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  • Pour une année d'embellie

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    Lettres par-dessus les murs (70)

    Ramallah, ce 31 décembre 2008.

    Caro,

    Je me demande si on ne nous vend pas le "retour du religieux" en Occident comme on nous vend la menace terroriste… Je ne nie ni l'un ni l'autre, mais c'est leur ampleur dont je doute. En France le nombre de baptêmes ne cesse de diminuer, le pape ne fait plus recette sur TF1, qui a annulé la diffusion de ses voeux de Noël… ce retour n'est-il pas dicté par l'idéologie du "clash des civilisations", n'est-il pas un simple regain d'intérêt politique et intellectuel ? Je partage avec joie cet intérêt, mais s'agit-il là du même Dieu qui voyait chacun de mes gestes d'adolescent, qui fermait un oeil sur mes attouchements nocturnes, qui guidait toutes les décisions de ma vie ? Ca fait longtemps que je n'ai pas vécu en Europe, tu parleras mieux que moi de la réalité quotidienne de la spiritualité.

    En fait, ma négation sans doute exagérée du rôle de la religion en Israël venait d'abord en réaction à ce rêve de Soler, qui imagine qu'il suffirait qu'un Juif se dresse et proclame l'absence de Dieu et l'inanité de la notion de peuple élu pour mettre fin au conflit. C'est méconnaître la complexité de la société juive, en Israël et ailleurs, que d'imaginer un peuple soudé à la pensée unique (l'image d'une solidarité sans faille ouvre d'ailleurs vite la voie aux théories du complot), et c'est ignorer le nombre grandissant de voix juives qui expriment leur désaccord avec Israël (Spielberg avec Münich, pour n'en citer qu'une, d'envergure...). On mesure mal les conséquences de ces catégorisations hâtives, qui ne servent qu'à diviser davantage.

    Des journalistes italiens ont contacté Serena, pour en savoir plus sur la situation à Gaza. Elle leur a donné le numéro du docteur Aed. Un quart d'heure plus tard Serena l'appelle, lui demande des nouvelles de l'interview : il n'y a pas eu d'interview, les journalistes l'ont bien appelé, mais ils lui ont gentiment raccroché au nez. Ils voulaient le témoignage d'un Italien, pas d'un Palestinien.
    J'imagine que c'est par souci d'objectivité? Un Palestinien reste un Palestinien, quelque soit son âge, sa formation, son parcours : il est partie prenante, il ne peut que donner un témoignage biaisé. Comme s'il y avait quoique se soit à biaiser quand les blessés s'entassent dans les hôpitaux, qu'est-ce qu'on peut bien vouloir exagérer, insister plutôt sur les opérations sans anesthésie, sur les amputés qu'on trimballe en voiture privée, les heures d'attente à la frontière égyptienne, pour les plus chanceux ? Insister sur la mort plutôt, les enterrements collectifs à la va-vite, sous les bombes ? Qu'aurait-il pu biaiser, exagérer, ce bon docteur Aed ?
    Ils auraient aimé parler à un Italien... ces journalistes ne parlent peut-être pas anglais (plus rien ne m'étonne de la part des journalistes). C'est peut-être ça la raison. Mais le seul Italien à Gaza est cet enragé de Vittorio, arrêté en mer, emprisonné, déporté, et voilà Popeye de retour à Gaza, arrivé en clandestin sur un bateau clandestin, et le militantisme de Popeye n'en fait sans doute pas un témoin plus objectif que le docteur Aed, mais de toute façon il est occupé à donner son sang quelque part, alors tant pis. Les journalistes recopieront gentiment les dépêches AFP, ils rajouteront un détail ou deux pour faire couleur locale, un peu de ciment dans la rue, un peu de fumée dans le ciel, une touche de rouge ici, une tache de feu par là, quelques loques, quelques visages barbus, voilés et effarés...
    En fait je crois que c'est exactement pour ça qu'ils n'ont pas pris le témoignage du docteur Aed, parce qu'un Palestinien de Gaza doit être un objet, mourir sous les bombes, ou brandir une kalachnikov, ou porter un cercueil drapé de vert, voilà ce qu'est un Palestinien. Or voici un Palestinien imberbe, à la voix grave et posée, qui parle un bel anglais teinté du russe de ses études moscovites… On dirait presque un Israélien ma parole, où va-t-on, l'auditeur n'y comprendra plus rien, le téléspectateur non plus, les téléspectateurs ne sont que des veaux, on le sait, il ne peuvent comprendre que les clichés et les images reçues, et tant pis si celles-ci contribuent à fragmenter le monde. Heureusement qu'il nous reste encore quelques bons médias... en voici un : http://israelpalestine.blog.lemonde.fr/2008/12/30/consensus/
    J'aimerai y voir figurer l'annonce d'une trêve, et que l'année nouvelle commence avec un peu d'espoir…
    Je te la souhaite très belle, ainsi qu'à tous les lecteurs de nos lettres.

