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  • Requiem des enfants perdus

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    À propos d'Ils sont tous morts d'Antoine Jaquier. Prix Edouard Rod 2014. 

     

    On pourrait croire, au premier regard de surface, à en survoler les vingt premières pages, que ce livre se borne à une espèce de chronique, brute de décoffrage, relative au milieu "djeune" plombé par le désoeuvrement et la dope, genre témoignage - un de plus.   

    Et puis, à y regarder de plus près, à tendre l'oreille aussi à la musicalité et au rythme de la phrase d'Antoine Jaquier, plus encore à capter l'émotion qui filtre entre les lignes et les séquences du "film" romanesque qui se met bel et bien en place, modulé dans le temps à la fois court et plein de péripéties, parfois dramatiques,  de deux ou trois ans (1987 à 1989) revisités des années plus tard par le narrateur parlant du ciel, c'est bel et bien dans un vrai roman que nous nous retrouvons, avec son décor (entre les villages urbanisés de l'arrière-pays lausannois et la capitale) et ses personnages, dans une atmosphère plus proche du nouveau cinéma romand (je pense à Garçon stupide de Lionel Baier ou au tout récent Left Foot Right Foot de Germinal Roaux) que de la littérature de nos régions, à quelques exceptions près.   

    Ainsi parut en 1975, à Lausanne, aux éditions L'Âge d'Homme, un récit-journal sans nom d'auteur (le scribe de la chose, Claude Muret, estimant devoir garder l'anonymat), intitulé Mao-cosmique et constituant la chronique d'une communauté, de fameuse mémoire, qui éclata à la suite du suicide d'un de ses membres. Plus marqué du point de vue de l'idéologie politique, ce livre a valeur de témoignage irremplaçable sur le climat intellectuel, moral et affectif du début des années 70 où Antoine Jaquier faisait ses premiers pas dans notre drôle de monde. L'époque était aussi aux premières overdoses, mais le sida était encore loin.

    Pour Jack, le narrateur d'Ils sont tous morts, les drogues dites douces, puis les plus dures, sont immédiatement présentes dans son récit, qu'on pourrait dire d'abord relevant de l'obsession mentale, puis de l'urgence physique. Dès les premiers chapitres, cependant, le lecteur perçoit l'ambivalence du garçon, déjà très lancé dans sa trajectoire de paumé borderline, en dépit de ses dix-sept ans, entre un frère carrément junkie (et sidéen) et une mère qui "fait avec", mais non moins tourmenté par sa mésestime de soi, se récriant quand un présentateur de télé y va de son discours lénifiant sur les drogues douces, et découvrant la réalité de l'héroïne sans euphorie - sale salope qu'il s'impatiente pourtant d'"essayer"...

    Si le titre du roman d'Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, constitue l'horizon du récit de Jack, celui-ci ne débouche sur aucune conclusion "morale" explicite, ni non plus sur aucune forme de cynisme. Lorsque Tchékhov décrivait les faits et gestes de voleurs de chevaux, il ne se sentait pas le devoir de conclure qu'il est mal de voler des chevaux. Les bons socialistes le lui reprochaient, qui reprocheraient peut-être aujourd'hui à Antoine Jaquier de ne pas dire explicitement qu'il n'est pas bien de se camer ou de braquer une banque de nos campagnes (ce que fait Jack pour se payer un grand voyage avec sa bande de Pieds nickelés entraînés par un malfrat) ou de fréquenter un type du genre de Bob, son pote raciste, nazillon et homophobe, détestant même "certains animaux"... Seulement voilà, se justifie Jack: "Qui a dit qu'on choisissait ses amis ? Un foutu menteur en tout cas. Les miens sont dérangés dans leur tête, mais je peux les compter sur les doigts de ma main. De toute manière, il n'y a pas de service après-vente, alors je fais avec".

    Les amitiés, à la fois lucides (voire méfiantes) et loyales, plus que les amours de Jack, constituent d'ailleurs  le fragile fil rouge affectif qui traverse ce récit dont l'échappée finale, en Thaïlande, marquera aussi le déclin et la déroute, morts à l'appui.

