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  • Ceux qui se font signe dans la nuit

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    Celui qui se rappelle l'image du Vent souffle de Katherine Mansfield dont il demande à Clotilde (amie de Facebook en déplacemnt dans les Highlands) de lui donner la citation précise / Celle qui (en déplacement dans les Highlands) fait signe au berger de passer avec sa troupe de Blackfaces /Ceux qui rêvent des Highlands en traitant une urgence vitale à l'Hôtel-Dieu /Celui qui retrouve la citation de Mansfield en exergue d'une nouvelle qu'il a publiée en octobre 2001 où l'on ne pouvait donc plus se faire signe d'une tour à l'autre avec Odile / Celle qui se rappelle les mots de K.M. tandis que les Blackfaces défilent devant sa Jaguar type E vintage: "Le vent est si fort qu'ils ont à lutter pour le fendre; ils titubent, se balancent comme deux vieux ivrognes" / Ceux qui ont lu le Journal de Katherine Mansfield dans le refuge des Grandes Jorasses / Celui qui se souvient que c'est Sally Burke la compagne du sextogradiste qui lui a recommandé un soir la lecture de Le vent souffle de la Néo-Zélandaise givrée /Celle qui retrouve les mots exacts de Le Vent souffle tandis que se forme un nuage en forme de Zeppelin sur les Highlands: "Un grand vapeur, d'où coule une longue boucle de fumée, va vers le large, ses sabords sont allumés, il a des lumières partout" / Ceux qui sur Facebook ont capté la photo des Highlands d'Odile en cliquant 748 fois I Like non sans exclamations originales genre " Super Mystique !" ou  "Tu nous fais rêver Clotilde !"   / Celui qui complète la métaphore marine de Kathleen Beauchamp, dite Mansfield en littérature: "Le vent ne l'arrête pas, il coupe les vagues et se dirige vers l'ouverture béante entre les rocs acérés... C'est la lumière qui lui donne cette beauté si terrible et le mystère" / Celle qui a noté dans son Journal que cette jeune femme empestait "comme un civette" au soir de leur première rencontre / Ceux qui ont constaté que l'amitié ambiguë liant les deux femmes de lettres Virginia W. et Katherine M. reposait sur des sables mouvants / Celui qui revoit parfois en rêve son ami R. qui lisait le Journal de Katherine Mansfield au refuge des Grandes Jorasses la veille de son accident au Linceul / Celle qui a eu une affaire avec le jeune gardien du refuge du Moine qu'on a engagé dans le sauvetage des étudiants lausannois / Ceux qui ont retrouvé le Journal de Katherine Mansfiel dans le refuge avec les affaires de l'étudiant en médecine fracassé dans les séracs / Celui qui a fait la connaissance ce soir-là des grimpeurs beatniks Gary Hemming et Mike Burke avec lesquels il a entouré l'amie de Clotilde dont le boyfriend venait de se crasher au Linceul / Celle qui a vu les signaux que se faisaient les guides d'une paroi à l'autre comme en mer / Ceux qui des années plus tard se racontent la Geste des conquérants de l'inutile et autres poètes se tirant une clope dans les cités de la Nuit, etc.

     

  • Pères, fils et amis au pied du mur

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    Lettres par-dessus les murs (67)

     

    Ramallah, ce 19 décembre 2008.

     

    Cher JLs


    Je lis ces jours un petit Poche que tu connais peut-être, Personne déplacée, entretien d'un Vladimir Dimitrijevic avec un Jean-Louis Kuffer. Tu y as fait allusion sur ce blog et il n'a plus besoin de publicité, bien qu'il y aurait beaucoup à dire sur la qualité de l'écriture, qui transforme des bribes de conversations privées en un récit d'ample portée – et l'intérêt de sa réédition, dans l'écart qui sépare une préface gentiment admirative d'une conclusion qui porte la cicatrice des désaccords et la grandeur de l'amitié vraie.

