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Après Shoah, au-delà de la haine

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Le 8 janvier 1987,dans Le Matin, le sieur JLK revenait sur le film Shoah, de Claude Lanzmann, et sur la polémique qu’il suscita, notamment en Pologne. Un article et un édito qui lui valurent la menace d’une plainte en justice, finalement retirée…

 

L’article de JLK :

 

Il faut absolument voir Shoah, le film de Claude Lanzmann consacré au génocide du peuple juif par les nazis. Mais ne pas en tirer que les leçons qui nous arrangent...

 

J’aimerais témoigner ici, très personnellement, de l’expérience bouleversante qu’a représenté pour moi la première vision de Shoah , au printemps de l’an dernier. Deux soirs de suite, nous sommes « descendus » à Genève, ma compagne et moi, pour assister aux neuf heures de projection du film. La question lassitude ne s’est pas posée une fraction de seconde Et depuis lors, c’est sans doute l’ouvrage cinématographique que nous aurons raconté le plus souvent à nos amis, comme s’il s’agissait d’un événement auquel nous aurions physiquement participé - comme si nous avions vécu Shoah.

 

Pour l’essentiel, nous savions déjà ce que racontent, en témoignages alternés, les victimes rescapées et les bourreaux (filmés à leur insu par une caméra invisible) qui répondent à Claude Lanzmann. Mais jamais nous n’avions réellement intériorisé cette inimaginable réalité. 

 

Or c’est, à mes yeux, le premier mérite de Shoah, que de faire entrer en nous ces voix, ces regards et ces visages, dont nous retiendrons longtemps certains des noms. Et cela sans pathos, sans l’appui d’une seule image « insoutenable » ni l’ombre des effets dramatiques à la manière d 'Holocauste

 

images-7.jpegEn outre, la méthode d’investigation de Claude Lanzmann est aussi exceptionnelle qu’inédite, qui tend a cerner progressivement les faits en faisant se recouper les dépositions. Ainsi, patiemment mis en confiance par l’enquêteur (qui s’est présenté à lui comme un banal chercheur enhistoire), l’ex-SS de Treblinka, Franz Suchomel, va-t-il compléter let émoignage d’Abraham Bomba, coiffeur Juif du camp. Celui-ci, interrogé dans son échoppe, en Israël, mime les gestes avec lesquels, en toute hâte, il rasait les futurs suppliciés. Et celui-là de raconter comment, à l’autre bout de la « chaîne », il réceptionnait les cadavres à la sortie de la chambre à gaz, agglutinés «comme des pommes de terre ».

 

Un mythe?

D’aucuns ont proposé, à l’occasion de la triste « affaire Paschoud », enseignante lausannoise d’extrême-droite qui avait émis des doutes sur l’ampleur du génocide, de montrer Shoah dans les écoles. Ils avaient mille fois raison. Et probablement eût-il été plus éclairant — et pédagogique — d’inviter alors Mariette Paschoud à s’expliquer clairement sur ses « doutes » en la confrontant aux témoignages sans haine de Simon Srebnik ou de Filip Muller, ou encore à celui de tel haut responsable allemand des trains de la mort, au lieu de la traiter comme une pestiférée. 

 

Questions

Enfin il y a, je crois, un bon usage de Shoah, qui ne passe pas forcément par l’adhésion aveugle à toutes les interprétations de Claude Lanzmann. Ce n’est pas, ainsi, entamer l’immense mérite de celui-ci que de poser, à propos de son film, trois questions. 

 

1. Les juifs furent-ils les seuls à être exterminés par les nazis ? C’est ce qu’on pourrait croire en voyant Shoah. Nous comprenons, évidemment, le point de vue exclusif du réalisateur. Mais une contribution à la connaissance aussi décisive peut-elle être sélective ? Et le massacre des tsiganes, homosexuels et autres « dégénérés» devait-il être passé ici sous complet silence ?