    Avec le recul des années, Antoine Jaquier est parvenu à reconstituer, sans les caricaturer, les traits et les faits et gestes  de Jack et ses amis - Stéphane et Manu, Tony l'ancien braqueur et  Chloé la belle qu'on se partage et qui rêve plutôt d'une nouvelle vie à l'autre bout du monde, Bob qui rêvait d'échapper à la pesanteur, et plus dure sera sa chute - , dans un roman lesté de gravité qui se paie le luxe, ici et là, de deux ou trois alexandrins bien balancés. La "littérature", au sens conventionnel, est cependant moins le souci de l'auteur d'Ils sont tous mort que la perception nuancée, dure et hypersensible à la fois, d'une réalité ressaisie en vérité. Autant dire qu'on aurait tort de chipoter sur des détails de forme, ici et là. L'essentiel est en effet ailleurs.

    Ainsi, à sa toute fin, qu'il imagine celle d'un samouraï prenant son ultime décision "en l'espace de sept respirations", Jack contemple-t-il dans le miroir son corps nu, malingre et tatoué: "Les dessins m'apparaissent plus beaux que jamais. Je sais enfin pourquoi je les ai faits: quitte à n'être que poussière, autant la décorer"...

     

    Antoine Jaquier. Ils sont tous morts. L'Âge d'Homme, 276p

  • Le corps nombreux

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    Il nous arrive de sortir de certains rêves en mille morceaux, à la fois épars et accablés, le corps tout dispersé sur le rivage, et c’est en tâtonnant à genoux, sur le sable mouillé ajoutant à l’incommodité et au désagrément diffus qu’on essaie de reprendre connaissance et de rassembler ses lambeaux, comme je m’y emploie ce matin en m’efforçant d’oublier mes cauchemars de la nuit alors que des camions, non loin de là, dérapent sous l’effet des pluies givrantes et du verglas.
    Pas moyen d’oublier cependant quelques visions fugaces de ces angoissantes séquences comme celle, à l’horizon barré par les fumées industrielles, de ces incommensurables containers made in China aux parois évoquant celles de cargos géants, par les écoutilles desquels ont surgi des foules d’individus à pardessus de cuir noirs et à lunettes d’aviateurs, qui se sont ensuite répandus en files menaçantes, avançant inexorablement à travers les champs et de par les forêts et les rues, mains aux poches et tenant déjà, probablement, le revolver de la mission à exécuter aux ordres de la sinistre Ombre Jaune. Puis j’étais dans la peau de Tibor, notre nouveau camarade hongrois au visage pâle et aux grands yeux très bleus et j’entendais, à la porte verrouillée de la maison de Budapest, exactement comme il nous l’avait raconté de ses grands-parents en 1944, treize ans plus tôt, les coups et les voix gutturales annonçant la dernière rafle de la Gestapo. Or ces coups et ces voix, cette fois, m’étaient à l’évidence destinés, à moi, Tibor, né au lendemain de la libération des camps de la mort, et de les entendre me terrifiait d’autant plus que je savais, que nous savions tous, nous les youpins du quartier d’Erzsébetvaros, ce qui nous attendait désormais. Ou je me retrouvais, avant le sperme et le sang, dans cette mare répandue par notre mère que nous faisions, enfants mauvais, pleurer toutes les larmes de son corps, ne sachant trop que faire pour ne pas m’y noyer, ni comment tarir ce flot autrement qu’en me réveillant.
    On se réveille exténué, physiquement exténué et la peur au corps, un poids au ventre, la gorge serrée et la bouche sèche, en émergeant de ces cauchemars. Et c’est alors qu’on se demande : qui ai-je donc été dans ce foutu rêve ? Quel feu ai-je bouté sous l’eau et quel trouble m’est venu sous le regard azuré de Tibor ? Enfin quel plaisir malin me vient à scruter de mes yeux fermés le mot auréolé de menace de GESTAPO ?
    L’expression DANGER DE MORT, inscrite en noir sur fond jaune (couleurs toutes deux funestes) aux abords des lignes à haute tension marquant la limite supérieure du quartier, désigne probablement mon dernier entonnoir de ces années-là, dans lequel je me sentirai replonger de loin en loin, la gorge étreinte et la panique au corps; et dans les livres je me repaîtrai de cette attirante répulsion dès l’âge venu de faire pièce à l’Ombre Jaune.
    Pour lors je m’identifie en effet à Bob Morane, sous l’œil goguenard de mon frère aîné qui va prétendant que je ne fais qu’à peine le poids de figurer la pâle doublure de Bill Ballantine à ses côtés puisque Bob et lui, cela va sans dire : c’est tout un.
    Pourtant le soir venu, tandis que mon grand frère pionce, c’est bel et bien moi qui repars à l’aventure destination la vallée infernale dont je me fais fort de déjouer les moindres pièges, sans me rendre compte d’abord que les trois lascars que je protège n’en ont qu’aux émeraudes des sauvages Negritos et que ce sont ceux-là qui représenteront le plus grand danger.
    Dès mes sept ans j’ai découvert, sur les traces de Raymond Maufrais, qu’un livre était un voyage comme si on y était, un avion qu’on pilote ou un commando qu’on dirige, la descente d’une rivière souterraine ou la remontée de galeries débouchant sur le cratère d’un volcan, les fougères géantes de la forêt vierge qui te cisaillent les joues sans que tu ne bronches ou ne bouge de ton lit jumeau – et ton frère aîné n’est à tes côtés qu’un loir en pyjama qui ne fait que ronfloter sans se douter que demain tu seras reparti sur la piste de Fawcett où tu affronteras piranhas et anacondas.
    Cependant, le matin, mon grand frère est le premier levé et je retombe sur terre : en calecon il bombe le torse et me montre ses biceps, il est costaud, il court sept fois plus vite que moi, d’un tournemain il terrasserait l’Indien Kalopalo qui me traquait hier soir dans les fourrés du Haut-Xingu ; et manie-toi le train, me dit-il, c’est déjà sept heures, tu vas te mettre en retard, mais qui m’a donc fichu cette espèce de songe-creux, lance-t-il encore en reprenant un mot de Cruchon.

