caractère explicitement homosexuel, traduit sous le titre du Garçon près de la rivière.

    littérature

    Rien pour autant, chez cet écrivain aux multiples dons,  d'un romancier confiné dans le "rayon gay", tant du fait de sa bisexualité affirmée que pour la dimension exceptionnelle de sa culture, très européenne, et la variété de ses intérêts d'historien, de romancier, de polémiste, de scénariste et d'acteur politique.

    Pour accéder au personnage et àl'oeuvre de Gore Vidal, le meilleur accès est peut-être le recueil, découpé par lui, d'entretiens qu'il a accordé à travers les années, intitulé Les Faits et la fiction et représentant à la fois un autoportrait corrosif et une réflexion de haute volée sur les pouvoirs et les composantes sociales ou esthétiques de la littérature. Avec la joyeuse arrogance qui le caractérisait, Gore Vidal répond aussi volontiersaux critiques éminents qu'aux chroniqueurs de la vie mondaine.

    littératureEssayiste et historien-romancier, ce esprit des Lumières antiques a signé un remarquable Julien, consacré à la figure emblématique de Julien l'Apostat, et une fresque synchronique fascinante, sous le titre de Création, évoquant le siècle qui fait cohabiter, sur notre planète bleue,les plus grands esprits de la pensée grecque ou de la philosophie chinoise, entre autres. Plus récemment, c'est à l'histoire américaine qu'il a consacré toute une suite d'ouvrages monumentaux, de Lincoln à Empire.

    Romancier de fiction porté sur la satire acerbe, aussi férocement anti-puritain que naturellement opposé à la "political correctness" et à la décadence de la culture de masse, Gore Vidal signa des ouvrages aussi originaux dans leur forme que décapants par leur esprit, tels Myra Breckinridge (1968), suivi de Myron (1977) ou Duluth (1983), où il se livre à une déconstruction parodique du feuilleton Dallas, mêlant réalité et fiction avec une verve drolatique.    

    littératureAu cinéma, Gore Vidal n'a pas fait qu'apparaître à une table de dîneurs, dans le film Roma de Fellini:il s'est fâché tout rouge avec Tinto Brass, qui a fait basculer son scénario de Caligula dans la vulgarité au point qu'il a retiré son nom de l'affiche. Surtout,il a signé les scenarios du Gaucher d'Arthur Penn, de Soudain l'été dernier de Mankiewicz et de Paris brûle-t-il ? de René Clément, entre autres.  

    Auteur de sept pièces de théâtre, dont une adaptation du Romulus de Dürrenmatt, Gore Vidal a publié cinq romans sous trois autres pseudonymes et l'ensemble de son oeuvre compte,finalement, plus de 60 titres. C'est loin des 25 ouvrages que mentionnent ce matin les agences...   

     

    Entretien avec Gore Vidal, à propos de Duluth. Paris, 1984.


    “Je suis Romain, je suis humain”, pourrait dire le plus cultivé et le moins aligné des auteurs américains du moment, cet affreux Gore Vidal dont je me suis régalé de la charge sulfureuse de Duluth, son dernier roman, et que je redoutais tant de rencontrer que j’en venais à me réjouir de manquer à l’instant notre rendez-vous par sa faute, lorsque, prêt à lever le camp après une heure d’attente, j’ai vu le concierge du Prince de Galles me faire ce grand geste m’annonçant enfin l’arrivée de Mister Morgue…

    Je suis humain dit cependant le sourire du grand seigneur à longs tifs argentés, shake hand chaleureux et sourire cajoleur, cent et mille excuses; et je suis Romain pour la prestance d’imperator à l’américaine, tape dans le dos et faites comme chez vous dans mon humble suite.

    Présentations, whisky, souples approches et premiers tilts de reconnaissance: notre goût commun pour l’Italie en général et Fellini en particulier qui l’a fait apparaître dans une séquence nocturne de Roma, les romans de James et les nouvelles de Paul Bowles, enfin mes questions roulant sur Duluth dont il m’évoque alors le céleste déclencheur.

