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  • Première à l'alpage

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    À propos de la représentation, le 14 juillet 2016 à La Comballaz, de Musique, Amour et Fantaisie, duo de Sergio Belluz (chant) et Oksana Ivashchenko (piano) célébrant deux génies volontiers folâtres : Rossini et Satie.


    La fantaisie est assez rare aujourd'hui, dans les lieux de culte souvent graves voire compassés où la musique dite classique continue d'être célébrée, aussi est-ce avec une non moins rare jubilation que nous avons assisté , en date d'un 14 juillet mémorable à divers titres - civilisation et barbarie mêlés - à la première représentation du concert-spectacle très original conçu par le baryton lettré italo-lausannois cosmopolite Sergio Belluz, avec la complicité délicatement athlétique de la pianiste ukrainienne Oksana Ivashchenko, pour la défense et l'illustration de ces deux génies profondément débridés et non moins superficiellement profonds que furent le Pesarien Giovachino Antonio Rossini (1792-1868) et le Parisien Eric-Alfred-Leslie Satie (1866-1925), entre chats miauleurs et crustacés à sonorités coruscantes, marche funèbre et petits trains à fumées blanches et croches pointées…

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    Apparier les musiques de Rossini et de Satie n’est pas trop surprenant, de la part de Sergio Belluz, dont les goûts musicaux et littéraires rompent volontiers avec les conventions académiques et l’affectation pompeuse, sans donner pour autant dans la facilité démagogique au goût du jour. Rapprocher deux grands musiciens sous prétexte que l’un a composé un Prélude hygiénique du matin, et l’autre une Etude asthmatique, entre un Ouf les petits pois ! et des Peccadiles importunes pourrait sembler peu sérieux voire anodin, mais là encore le jeu n’a rien de gratuit : le rapprochement éclaire, autant que la perspicacité malicieuse de Sergio Bellum, la réelle parenté de Rossini et de Satie à cette enseigne, précisément, d’une fantaisie relevant du jeu profond, de l’humour salubre et d’une non moins perceptible mélancolie en sourdine. 

    C’est que Rossini et Satie sont tous deux de grands amoureux de la vie et de vrais poètes, qui prouvent qu’on peut être bigrement sérieux sans se prendre trop bougrement au sérieux, acrobates en virtuosité sans sonner le creux.

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    S’il ne vise pas prioritairement les mélomanes ferrés, loin de là, le récit-récital conçu par Sergio Belluz vaut à la fois par ses éclairages sur la vie de chacun des deux musiciens et son intelligence fine de la musique.

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    Ainsi module-t-il à la fois les voies biographiques et les voix de Rossini et de Satie, qu’il fait parler en première personne et donc raconter leurs vies respectives pour ceux qui ne les connaîtraient point, avant de passer aux illustrations musicales, chant et piano alternés ou de concert.


    Côté biographie, on s’intéresse notamment à la comparaison de deux versions du Barbier de Séville, de Paisiello et de Rossini, dont la première de celui-ci fut chahutée par la claque convoquée par celui-là, avant que justice ne soit rendue au jeune musicien contre le barbon jaloux.

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    On sait que la première carrière de Rossini , brillantissime, durant laquelle il composa une quarantaine d’opéras, fut suivie par une « retraite » à laquelle Sergio Belluz a consacré une particulière attention, avec l’ironie qui sied à l’approche de Péchés de vieillesse d’une réjouissante fraîcheur.
    Côté découverte, en tout cas pour le soussigné et quelques autres Béotiens, ce seront les notes graves et puissamment imprimées dans la matière sonore, par la pianiste ukrainienne, d’une récapitulation panachée où la mémoire multiplie les citations de ce qui fut chanté jadis et naguère, pour finir en beauté avec Mon petit train de plaisir …
    Si la partie rossinienne du récital fait déjà la part belle au piano, celui-ci va s’en donner à cœur joie dans le grappillage de morceaux tirés par le maître-queux de la marmite merveilleuse de Satie.

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    L’esprit français, de Villon à Rabelais et jusqu’à Proust et Sacha Guitry, par Saint-Simon et le Chat noir, non sans de multiples détours, allie naturellement la subtilité savante et la veine populaire. C’est ce qu’on appelle une civilisation, qui prévoit une place pour chaque chose, de l’éléphant au magasin de porcelaine.