    Si je le mentionne aujourd'hui, c'est à cause du trouble que j'éprouve en lisant ces premières cinquante pages, qui sont comme l'écho terrifiant de ce que me racontait mon père, quand il parlait de ses jeunes années sous l'occupation soviétique. Les hommes sont différents, mais c'est la même oppression que je lis, de Belgrade à Bratislava, la même douleur de ces adolescents qui subissent les conséquences du courage de leurs pères – troublantes coïncidences qui vont  jusque dans le détail de ces professeurs, discrets complices, qui osaient par une remarque redonner courage aux élèves qu'on avait d'emblée relégués au rang des ratés, en vertu des « crimes » familiaux. Et puis la surveillance constante, la délation gratuite, la même rhétorique du bien commun et les mêmes expropriations, les interdictions, l'emprisonnement, l'étouffement. Et les mêmes doutes, les mêmes arrachements à l'heure de quitter le pays aimé, et bien que la fuite de Dimitri soit particulièrement haute en couleur, c'est toujours la même peur, au moment de passer les poste-frontières, quand on porte sur soi des papiers pas bien en règle. L'arrivée en Suisse enfin, le même éblouissement, les mêmes poches vides, le même espoir, les cauchemars… Dimitri rêve :
    « J'arrivais dans un hôtel tout pareil à celui où je me trouvais, et comme j'inscrivais mon nom sur le registre, je vis les lettres se détacher de la page et tomber, comme si elles étaient de métal. Or cela symbolisait exactement le sentiment que j'avais à ce moment-la de ma vie, comme ossifiée et pétrifiée. J'avais l'impression d'être dissocié. »

    Douze ans plus tard, mon père réussissait à son tour à passer les douanes et les barrages, avec une petite valise en cuir pour toute possession. La première nuit qui suit sa fuite, il rêve aussi... Il est à Bratislava, avec sa valise. Il n'a pas pu sortir du pays. Il est dans un tramway, seul dans le wagon, c'est l'aube. Sans raison, le tram s'arrête sur le Stary Most, le vieux pont, il est coincé au-dessus du Danube. C'est un piège. Il voudrait s'enfuir, il lutte avec les poignées, les portes restent closes. Sa peur finit par le réveiller, mais il se réveille dans le tram, ce n'est pas un rêve, on va l'arrêter d'une minute à l'autre. Sa valise est pleine de livres interdits par le régime, il doit s'en débarrasser, jeter cette valise, après de vains efforts il parvient à entrouvrir une des lucarnes allongées du wagon, mais la valise ne passe pas, elle est trop épaisse, il la pousse avec l'énergie du désespoir mais elle ne passe pas, et ils se rapprochent.
    Alors mon père se réveille, en sueur dans le lit d'une chambre inconnue, désorienté. Il se jette à la fenêtre. Aucune enseigne n'est là pour le renseigner, la ville est encore endormie, il ne distingue pas les plaques des voitures garées trop loin. Et puis une sonnerie de tram se fait entendre, un tram apparaît au fond de l'avenue. Un tram vert, un tram suisse, mon père est bien en Suisse, dans la petite chambre qu'il a louée la veille, dans un hôtel du Spalenring, à Bâle.

     
    Inévitablement, je ne peux que me demander le rôle que jouent ces histoires dans ma propre expatriation, et quelle ironie m'amène aujourd'hui dans un pays occupé, truffé de contrôles identitaires et d'histoires de personnes déplacées… Pour l'heure j'aimerais te remercier, personnellement, pour ce livre. 
    Pascal.

     

    A La Désirade, ce 21 décembre 2008.