    Pascal

    Ramallah7.jpgA La Désirade, ce 31 décembre, midi.

    Cher vieux,
    En ce qui concerne le retour du religieux en Occident je partage ton scepticisme, pour autant qu’on s’entende sur le sens du religieux, et sur le Dieu dont on parle. Je ne crois pas non plus à la réalité d’une conspiration mondiale cohérente du terrorisme, pas plus qu’à la réalité du fameux Choc des civilisations, bel argument pour les bellicistes de l’Axe du Bien. La réalité quotidienne de la spiritualité en Occident ? Je ne crois pas qu’on puisse la mesurer à la fréquentation des églises, pas plus qu’au nombre des vocations en chute libre ou à la désaffection du Vatican à TF1… Les églises ont-elles le monopole de la spiritualité ? Sûrement pas, et moins encore dans les pays riches ou préservés de la guerre. Est-ce à dire que ceux-ci perdent leur âme ? D’aucuns prétendent que la jeunesse actuelle n’a plus le sens de la transcendance, mais la jeunesse que je connais continue de se poser des tas de questions. Au reste, j’ai horreur des généralités, surtout lorsqu’elle procèdent de préjugés ou de fantasmes.
    L’idée de Jean Soler, qu’il suffise de supprimer Dieu pour rétablir la paix entre les hommes, est précisément un fantasme de bel esprit positiviste à la française, pour qui toute « mystique » relève d’une sorte d’obscurité « asiatique ». Mais revenons plutôt à la complexité du monde, comme tu le proposes.
    Ce que tu dis de l’expérience de Serena avec les médias est significatif, ô combien. En te lisant, je me suis reproché d’avoir recyclé, dans notre lettre précédente, l’image de cette espèce de « sainte famille » palestinienne, me rappelant la fuite de Yéhoshua et de ses parents telle que notre catéchisme l’a illustrée. Si cela t'a choqué, je te prie de m'en excuser. Cette image a fait la Une de 24 Heures, cristallisant bel et bien une réalité-choc lié à des événements dramatiques que nous ne vivons pas, journalistes ou lecteurs, qu’en vampires assoiffés de sang. Les dérives en la matière sont incessantes, mais tout ne va pas dans le même sens que dans les médias sous contrôle. Aureste, les lecteurs ne sont pas des moutons, et ta réaction, ton témoignage, rejoignent les réactions et les témoignages de journalistes qui ne se contentent pas d’être des prédateurs ouz des manipulateurs. Je pense au travail sur le terrain d’un Anne Nivat, en Tchétchénie ou en Irak, entre autres, ou d’une Florence Aubenas, et de leur façon commune de s’identifier au commun des mortels, en femmes réalistes et courageuses, entre autres témoins honnêtes et courageux.
    Quant à la trêve que tu appelles de tes vœux, qui ne pourrait l’espérer avec toi, sans se bercer d’illusions pour autant ? Or il ne semble pas, aux dernières nouvelles, que l'appel de Kouchner soit suivi du moindre effet. Mais à ce point, nous autres qui vivons loin du drame ferions bien de ne pas « trop en faire » en matière de solidarité incantatoire et de cœurs brandis.
    Ce que tu vois et décris, en revanche, me semble d’un apport notable pour chacun. Merci d'y associer aujourd'hui un artiste de Gaza.
    Nous serons ce soir en trio familial + le chien Fellow pour passer, dans notre petit cercle aimant et privilégié, d’une année à l’autre – que nous vous souhaitons, à vous deux et à vos parents et amis, toute belle et bonne.

    Jls

    Images : Ibrahim Mahmoud Mozain, artiste à Gaza. Youssou, l'oiseau fétiche de ces Lettres par-dessus les murs...

     

  • Gaza vu de Ramallah

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    Lettres par-dessus les murs (69)

    Ramallah, ce 29 décembre 2008.