    Le métier de chanteur, tant que le métier de pianiste, requièrent des compétences qui excluent toute tricherie. Or ni Rossini ni Satie ne leur ménageront aucun repos. La facilité d’apparence est le produit d’une ascèse.

    Satie_Tapisserie_en_Fer_forge_1924.jpgEt dans la foulée on nous livre une espèce de mode d’emploi ou de manifeste joyeux, intitulé L’Esprit musical, tiré d’une conférence donnée par le compositeur en 1924 dans les villes certifiées belges de Bruxelles et Anvers, dont chaque mot nous touche tandis que la pianiste fait merveille sur son clavier où défilent finalement les inénarrables crustacés de Satie. On se croirait à l’opéra. Rossini n’a pas eu le temps de lire Proust, mais les poissons et les oiseaux se mêlent les pinceaux, et Satie fait mousser le rideau…

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    Pour que chacune et chacun soient contents, précisons enfin que cette première à l’alpage fut donnée sous le toit accueillant de dame Geneviève Bille, à l’enseigne de Lettres vivantes (www.lettresvivantes.ch)

     

    Images à La Comballaz: Jean Lutrin (couleur) et Chantal Quehen.

     

     

  • Kaléidoscope

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    Quand j’étais môme, déjà,

    je voyais le monde comme ça :

    j’avais cassé le vitrail de la chapelle

    avec ma fronde

    et j’ai ramassé et recollé les morceaux comme ça,

    tout à fait comme ça, j’te jure,

    et c’est comme ça, depuis ce temps-là,

    que je le vois, le monde.


    Le monde est comme un vitrail recollé,

    c’est pourtant vrai :

    j’aurai passé des jours et des jours,

    depuis ces années-là,

    à genoux devant la chapelle

    qu’il y a un peu partout,

    à chercher les morceaux du vitrail dans l’herbe

    et à les rassembler, le front bas,

    avant de les recoller,

    du bon côté de la lumière,

    les yeux au ciel.


    Et voilà le monde, j’te dis pas :

    faut l’avoir fracassé et recollé

    pour l’aimer comme ça, le monde.

  • Au bon jeune temps

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    Lettres par-dessus les murs (50)


    Ramallah, samedi 28 juin 2008

    Caro,

    Les temps ne sont plus ce qu'ils étaient, nous en parlions hier avec les amis, de ta lettre et des malheurs de l'éducation, en Suisse, en France et ailleurs. Quelques lueurs d'espoir tout de même, comme tu as pu le lire, le Conseil de l'Europe veut interdire la fessée : elle porte atteinte à la dignité de l'enfant, comme on le sait, et elle bien peu efficace. On privilégiera désormais au sein des familles la bonne vieille pratique de la brûlure de cigarette ou de la torsion de bras, l'autorité parentale s'en trouvera renforcée, c'est bien.