     

    Dimitri3.JPGDrogy Brat,

    Ta lettre m’a beaucoup ému, me rappelant tant de souvenirs bouleversants. D’abord à propos des heures de nos conversations enregistrées. Les moments où Dimitri, se rappelant les épisodes de la guerre, se taisait soudain, la gorge nouée, incapable de parler, les yeux pleins de larmes. Les premiers cadavres, couverts de fleurs, qu’il a vus dans la rue. Les mots de ce prof, que tu relèves d’ailleurs, pour encourager la « petite tête serbe » dont le père était en prison, pour de longues années – ce père qui, le premier, lors d’une de ses séjours à Lausanne, dans les années 70, m’a raconté les massacres de Serbes par les oustachis ; ce père qui a été dépouillé de tous ses biens plusieurs fois, et qui a remonté à chaque fois sa boutique d’horloger-bijoutier, en faisant profiter de nombreux concitoyens de son savoir-faire ; ce même père qui a partagé la cellule de Milovan Djilas et sur les traces duquel, après sa mort, Dimitri a retrouvé son pays. Ou cet autre souvenir enfin de nos longues soirées : quand notre ami évoque sa passion pour le football et qu’il me rappelle ce goal génial d’un de ses amis, fils de joueur de classe nationale, qui marque et se tourne vers lui en lui lançant «comme papa !».

    Je ne sais si tu as lu mes carnets de 1993-1999 de L’Ambassade du papillon, dans lesquels je raconte, jour après jour, les tourments liés à mon désaccord croissant avec un Dimitri devenu nationaliste extrême  comme la plupart de ses amis, et impliquant sa maison d’édition dans une série de publications de pure propagande, jusqu’aux écrits de Radovan Karadzic. Je crois avoir bien défendu les Serbes (surtout la littérature, qui restait pour moi serbo-croate) dans les colonnes de 24Heures, jusqu’au moment où on m’a interdit d’en parler.  Le prétexte en fut un reportage à Dubrovnik, au congrès du P.E.N.Club, en 1993, qui avait tourné à la mise en accusation des Serbes, écrivains en tête, par des écrivains croates hypernationalistes eux aussi, qui exigeaient l’exclusion de la Serbie du P.E.N. international, comme cela s’était fait des nazis en 1933. Mon reportage était, je crois,  honnête, qui relativisait aussi la destruction de Dubrovnik. J’ai vu, à Dubrovnik, des centaines de maisons de Serbes incendiées, couvertes d’injures dans le pur style oustachi, et nous avons subi, sur l’ile de Hvar, un discours du président Tudjman qui visait juste à manipuler ces « idiots utiles » de littérateurs occidentaux, Alain Finkielkraut en tête. J’ai donc raconté cela, de façon beaucoup trop succincte hélas, puis le déferlement de lettres d’insultes au journal, toutes de Croates ou de sympathisants, a décidé mes supérieurs de m’interdire ce sujet… avant de m’envoyer trois semaines plus tard, au Congrès de l’orthodoxie mondiale en Grèce, où tout ce que le monde comptant de pro-Serbes était là. C’est d’ailleurs là que j’ai retrouvé l’une des grandes figures de l’Eglise serbe, évêque du Banat à l’époque, que j’avais rencontré lors d’un voyage au Kosovo avec Dimitri, en 1987, pour y présenter la traduction des Migrations de Milos Tsernianski. Or en 1993, l’évêque en question est monté sur la tribune du Congrès en présence d’une trentaine de députés de l’UE, pour déclarer qu’il a y avait eu trois génocide en Europe au XXe siècle : celui des Serbes en 1914, celui des Serbes en 1945 et celui des Serbes lors de cette dernière guerre. Je ne te dis pas la tête que faisaient les députés européens, autant que moi d’ailleurs. Mais ce que nous avons relevé, c’est que tous les délégués de la « douce orthodoxie », Grecs en tête, jusqu’aux socialistes, applaudirent à tout rompre ce discours. On n'aurait pu donner meilleure illustration du clivage de l’Europe des cultures et des religions…

    Dimitri et moi ne nous sommes plus parlé pendant quinze ans. Pas tant pour des raisons politiques, au demeurant, que parce que notre ami est du genre à penser que celui qui n’est pas avec lui est contre lui. Comme j’étais beaucoup plus proche de lui que la plupart des auteurs de L’Age d’Homme, que ma position de journaliste dans un quotidien influent local compliquait encore les choses,  et que nos soirées amicales l’étaient de moins en moins, je suis allé respirer ailleurs. J’ai tâché  de dire ce qui, au printemps dernier, m’a poussé, au Salon du Livre de Paris, à me rendre au stand de L’Age d’Homme pour serrer la main à cet ami perdu. Il y a une scène comme ça, inoubliable, dans Les Migrations.