    Par la fenêtre de l’école je n’en finissais pas, en effet, de suivre la course des nuages. En outre, la vie secrète des plantes commençait de m’intéresser. Je découpais également, pour mes Albums, toutes les images de poissons des grands fonds que je trouvais dans les journaux et les magazines, monstres marins et généraux de toutes les armées du monde en grande tenue, sans parler des gravures étranges et des infinies variations de machines inventées par l’ ingénieux bipède, selon l’expression de l’oncle Stanislas, sans parler de celle que j’imaginais, capable de descendre le temps.
    Descendre le temps n’est pas seulement le voir d’avance ou le prévoir, mais c’est le vivre en avant de soi, c’est être plus près de la mer avant qu’après le sperme, c’est n’être plus du parti des mères et au-delà de celui des pères, c’est être au-delà de soi avant le temps des comparaisons, c’est être dans la paix avant d’avoir fait la guerre, c’est être au-delà de la question de l’au-delà qui se posera à l’ère des Grandes Questions.
    Les nuages basculaient soudain le long des pentes et je les voyais comme aspirés en vortex par le mot NADIR, que je me figurais dans je ne sais quel aval de cet instant mortel de la leçon de grammaire du père Cruchon. Hélas j’en faisais une fois de plus, en effet, le constat navré : Cruchon se donnait certes de la peine, mais Cruchon ne vivait pas sa leçon de telle façon qu’il pût nous la faire vivre à notre tour, Cruchon ne faisait visiblement que répéter la leçon d’un Cruchon précédent qui avait succédé à des générations immémoriales d’instituteurs infoutus de donner à la grammaire la vie d’une leçon de choses.
    Cependant la carence absolue de calorie ou de fantaisie des leçons de Cruchon m’incitait, les yeux grands ouverts et croyant feindre de mieux en mieux l’attention requise, sans que Cruchon fût toujours dupe pour autant, à dériver vers ce que je pressentais le Pays de la délicate aménité tel que le conçoivent les bergers basques des hautes terres à longue mémoire, comme je le découvrirais en mon aval temporel, mais plus tard est plus tard aurait alors tonné Cruchon s’il se fût avisé du contenu de ma rêverie, déjà réductible au principe basque selon lequel « toutes les langues proviennent de la langue primitive »…
    En aval de mon pauvre savoir de l’ère Cruchon, correspondant aux premiers cercles de la Petite et de la Grande École, j’apprendrais, par mon cher oncle Stanislas qui me certifiait avoir connu les dernières vieilles sirènes du golfe de Biarritz et force bergers des hautes terres aux connaissances immémoriales, que la numération basque embrasse, en treize mots relançant les traditions hermétiques de l’Orient, les principes fondamentaux de la physique naturelle constituant le rutilant Système des Mécanismes observables en plein air ou dans son laboratoire.
    A propos de celui-ci, ce fut dès l’ère Cruchon que j’établis le mien, avant l’apparition de Stanislas par génération spontanée, dans l’une des soupentes de la maison de nos enfances. Au dam de notre mère et de nos tantes qui entrevoyaient là comme un repli sur soi de casanier, j’investis le galetas labyrinthique et l’aménageai à ma guise, y déposai mes bocaux et leurs créatures, y classai mes Albums et mes portulans lacustres, y érigeai un début de bibliothèque et, sous l’une des trois lucarnes ménagées dans le toit, y disposai le premier de sept générations de télescopes au moyen desquels j’allais devenir l’astrophysicien le plus en vue de la partie nord du quartier.
    De mon laboratoire initial, où je n’invitai à goûter que mes sœurs et mes pairs de l’époque, dont l’entomologiste Pierre-Louis, dit Pilou, qui vivait alors sa pénultième année sans que nul ne s’en doute en dépit de son extrême pâleur, Cruchon n’avait pas la moindre idée, alors même qu’il prétendait en savoir plus que nous, de même que le Grand Seau contient plus de sable que son petit homologue.
    Qui dirait que le Petit Seau contient plus de sable que le Grand ? nous demandait ainsi Cruchon d’un air de défi, et lequel d’entre vous irait prétendre que le Grand Seau peut attendre quoi que ce soit du Petit, alors que celui-ci va tout recevoir du Grand ? Or donc, en hiver surtout, dans la lumière précaire de mon laboratoire, je m’efforçai de me délester du lourd péché de ne rien savoir en effet et d’avoir tout à apprendre, ainsi que nous le serinaient, de concert, Cruchon et l’aréopage de nos oncles et de nos voisins. De mèche avec Pilou et quelque autre assoiffé de Connaissance, j’accumulai ainsi savoir sur savoir, touchant notamment au secret des plantes et au langage des gastéropodes recueillis alentour, et le nombre de nos bocaux croissait à proportion de nos curiosités.
    Cependant je répondais toujours présent aux appels de mon grand frère et des morveux du quartier avec lesquels, dès le retour des beaux jours, nous occuperions des territoires de plus en plus étendus.