    Ziad m'a raconté cette semaine la Ramallah de son enfance, on s'est croisé par hasard, on s'est salué bien bas, parce que Ziad est un gentleman de la vieille garde et qu'il mérite tout le respect, on a échangé deux banalités et il s'est lancé dans la peinture d'une fresque du temps jadis. Quand il n'y avait pas d'hôtel en Palestine, mais des salles communes où tout voyageur était accueilli par un repas, un narguilé et un coin de tapis... quand aux carrefours on trouvait des grandes jarres d'eau fraîche pour rassasier la soif des promeneurs... quand il n'y avait en ville que cinq voitures, pour les deux médecins et les trois nantis. De sa voix grave et douce, il m'a parlé de ces étés qu'il passait à Hébron, dans les champs, en ce temps-là tout le monde travaillait en été, pour se préparer aux rigueurs de l'hiver, et l'on chauffait les maisons avec les noyaux des olives issues de la récolte.
    En ce temps-là peu d'enfants apprenaient vraiment à lire, ils récitaient le Coran assis sur le sol de l'unique pièce de l'école. Lui faisait partie des privilégiés, son père était cheminot, il portait le bleu mais le soir il mettait la cravate et le fez ottoman, parce qu'il était fier d'être fonctionnaire, et la mode était à la moustache hitlérienne, on était solidaire des Allemands et des Turcs, contre les Anglais. La locomotive paternelle desservait alors le Caire et Damas, l'on pouvait aller jusqu'à Cape Town en train, et à neuf ans, pour apprendre la géographie, l'instituteur leur demandait de trouver le chemin le plus court de Jérusalem à Madrid, en s'aidant des cartes et des horaires de chemins de fer.
    Ensuite nous passons du coq à l'âne, aux hommes invisibles et aux djinns, il m'avoue qu'à son âge il a encore peur du noir, parfois, quand il va vérifier le fonctionnement de la citerne derrière la maison, les mystères sont grands, on cause religion et son regard plonge dans la nuit des temps, savais-je que la circoncision trouve son origine dans les rites cananéens, et me suis-je rendu compte que dans les synagogues et dans les mosquées subsistait encore la trace de l'autel des premiers sacrifices ? Non, mais je repense aux offrandes hindoues, aux lingams arrosés de lait et couverts de fleurs, et cette soudaine redécouverte de l'unité humaine me réjouit. Il est tellement facile d'oublier même les évidences, quand on vit le dos au Mur… De l'Occupation nous n'avons point parlé, je ne tiens pas à savoir comment un homme aussi épris de connaissance, de voyages dans l'espace et dans le temps peut supporter d'être Palestinien aujourd'hui.
    Il regarde sa montre, je vais devoir rentrer, je vous prie de m'excuser, le match va commencer, dit-il avec un petit sourire. Espérons que la Turquie gagne, dis-je – Que le meilleur gagne, répond-il de sa voix grave et douce.

    Nous quittons Ramallah lundi aux aurores, pour de longues vacances, et Istanbul où nous faisons une petite escale. La ville ne sera ni klaxonnante ni pavoisée, mais ça restera la plus belle du monde… je t'en enverrai des nouvelles, avant de débouler enfin à la Désirade, dans une dizaine de jours...

    A très bientôt,

    Pascal
    PS. Mon ami Nicolas reste ici pendant l'été, les curieux de littérature, les amoureux de photo et les passionnés du monde arabe pourront consulter son blog, il y enfile perle sur perle : http://battuta.over-blog.com/



    Suisse420001.JPGA La Désirade, ce 2 juillet 2008.