    Je t’embrasse, et ta douce Serena.

     

    Jls

     

    Images: Philip Seelen. JLK: Dimitri au bord de la Drina, en 1987.

     

  • Avatars du mauvais genre

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    À propos d'un genre littéraire trop décrié naguère, et sans doute trop adulé aujourd'hui. De la multiplicité des sous-espèces, de l'enquête policière classique à l'exploration des bas-fonds sociaux ou des abysses psychiques, en passant par le roman théologique ou le thriller gore. Du mauvaise genre en pays romand, avec L'Âge de l'héroïne de Quentin Mouron et Le Dragon du Muveran de Marc Voltenauer.

     

    1. De Sherlock à Jo Nesbø...

    Georges Simenon se plaignait naguère de ce que la critique et le public français le considérassent (pour parler comme San Antonio) strictement comme un auteur de romans policiers, alors que le reste du monde voyait en lui un écrivain à part entière.
    Or s’il est vrai que la France, patrie historique de la Littérature avec une grand aile (c’est elle qui le dit), aime à séparer ce qui est « noble » des genres dits mineurs (polar, science fiction, littérature popu en un mot), il n’est pas moins évident que le rompol a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier. 

     

    Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient tous schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar, y compris sous le label Maigret. Lettre à mon juge ou Le bourgmestre de FurnesLa neige était saleLes inconnus dans la maisonFeux rougesLes gens d’en face, L’homme qui regardait passer les trains ou La boule noire, pour ne citer que ceux-là, ressortissent bel et bien à la meilleure littérature, comme il en va de Crime et châtiment de Dostoïevski, si proche de certains romans noirs contemporains… 

    La confusion s’accentue pourtant aujourd’hui, où le terme de polar englobe des auteurs et des formes extrêmement variés à tous points de vue, et de niveaux qualitatifs oscillant entre le pire (qui est Légion) et le meilleur (plus rare), avec ce dénominateur pourtant commun de l’omniprésence du Mal et de la Mort. 

    De la belle énigme sophistiquée classique (Double assassinat dans la rue Morgue d’Edgar Allan Poe ou Le mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux) aux embrouilles glauques du Ripley de Patricia Highsmith, en passant par les enquêtes socio-politiques de Michael Connelly (le dernier paru, La Lumière noire, est des meilleurs), les incursions dans le monde des Indien pueblos de Tony Hillerman ou les nouveaux auteurs français de Manchette à Fred Vargas, les atmosphères et les thématiques du « polar » sont aujourd’hui aussi diverses, à vrai dire, que celles des romans ordinaires.

    Mais le polar gagne-t-il à se voir acclimaté et promu au rang de « noble » littérature. La multiplication chic des références au genre choc  laisse songeur, et les élégants pastiches d’un Jean Echenoz ne font guère illusion quand on les compare aux descentes aux enfers des auteurs sondant les ténèbres du cœur humain, tels Patricia Highsmith (qu’un Graham Greene qualifiait de « poète de l’angoisse ») ou Robin Cook dans le terrifiant J’étais Dora Suarez, ce roman noir qui vous fait ressentir quasi physiquement le sort de la victime et de son bourreau dément, préfigurant les ténèbres de Cormac Mc Carthy, James Lee Burke, Jo Nesbø et autre Henning Mankell...