 

  2. L’image des Polonais que reflète Shoah correspond-elle fidèlement à la réalité ? On sait que le film a fait scandale en Pologne, dont les autorités ont protesté avec véhémence. Mais ce que le public occidental ignore, c’est qu’en dépit de sa focalisation tendancieuse, le film de Lanzmann a suscité un débat de fond, comme en témoigne Jean-Charles Szurek dans une étude substantielle ( «L’autreEurope», No 10. Août 1986.  Shoah , de la question juive à la questionpolonaise).

 

Il en ressort, d’une part, que l’indifférence de la majorité des Polonais au sort des juifs paraît indéniable mais, d’autre part, qu’une nouvelle prise de conscience du problème s’affirme très vivement aujourd’hui, dont Lanzmann ne rend aucunement compte. 

 

 3. L’assimilation du vieil antagonisme entre juifs et chrétiens, et de l’antisémitisme païen de l’idéologie nazie, est- elle légitime ? Et le plan général du film, qui établit une relation linéaire de cause à effet entre l’apparition des ghettos et la solution finale, est-il effectivement défendable ? Ces trois questions ne visent pas, une fois encore, à minimiser la portée de Shoah, mais devraient nous inciter, au-delà de la haine, à tenter de mieux comprendre le processus « opaque et mystérieux » qui a conduit tant d’innocents à la mort.

 

L’édito de JLK :

 

images-5.jpegLa spirale du meurtre

 

Du génocide perpétré par les nazis contre une partie de son peuple, le philosophe Vladimir Jankélévitch parle comme d’un « crime imprescriptible ». Le pardon, selon lui, est mort dans les camps de concentration. 

 

Et de même Elie Wiesel ou Bernard-Henri Lévy concluent-ils au caractère « absolu » et unique de l’Holocauste. 

 

Humainement, on peut comprendre le ressentiment à vie de ceux dont les familles ont été décimées ou qui sont descendus, eux-mêmes, dans les cercles de l’enfer hitlérien. En outre, d’un point de vue plus profond, comment ne pas reconnaître la monstruosité fondamentale et sans pareille d’une idéologie niant l’essence humaine de tout un peuple. 

 

Cela étant, comment ne pas voir, aussi, que cette notion de crime imprescriptible établit une hiérarchie dans l’horreur qui fait peser certains martyrs plus lourd que d’autres.

 

Et pourquoi les victimes de Lénine, de Staline et de Brejnev (car le goulag n’est pas qu’un cauchemar du passé) seraient-ellesmoins à pleurer que celles d’Hitler ? 

 

Or, au-delà des compassions sélectives,rappelons-nous, en écoutant les témoignages de ceux qui sont revenus de l’autre bout de la nuit, dans Shoah, rappelons-nous qu’il y a une communion de tous ceux qui souffrent. 

 

Vomir les juifs en leur imputant la mort du Christ, c’est trahir celui-ci, qui fut le premier à étendre la notion de « peuple élu » à l’humanité tout entière. Et de même que le pardon nous rend plus humains que la loi du talion, de même la considération égale de toute souffrance peut-elle seule nous garder contre la spirale du meurtre….

 

Contrepoint, ce 22 mai 2015.

Au lendemain de la parution de ces articles, un tract circulait dans les rues de Lausanne m’attaquant au prétexte que je minimisais le génocide du peuple juif. À lire entre les lignes : JLK crypto-antisémite. Et les auteurs du tract, un Juif d’extrême-gauche et sa femme, de me menacer d’une plainte en justice. En coulisses, je m’attachai à calmer le jeu en expliquant à ces « camarades » qu’ils se trompaient de cible, après quoi nos avocats respectifs convinrent du fait que mes papiers n’étaienten rien ce qu’on les accusait d’être. À la même époque, rencontrant le chasseur de nazis Simon Wiesenthal qui venait de publier ses mémoires, je lui demandai s’il trouvait normal qu’Elise Wiesel se fut opposé à la mention, sur le mémorial de la Shoah à New York, de l’extermination des gitans, homosexuels et autres « sous-hommes » par les nazis. Or Simon Wiesenthal me répondit que non : qu’il trouvait cet « oubli » indéfendable. Encore un crypto-antisémite ?

 

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