    “Je me trouvais dans une rue de Rome, un jour, lorsque j’entendis une voix qui me disait: “Duluth, on l’aime ou on la déteste, mais même si on la quitte on ne l’oublie jamais !” Vous conviendrez qu’on ne résiste pas, plus que sainte Jeanne, à une telle suggestion du Ciel”.
    A propos de ce roman satirique dont le titre désigne la ville américaine typique où il se passe, par référence évidente au feuilleton Dallas, l’auteur affirme que sa composition l’a beaucoup amusé, notamment par le gorillage des stéréotypes de la culture de masse auquel il se livre.
    “Le roman n’a pas manqué d’être conspué par mes détracteurs, qui font leur devoir comme je fais le mien. Ils ont donc aboyé: Calamity Gore ! Il salit la Nation... Mais le public, lui, a plutôt bien marché. Et puis figurez-vous que j’ai eu droit à l’enthousiasme des femmes de la prison de Lima, au Pérou. N’est-ce pas une reconnaissance enviable ?”

    Ensuite, évoquant dans la foulée les scènes carabinées des milieux hispaniques de Duluth: “Voyez-vous, cher ami, les Etats-Unis pratiquent une nouvelle forme d’esclavage avec les immigrés. Mexicains, Portoricains, Boat People, tous leur sont bons, qu’il est désormais possible de se procurer à plus bas prix que dans la Rome antique...”.

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    Comme je lui propose d’en revenir au personnage de Julien l’apostat, auquel il a consacré un livre magistral, Gore Vidal se fait plus sérieux: “Je me suis toujours intéressé aux origines des grands mouvements historiques. Mais saisir le fondement de cette catastrophe qu’a été le christianisme n’impliquait pas le retour au Christ lui-même, qui ne marque pas le vrai début de l’affaire, mais à l’époque de Constantin et à ce personnage fascinant de Julien qui s’oppose à l’hégémonie de la nouvelle religion d’Etat.”

    C’est de la même façon, me raconte-t-il, qu’il s’est intéressé à l’origine de son pays avec Burr. “Oui, j’aimerais retracer ainsi toute l’histoire des Etats-Unis comme dans un grand rêve panoramique, mais en restant très près des faits. Mon tout dernier livre est d’ailleurs consacré à Lincoln, ce Bismarck américain qui fut également un écrivain de premier ordre”.

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    Lorsque je lui demande comment il écrit lui-même, Gore Vidal me répond aimablement: “Mais le plus simplement du monde, un phrase après l’autre, avec grand soin, et j’aimerais qu’on me lise de la même façon. Ou peut-être est-ce trop demander ?”
    Ce qui est sûr, c’est qu’il n’apprécie guère plus les pédants que les faiseurs médiatiques: “La critique en est hélas trop souvent là, soit réduite à l’enquête sur la vie sexuelle de l’auteur ou ses préférences animales, soit vouée à la mise en coupe des pions. Se rappelant alors une soirée académique durant laquelle, en présence du grand romancier Frederick Prokosch, un cuistre avait affirmé, pour se rendre intéressant, que la poésie n’avait plus aucun intérêt de nos jours, Gore me décrit Prokosch déclamant alors des stances entières de Virgile, avant que lui-même ne se mette à réciter par coeur le premier Canto de la Comédie de Dante...

    “Il y a aux Etats-Unis, reprend-il, une nouvelle espèce littéraire redoutable, et c’est le professeur-qui-écrit, dont le roman n’intéressera jamais que d’autres professeurs rêvant d’écrire. Avec tout le respect dû à l’enseignement vivant ou à l’érudition, cela m’incline à déclarer solennellement que le professorat, avec l’alcoolisme, est le plus grand fléau de la littérature américaine”.
    Mais voici que, chancelant la moindre sous l’effet des larges rasades de scotch qu’il m’a resservies aussi généreusement qu’à lui-même, je me trouve contraint, l’heure de départ de mon TGV ne laissant d’approcher, de prendre congé du cher homme. Alors lui de pêcher un bel ananas dans une coupe qu’il y a là et de me l’offrir avec son sourire de vieux charmeur et la plus romaine accolade.

    “Et ne manquez pas, si vous passez par le Val Maggia, d’aller baiser la main de Patty Highsmith de ma part. C'est une vieille amie...”

    Vidal4.jpgGore Vidal. Duluth. Julliard/ L'Age d'Homme, 1984.