    Cher JLs,
    Merci pour cette citation de Jean Soler. Ne pouvant lire l'ouvrage entier, je ne peux que discuter les quelques lignes que tu m'envoies – j'aime le ton catégorique et inspiré de l'auteur mais je partage ton avis, il réduit la religion au fanatisme, et semble ériger la foi en cause majeure de nos souffrances – c'est injuste, et c'est aussi donner trop d'importance à la religion, qui n'est somme toute qu'un des multiples outils du mal : un drapeau que l'on brandit pour rallier les troupes, marquer l'identité, justifier la haine.
    Soler est sans doute trop athée, ou peut-être pas assez, s'il est incapable de penser sans Dieu… Dans les massacres auxquels nous assistons, je ne vois pas la main de Dieu, pas plus que je ne crois au pouvoir politique des rabbins ou à la soi-disant conspiration évangéliste qui aurait à elle seule permis l'occupation américaine en Irak. Ici en tout cas la religion n'est qu'une composante, primordiale d'un point de vue historique, mais secondaire politiquement parlant, dans une société israélienne où les convictions sont aussi diverses que la provenance des habitants. Soler s'attaque à une minorité.
    Bien sûr la notion de peuple élu contient la guerre en germe, mais encore faudrait-il que les juifs d'Israël croient véritablement en cette élection pour y voir le moteur de leur politique d'Etat, et ce n'est assurément pas le cas : d'abord parce que le mythe d'une origine commune ne fait plus guère illusion, ensuite parce que cette rhétorique biblique ne parle plus aux nouvelles générations.
    Plutôt que d'élection divine, on pourrait parler des élections parlementaires à venir : les divisions israéliennes elles-mêmes expliquent en grande partie l'ampleur des bombardements de Gaza. Le Likud de Netanyahu est en avance dans les sondages, le gouvernement en place veut renverser la tendance, et ce n'est pas la première fois qu'on utilisera des bombes pour gagner des élections… l'Histoire se dessine moins selon de grands principes religieux qu'au hasard des petites ambitions personnelles, ce qui est d'ailleurs autrement plus inquiétant.
    Que faire alors du repli identitaire qui touche ce pays, de cette peur collective qui justifie toutes les agressions ? Là encore, je vois moins le signe de la foi à défendre que la volonté larvée qu'a chacun de protéger son pré carré, son territoire personnel, ses petits avoirs. Une obsession sécuritaire qui fait trembler le monde entier (ou en tout cas le "nord" du monde, qu'il s'agisse d'un épicier européen, d'un nanti de Delhi ou d'un expatrié à Ramallah), une obsession sécuritaire qu'Israël, en vertu de son histoire particulière et encouragé aujourd'hui par les phobies américaines, a désormais hissé au rang d'idéologie nationale. "Zecurrity", c'est le mot qu'on entend sans cesse en Israël, et c'est bien plus qu'une justification pour fouiller votre sac à l'entrée d'un restaurant - c'est une Weltanschauung. On serait étonné de voir combien d'Arabes israéliens s'y accommodent, dont les enfants parlent d'abord hébreu, et qui pour rien au monde ne voudraient partager les conditions économiques de leurs cousins de Cisjordanie…
    Bien entendu on ne saurait évacuer la religion de ce conflit, mais je crois qu'on assiste ici à un changement de paradigme, très inquiétant par ailleurs : si la religion garde toujours une face lumineuse, en dépit de ses dévoiements, il n'en va pas de même pour l'égoïsme érigé en morale.
    Bien à toi,
    Pascal

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    A La Désirade, ce 30 décembre, soir.
    Cher Pascal,