    Du catholique Chesterton au visionnaire moraliste Dürrenmatt, les plus grands écrivains ont passé par les rues sombres du polar, pour en tirer parfois des vérités humaines éclairantes et de vraies pages de littérature. Autant dire que le polar en soi n’est qu'une appellation fourre-tout, alors même que le Mal et la Mort échapperont toujours aux classifications et autres tendances

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    2. Mauvais genre en pays romand: Quentin Mouron ou la noire mélancolie du dandy.
    On ne pourrait voir, en L’âge de l’héroïne de Quentin Mouron, qu’un polar frotté de littérature et de clichés américains, à la fois clinquant et snob, vite ficelé et répondant mal aux attentes des lecteurs et aux exigences du genre. Ceux qui ont été captivés par les grands romans américains ou nordiques de James Ellroy, Michael Connelly ou James Lee Burke, Jo Nesbø ou Henning Mankell, pour ne citer que quelques « stars » de la littérature noire la plus récente, souriront peut-être en découvrant ce petit roman de la « nouvelle étoile suisse du polar ».


    Or il est absurde et injuste de comparer les romans polyphoniques de grands professionnels du genre, dont tous ne brillent pas d’ailleurs par leur écriture, à un livre aussi bref, compact et concis - et non moins dense et remarquable par sa rythmique verbale et les multiples traits de son ironie - qu’on pourrait dire, en dépit de ses dehors apparemment cyniques et provocateurs, un conte moral d’époque aux fulgurances inattendues, pur produit lucide et grinçant de la nouvelle génération.


    De fait, Quentin Mouron est typiquement un enfant de ce nouveau siècle, mais son protagoniste désenchanté, tout brillant voire artificiel qu’il paraisse en surface, traduit un sentiment et pose une question de fond, à la fois existentielle et littéraire, touchant au sens de la vie et à la valeur de la parole, qui rejoint les interrogations des aînés de l’auteur.


    Le canevas narratif de L’Âge de l’héroïne, autant que la dramaturgie de son intrigue policière, sont à la fois sommaires (d’où la frustration prévisible de nombreux lecteurs en quête d’enquêtes subtiles ou compliquées) et sans importance. L’intérêt du livre est ailleurs : dans la confrontation d’un univers déliquescent (notre monde) et de personnages obéissant à la logique folle de celui-ci, ou lui résistant de diverses façons.

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    Cela commence par une Ouverture baroque carabinée, qui voit le protagoniste baiser une libraire berlinoise intensément consentante, avant que celle-ci ne se fasse décapiter par un adepte bavarois de la charia fâché de trouver le Mahomet de Voltaire dans sa vitrine… Or on verra plus loin ce que signifie incidemment, pour l’auteur, le passage du baroque au classique, ou du tragique au grotesque. Littérature gratuite que tout ça ? Pas du tout : point de vue sur le monde, dont la connotation policière relève juste de la culture populaire d’époque.
    Dans L’Âge de l’héroïne, faisant suite au premier polar de Quentin Mouron intitulé Trois gouttes de sang et un nuage de coke , nous retrouvons Franck, le détective dandy, quadra las d’un peu tout et se raccrochant à la littérature de façon à la fois formelle (en fou de bibliophilie) et plus substantielle (il achoppe à la parole de Bossuet dans un décor parcouru de hell’s angels…), troublé en profondeur par la toute jeune Leah, incarnation double de la culture de fast food et d’une révolte absolue contre la vie.


    Autour de ces deux-là gravitent quelques personnages aux airs de brutes conventionnelles sorties de quelque série télé dans le genre de Bannshee, nuance sous-Tarantino, sur arrière-fond de saloons pour touristes multinationaux et de décharge publique. Or plus qu’une image crédible de l’univers américain dans une histoire vraisemblable de trafic de drogue, voyons-y plutôt, une projection chaotique du grotesque contemporain avec ses héros improbables (tel vétéran de l’Afghanistan aura-t-il été plus héroïque que la kamikaze dont il est une des victimes survivantes ?) et, plus profondément paradoxale, l’héroïne du titre dont le double sens est plus qu’un jeu de mots...