    Cher vieux,
    Tu seras déjà parti quand tu liras ce mot, mais cela ne fait rien n’est-ce pas ? Nous avons tout le temps, et bientôt je vais te tanner avec mes souvenirs remontant au moins au XVe siècle, lorsque je traversais l’Europe dans la bande d’escholiers de Thomas Platter le fils de bergers de montagne devenu grand humaniste à multilangues.
    Les souvenirs de Ziad me rappellent ceux de mon Grossvater, qui possédait lui aussi sept langues et lisait tous les soirs, sur la table de la Stube dont les quatre pieds tournés constituaient les colonnes de notre temple d’enfants, quelques pages de sa grande Bible et quelques sourates du Coran en V.O. Grossvater avait connu sa promise au Caire, et tous deux y rencontrèrent aussi le père de mon père, lui aussi dans l’hôtellerie. Le père du père de mon père, en revanche, était dans les chemins de fer comme le père du père de ma mère, qui fut de la première équipe à traverser le tunnel du Gothard, au titre de chef de train.
    Je ne voue aucun culte particulier, en ce qui me concerne, aux choses et aux gens du bon vieux temps. L’attitude de beaucoup des gens de ma génération ou de la précédente, qui consiste à prétendre que plus rien ne se fait de bon aujourd’hui, me semble déplorable. Je suis tout à fait conscient, en matière de littérature et d’art, que nous vivons dans une période d’eaux basses, mais c’est en pensant et en sensibilisant notre temps que nous pourrons faire le mieux que nous pourrons, et non en nous cantonnant dans le passé, qui n’est à mes yeux qu’une modulation du présent. Lorsque la mère de ma bonne amie, Batave anarchisante, me parlait de Sénèque dont je lui ai filé un opuscule, avant qu’elle n’achète toute la série, elle me parlait de « ton M. Seneque » et me citait ses propos comme si elle venait de boire un coup avec lui au Café du débarcadère. Elle aussi regrettait le temps des vitriers chantant dans la rue, comme je regrette l’odeur de crottin que diffusait le passage des chars des maraîchers remontant du marché, dans les hauts de Lausanne des années 50, et l’autre jour ma vieille marraine, troisième fille de Grossvater, me racontait comme celui-ci, pingre et demi, au retour de leurs immenses balades du dimanche, parfois jusqu’au sommet du Rigi et retour, conseillait à ses filles, sur la route du soir, de faire semblant de boiter pour apitoyer quelque conducteur de char ou des rares voitures de l’époque…
    Nos souvenirs sont-ils plus beaux que ceux que nous avons offerts sans le savoir à nos enfants ? Qui peut le dire ?. Le tout est de s’arranger pour ne pas les leur pourrir d’avance. Mais les émerveillements de nos mômes valent bien les nôtres et, à vue de nez, la tradition ne se perd pas malgré les Barbie connes et le Coca Zéro.
    Je t’envoie, avec cette vue de La Désirade où vous êtes attendus, cette photo de la famille de la mère de ma mère, quoi doit dater de 1911. Tous les gens qu’il y a là sont morts. L’un de nos arrière-grands-oncles présents fut chercheur d’or aux States et mourut de déprime après son retour en Suisse. L’autre était boucher. Un autre encore, que nous appelions l’oncle Fabelhaft, avait pas mal voyagé et pratiqué le négoce de tapis orientaux. Il nous faisait, enfants, beaucoup rire, je ne me rappelle plus pourquoi. L’une de nos tantes vécut en Chine, une autre se pendit de chagrin (l'Amour...), une autre encore se perdit d’inconduite. La personne très digne du premier rang est ma grand-mère Agata, mère de ma mère qui, le jour de ses 80 ans, fut ensevelie sous les fleurs de tous ceux qu’elle avait aidés petitement ou grandement, au dam de mon grand-père qui trouvait que c’était là bien de l’argent gaspillé. De la même façon, s’il prenait la fantaisie à ses filles de nous voiturer en taxi depuis la gare, il ne manquait pas de leur faire remarquer qu’avec l’argent de ce taxi on eût acheté trois pains.
    Ainsi de suite : c’est la saga des familles. Un jour, me trouvant sur une butte dominant le quartier de nos enfances, et me rappelant le voisinage de Simenon, sur les hauts de Lausanne, j’ai pensé que je pourrais un jour, comme de petites boîtes qu’on ouvre, guigner dans chaque maison et en regarder vivre les gens. Dans ce quartier qui nous semblait, adolescents, la banalité même, voire la mort vivante, j’ai appris à détailler depuis lors des romans et des nouvelles à n’en plus finir, nourris de drames de la jalousie et de suicides, de trésors de bonté et de d’abîmes de solitude ou de mesquinerie. En notre enfance nous étions bien cinquante à jouer sur le grand pré, et les aiguiseurs passaient avec leurs aiguisoirs, les vanniers avec leurs paniers, les pasteurs et les curés avec leur propre bazar, puis il n’y eut presque plus d’enfants, et voici qu’il en repousse.
    Liras-tu ces lignes à Constantinople (j’en suis resté à ce nom magnifique), ton portable sur tes genoux au milieu d’un souk moyennageux, ou dans quelque aérogare futuriste fleurant le kérosène ou le parfum dutyfree ? Quoi qu’il en soit, je me réjouis de vous voir tous les deux, je vais vous amener au Chemin des Dames, en plein Lavaux, comme j’y ai amené Fabienne Verdier, Nancy Huston et tous ceux que j’aime ou que j’ai envie de pousser un peu au bord de la falaise (ça ne pardonne pas), et nous parlerons de ton roman en fumant nos bonnes vieilles pipes pendant que nos bonnes vieilles compagnes feront ensemble un peu de tricot sur le banc qu’il y a devant le chalet…

    PaintJLK15.jpgImages : Chemin de fer du Hejaz, 1957.  Portrait de famille, 1911. Vue de La Désirade, huile sur toile de JLK.

  • Au col de l'amitié

     
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    Quand Jaman nous est conté...

    En écho à la rencontre de Pascal Janovjak et de JLK à La Désirade, Nicolas de Battuta (http://battuta.over-blog.com/) note ceci sur son (excellent) blog d'habitant de Ramallah.