    Ta réponse m’a beaucoup intéressé, d’abord parce que tu vis le conflit de l’intérieur, ensuite parce que tu es dans la trentaine. Il m’a semblé à première lecture que tu minimisais le rôle néfaste de la religion dans la montée aux extrêmes de la guerre, pour relativiser les propos radicaux de Jean Soler, qui est lui-même, soit dit en passant, beaucoup plus nuancé et complet dans son approche que ne pourraient le faire croire les citations que j’ai tirées de La violence monothéiste. Ce qu’il montre bien, cependant, dans la chronique des échecs successifs du règlement du conflit, comme en ce qui concerne l’Irak – et quand bien même les cyniques n’y croiraient pas -, c’est l’importance majeure, pour la cristallisation de l’Hybris des peuples et des nations, de quelques images-force ou de quelque slogans-force relançant une mission universelle d’essence divine . Ces clichés et ces formules peuvent nous paraître simplistes, et les cyniques au pouvoir sont encore moins dupes que nous, mais il serait aussi simpliste de n’y voir qu’une rhétorique « bonne pour le peuple », dans la ligne d’interprétation réductrice et méprisante qui voulait que la religion fût «l’opium du peuple». Bien entendu, je comprends que tu ne voies pas trace de «main de Dieu » dans les massacres actuels, et sans doute les vrais extrémistes sont-ils minoritaires. N’empêche, et c’est un autre argument-force de Soler, que la petite Weltanschauung sécuritaire que tu évoques, qu’on peut rapporter au seul souci du bien-être généralisé d’une majorité d’Occidentaux, ne saurait faire le poids, aujourd’hui, par rapport à l’idée-force, essentiellement religieuse, que la vraie vie n’est pas la vallée de larmes de cette existence, mais une autre à venir, qui vaut tous les sacrifices pour un désespéré, et qui donne aux chefs religieux un pouvoir spécial, et aux mythes fondateurs une fonction durable.
    Tu es d’une génération qui a envie de tourner la page, et comme je la comprends, après les monstruosités commises au XXe siècle au nom d’idéologies mortifères. L’an tout prochain, l’affreux Bush, dont la bigoterie providentialiste n’est pas qu’un gadget, cèdera la place à Barack Obama, et pendant ce temps les politiciens israéliens, comme tu l’as bien souligné, font le ménage. De tout mon cœur je souhaite une vie meilleure aux Palestiniens, en espérant que les hommes de bonne volonté de toutes les parties – et Dieu sait qu’il y en a – triompheront de l’invisible main du Mal.
    Je viens de lire La Haine de l’Occident de Jean Ziegler, dont le fil rouge est précisément le double langage des nations chrétiennes prônant le bien à travers l’Histoire, au nom du Tout-Puissant , et continuant de confisquer le mot « humanité » pour leur seul profit. Je sais bien que mon ami Ziegler a cautionné lui-même des régimes pourris, comme je sais que l’Autorité palestinienne à son lot de casseroles aussi sales que les consciences corrompues de moult dirigeants israéliens. Mais Ziegler se dit aussi croyant, chrétien, convaincu que le Christ nous engage du côté des humiliés et des offensés.
    Je reviens enfin à Jean Soler qui écrivait il y a quelques mois : «Aujourd’hui que les Israéliens font semblant de négocier avec les Palestiniens pour ne pas déplaire à Bush, qui aimerait se prévaloir d’un succès diplomatique pour compenser le fiasco irakien, avant de quitter ses fonctions, un membre de la délégation palestinienne (au sommet d’Annapolis de novembre 2007) a déclaré : « Nos approches sont complètement antithétiques. La notre consiste a partir du droit international et des frontières de 1967 (avant la guerres des Six-Jours, il y a quarante ans !) et à négocier, sur cette bas , quelques arrangements. Celles des Israéliens consiste à partir des faits accomplis sur le terrain. Ils disent que le droit international n’a reien à voir avec notre conflit. Ils affirment qu’ils ont un titre de propriété sur Eretz Israël (la « terre d’Israël » dans sa définition biblique, on dit aussi : le Grand Israël), qu’il ne s’agit pas de nous rendre des territoires mais de nous en donner »…
    Tu sais bien mieux que moi, cher Pascal, ce qui a fait le jeu du Hamas, au dam des Palestiniens. Jean Soler rappelle encore, en citant ses sources, qu’ environ 500 Palestiniens ont été tués entre le sommet d’Annapolis, en novembre 2007, et le mois d’août 2008. Au cours de ces huit mois, on a vu le triplement des permis de construire aux colons et l’augmentation de 8% des checkpoints. « Ce qui signifie que les autorités israéliennes n’ont absolument rien entreprise sur le terrain pour faciliter la création d’un Etat palestinien qu’elles appellent de leurs vœux et que la mainmise sur la Cisjordanie s’est accentuée »…
    Mais je me répands alors qiue tu aurais tellement plus, toi, à dire de ce que tu vois et de ce que tu vis là-bas en ces jours terribles...

    Merci, cher Pascal, de nous donner de tes nouvelles.
    Je pense beaucoup à vous deux et à vos amis.

    Jls

    Images: Eyad Baba, Philip Seelen.