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    Dans cette perspective dégagée de toute problématique « policière », la réflexion sous-jacente de Franck sur la dilution du tragique (qui donnait sens à la parole d’un Bossuet au XVIIe siècle) dans la jactance grotesque des temps qui courent, se rattache au noyau de la « poétique » développée par Quentin Mouron dès Au point d’effusion des égouts, son premier livre, tout en rejoignant le constat d’un Friedrich Dürrenmatt sur la fin de la tragédie. Là encore, pas question de comparer ce sombre joyau que représente La Promesse du grand Fritz, tragédie noire adaptée par Sean Penn sous le titre de The Pledge, au cinquième ouvrage du jeune auteur, en dépit de ses remarquables qualités, mais cette réserve ne fait qu’accentuer l’attente que suscite la production à venir de l’écrivain...


    Quentin Mouron, L’Âge de l’héroïne. La Grande Ourse, 135p.

     

    3. Mauvais genre dans les Préalpes vaudoises : Marc Voltenaur ou le châtiment de devoir divin.


    CneVL8-UMAAnTxM.jpgUne clef de lecture du Dragon du Muveran, premier roman policier de Marc Voltenaur, petit-fils d’un évêque luthérien suédois, se trouve peut-être dans le dernier essai lumineux d’Etienne Barilier, fils de pasteur calviniste, intitulé Vertige de la force, où le romancier vaudois traducteur de Friedrich Dürrenmatt, fils de pasteur bernois, repère et définit, à propos des djihadistes islamistes, la notion de « crime de devoir sacré ».
    Les pasteurs sont en effet très présents dans Le dragon du Muveran, qui n’a pourtant rien d’un roman « mômier ». C’est une pasteur, au prénom d’Erica, qui découvre le premier corps poignardé au cœur et énucléé, disposé comme un crucifié sur l’autel, dans le temple où elle s’apprête à prononcer son sermon dominical inspiré par l’apôtre Matthieu ; et d’autres pasteurs, de plusieurs générations, éclaireront ensuite divers signes et paroles bibliques laissés sur ses traces par le tueur.


    Ainsi que l’a relevé un Albert Camus (premier maître à penser de Barilier, qui lui a consacré l’un de ses livres), le XXe siècle a inventé le « crime de logique », aboutissant à l’organisation planifiée des camps de concentration et d’extermination. Ce crime « rationnel » de haute technicité rompt avec ce qu’on peut dire le « crime de passion », à caractère éruptif et sporadique, dont la jalousie (dès le Caïn biblique) est l’une des motivations récurrentes. Or il est une autre sorte de crime millénaire, conjuguant la violence des deux espèces, qu’on peut dire le «crime de devoir sacré ».


    Parce qu’ils étaient blasphémateurs, les collaborateurs de Charlie Hebdo répondaient de l’offense faite à Dieu et à son prophète. Parce qu’elles étaient juives, les victimes de la Porte de Vincennes méritaient le châtiment des « infidèles », de même que les 140 étudiants chrétiens massacrés en mars 2015 dans la ville kényane de Garissa. Quant à la tuerie aveugle de novembre 2015, suivie par le massacre de Nice et le non moins abominable assassinat du prêtre Jacques Hamel, ils illustrent diversement la force à l’état pur, dirigée contre tous ceux qui étaient supposés se vautrer dans l’impureté.


    Mais l’obsession de la pureté n’a-t-elle pas fait, aussi, des ravages dans notre propre histoire ? C’est ce qu’illustre incidemment Le dragon du Muveran, qui traite de l’innocence bafouée d’un enfant et des conséquences « cosmiques » de son humiliation dont le fameux dragon de la légende est l’emblème.

    Dès le Prologue du roman, une sorte de déni de culpabilité, ou plutôt de déplacement implicite de sa responsabilité dans une logique de châtiment divin, présente le tueur sous le masque de « l’homme qui n’était pas un meurtrier ». Belle idée de romancier, qui nous réserve d’autres surprises…


    Nul besoin, au demeurant, d’avoir une licence de théologie dans sa poche-revolver pour démêler l’imbroglio de cette sombre histoire sur fond de prairies idylliques : le roman de Marc Voltenauer joue d’emblée sur la simplicité narrative d’un feuilleton à épisodes, chacun des 110 petits chapitres qui constituent ses 660 pages se trouvant balisé par le lieu et l’heure précise de l’action.