    J’attendais vos dernières lettres avec anxiété : se seront-ils « reconnus » ? Mais c’était sous-estimer ce que vous élevez au-dessus même des nuages : l’amitié.

    Pour moi qui ai lu vos cent et une Lettres par-dessus les murs avec la patience d’un Shâriyâr, l’ascension vers ces sommets fragiles où naît le sentiment d’être quand même, après tout, oui, des humains parce qu’amis, des amis parce qu’humains, fut exaltante.

     

    Je me suis senti des vôtres, et de derrière les murs je n’avais aucun mal à imaginer les contours du lac avec, bien sûr, cette petite encolure où mon village taille ses ardoises en pierres à ricochets.

     

    En moi est monté le désir de Désirade, d’une bonne rasade de blanc et d’une belle Shéhérazade. De moments cueillis à fleur de précipice, comme ceux que vous vivez.  

     

    Jaman, c’était deux jours avant qu’elle s’envole. Nous étions montés dans le brouillard le plus épais. Déjà je croyais avoir échoué quand, entre Dent et Naye, comme une bouche tout à coup le ciel s'est ouvert.

    Découvrant ce que tu as découvert
    ...

     

    Image JLK: le col de Jaman vu du sommet de la Dent du même nom. A découvrir sur le blog de Nicolas, que nous nous réjouissons d'accueillir à La Désirade: une superbe photo de son amie Kaye, évoquant Jaman en octobre 2007.

  • L’électricité de la vie


    Pascal7.jpgApproche de Guy Oberson
    Par Pascal Janovjak

     

    L’accueil est sympathique, les manières de l’homme sont d’une grande douceur. Mais les modèles qui ont eu l’imprudence de s’asseoir dans son atelier sont tous portés disparus. Vous ne reconnaîtrez pas les corps. C’est pour ça qu’il préfère peindre d’après photos. Petite précaution d’assassin.

    Je sais comment sa main tient la craie. Quand dans le secret de l’atelier il lacère, déchire, suit le sillon d’une ride, cette esquisse qui indique la voie au scalpel, couper ici, creuser, creuser jusqu’à toucher l’os, et gratter encore, sortir la matière, accumuler les couches… Sombre miracle des traits qui se superposent en orifices, en percées, quand l’artiste pèse contre le corps, contre la chair qu’il fouille. Son couteau de nuit taille en éclairs.

    Ouvrir la peau – mais coudre la bouche, attentivement coudre la bouche, la sceller en points serrés, et crever les yeux, bien sûr. Saisir l’essentiel, la voix sans les mots, saisir le tremblement étouffé des cordes vocales, et dévoiler le regard qui brûle loin derrière l’iris, derrière la pupille. Arracher le reste, arracher l’inutile et puis laver, laver encore, délaver jusqu’à dissoudre. Craie noire, chaux vive.

    Lui y laisse des ongles, brûlés par le papier, et beaucoup de soi. Il se recule souvent, pour échapper à l’œuvre en fusion, mais en vain : les portraits qu’il trace sont toujours un peu ceux de son propre visage. L’autre y perd son être.

    Reste un goût de fer, peut-être, dans la bouche du peintre. Rien de volontaire ou de recherché, juste une conséquence. Et reste la trace, sa main. Dans l’épaisseur du papier, elle a creusé des profondeurs de tombeau – mais la trame du suaire palpite, habitée, la trame vibre. Car ce n’est pas une empreinte qui s’est posée là. C’est le frémissement d’un corps. La beauté, la douleur, la fureur, l’étonnante douceur, parfois, d’une présence. Il faut que le démiurge soit meurtrier, pour nous livrer ainsi l’électricité de la vie.

    Image: Portrait de Pascal, pointe noire de Guy Oberson.


    Pascal Janovjak, écrivain et critique, réside et travaille actuellement à Ramallah, où il se consacre à l’écriture d’un roman. Il a publié aux Editions Samizdat un premier recueil de poèmes en prose intitulé Coléoptères. Il entretient, depuis mars 2008, une correspondance avec JLK intitulée Par-dessus les murs.
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    Janovjak4.JPGhttp://www.guyoberson.com.