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    La lectrice et le lecteur de nos régions y (re)trouveront en outre le charme familier de lieux connus (Gryon et environs) et un scénario ancré dans le présent (on roule en 4x4) avec coucher initial rose orangé sur la mythique dalle de calcaire du Miroir de l’Argentine, vue proche sur la face du Grand Muveran célébrée par Ferdinand Hodler ; vue plus dégagée vers les Dents du Midi, non moins illustre créneau, et zoom latéral sur le chalet vintage de l’inspecteur de la criminelle lausannoise Andreas Auer, dans une clairière paradisiaque – tout cela expliquant plus ou moins l’immédiat succès populaire du roman par identification locale, mais il n’y a pas que ça, loin s’en faut.


    De fait, Le Dragon du Muveran, malgré son écriture limpide et prodigue de détails très concrets (en allemand on dirait sachclich), sa tournure un peu carrée parfois ou affligée de quelques clichés, brasse une matière très riche, qui touche autant aux composantes économiques et psychologiques d’une société en mutation qu’à une tragédie aux résonances à la fois personnelles et collectives.


    Sur cette ligne tragique verticale, c’est, d’une part, l’histoire d’un gosse mal aimé, puis violemment maltraité, qui aime Dieu et croit trouver en ce Père suprême la justification d’une vengeance « absolue ». Mais c’est aussi, dans le même pays quelques décennies plus tard, l’histoire du petit Luca défrayant la chronique valaisanne; ou c’est l’histoire de nombreux enfants « placés » et souvent abusés, ou encore l’histoire du terrifiant « sadique de Romont », qu’on a dit violé par un prêtre pédophile et dont une des victimes reproduisit l’agression sur d’autres enfants - cercle vicieux sempiternel exacerbé par le vertige de la force.


    De façon plus immédiate et horizontale, Le Dragon du Muveran, roman policier, se structure par l’enquête menée conjointement par Andreas Auer - dont l’auteur souligne immédiatement l’ego surdimensionné, le narcissisme et la complexion de bientôt quadra, gay et professionnellement très compétent – et sa sympathique équipe aussi typées que dans une série télé genre The closer, en alternance avec le récit, modulé comme en sourdine, de ce que le futur tueur psychopathe a vécu en son enfance et sa jeunesse, avant son exil aux States.

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    En observateur frontal et perspicace de la nouvelle classe moyenne plus ou moins enrichie, Marc Voltenauer étoffe en outre son récit à partir des trajectoires de personnages représentatifs de celle-ci, tel l’agent immobilier Alain Gautier, le promoteur Jacques Charrier ou l’entrepreneur Maurice Fournier, personnages en vue et mêlés à divers trafics et autres parties fines impliquant des mineures ; tout un petit monde à la fois « normal » et possiblement « à la limite » de la légalité professionnelle ou privée, qu’on imagine se retrouvant entre barbecues et clubs échangistes.
    Ce milieu à la fois conventionnel et « libéré », un Jacques Etienne Bovard en avait donné une première évocation il y a vingt ans de ça dans ses Nains de jardin (Campiche, 1996), et l’on en a trouvé d’autres aperçus littéraires dans quelques ouvrages plus récents, dont le polar de mœurs Canines, paru en 2010 à l’enseigne de Xénia, où le conseiller d’Etat Oskar Freysinger (mais si !) détaillait la scandaleuse affaire du petit Luca, ou encore dans les romans non moins « mauvais genre » de Daniel Abimi.


    Cette composante sociologique du roman apparaît dès la présentation du compagnon de l’inspecteur Auer, Mikaël Achard, journaliste désormais libre qui revient d’un grand reportage en Angola où il a constaté lui-même les effets de la dévastation sociale liée à la spéculation financière, et le même type d’observations se module tout au long du livre par des reflets intéressants de notre univers économico-social, tant urbain que néo-rural, impliquant par exemple la Lex Weber...

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    Un pied-plat de nos régions, sévissant sur nos blogs lémaniques, s’est offusqué de ce que Marc Voltenauer pût imaginer un viol dans nos montagnes immaculées où meugle la vache d’Eugène Burnand. De surcroît, avec sa délicatesse coutumière, le bêta pseudo-nommé Géo ajoute que, sûrement, le succès populaire et médiatique du Dragon du Muveran tient au fait que l’inspecteur du roman soit homo ! Arguments débiles mais combien significatifs, propres à une Suisse décidément au-dessus de tout soupçon pour certains, alors même que le « retour du refoulé », ici comme ailleurs (du Portugal au Québec, en France, à Boston dans le film Spotlight, ou dans la campagne alémanique de L’enfance volée de Markus Imboden, entre cent autres exemples multinationaux) aligne les exemples de maltraitance , d’humiliations ou d’abus sexuels naguère camouflés et désormais moins invisibles, sinon moins impunis.


    Exercice proposé aux écoliers de notre cher pays : comparez l’hypocrisie dont est victime la petite Aline du premier roman de Ramuz, baisée et ensuite larguée, enceinte, par le fils du syndic Damon, et celle qui « couvre » l’agression sexuelle dont se rend coupable un autre fils de syndic, à Gryon, septante ans plus tard, avant le déchaînement du dragon par le feu et le meurtre de « devoir divin »…


    Marc Voltenauer n’a pas le génie d’une Flannery O’Connor, qui a sondé elle aussi les abysses des « fous de Dieu », notamment dans son roman intitulé Le malin, dont John Huston a tiré un film mémorable. Comme il en a témoigné, plutôt modestement, dans les médias, il a écrit Le Dragon du Muveran pour se faire plaisir et donner une suite à ses nombreuses lectures de passionné du « mauvais genre » noir, notamment dans ses récentes percées nordiques.


    Cele étant et même si, stylistiquement, l’on relèvera qu’il « peut mieux faire », le nouvel auteur épate par le sérieux de son propos, la très large palette de son observation en matière sociale et psychologique, ou disons simplement humaine, qui rend ses personnages à la fois présents et attachants, à commencer par Mikaël le compagnon d’Andreas , journaliste intelligent (un ex-rédacteur fictif de 24 heures, soit dit en passant), de la mordante Karine partenaire d’Andreas ou du légiste dûment hurluberlu, entre autres...

    12924546_10209141104431583_53830949553787390_n.jpgDe surcroît, son propos “théologique” est des plus fondés, qui renvoie à la fois à une certaine violence monothéiste et à une lecture fondamentaliste autorisant aujourd’hui un évêque suisse, autant qu’une flopée d’imams ou de fous de Dieu de toute obédience, à recommander la peine de mort pour les homosexuels, entre autres applications terroristes du “devoir divin”...


    Un bémol tout de même à propos de la fin « américaine » du roman, qui prête au vengeur vaudois un passé de serial killer émasculant ses multiples victimes, au risque pour l’intrigue initiale de basculer dans un autre registre du roman, limite gore et plus rebattu – n’est pas Stephen King qui veut et c’est tant mieux. Sous les dehors d’une sorte de feuilleton populaire à la façon actuelle, probable exorcisme personnel, aussi, des hantises de l’auteur, Le Dragon du Muveran allie l’habileté parfois naïve d’un roman policier bien ficelé, et les coups de sonde d’un frère humain dans les ténèbres de la souffrance et du mal, de la pureté pervertie et d’une empathie figurée par l’ultime scène du roman, où l’exécuteur par « devoir divin » s’applique à lui-même le suprême châtiment…
    Marc Voltenauer. Le Dragon du Muveran. Plaisir de lire, 668p.