  • La leçon de Sokourov

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    De passage à Locarno, où il donnait une masterclass avec la complicité de jeunes aspirants-cinéastes de la Kabardino-Balkarian State University, le grand cinéaste russe a fait l'objet d'un portrait documentaire  tout à fait remarquable de Leena Kilpeläinen, The voice of Sokurov, divisé en sept thèmes, commenté par le maître en contrepoint  et large...ment illustré d'extraits de films, des années 70 aux ouvrages les plus récents tels le chef-d'oeuvre Faust, Moloch, Mère et fils ou Taurus.
     
     À relever dans cette passionnante évocation, les années soviétiques plombées par la censure, et la relative liberté trouvée entre documentaire et fiction, qui n'ont jamais empêché le protégé de Tarkovski de progresser dans sa recherche à la fois artistique et fondée sur des valeurs humaines inaliénabes, jusqu'aux limites de la rupture et de l'arresattion, peu avant l'ère Gorbatchev. Paradoxe notable, à l'en croire, les dictatures sont souvent plus stimulantes du point de vue de la création, que le libéralisme démocratique, comme on l'a vu d'ailleurs au lendemain de l'implosion du communisme. Lui qui n'a jamais parlé directement de sa vie, qui l'a pourtant mis en contact étroit avec les femmes traitées en bêtes de somme dans les canpagnes, les militaires de son enfance et les jeunes soldats envoyés en Afghanistan, entre autres humiliés et offensés, ramène tout à une exigence de vérité et de liberté qu'on retrouve à l'évidence dans tous ses films. Pour Alexandre Sokourov, il faudra deux ou trois générations à son peuple pour se reconstruire, alors même que la fuite dans la consommation menace la survie même de l'expression artistique, en Occident américanisé plus encore qu'en Russie. À Locarno, les films projetés sur la Piazza Grande sont le meilleur exemple de ce glissement vers la facilité et l'insignifiance flatteuse.
    On espère ce soir un démenti avec la projection de Sils Maria, dernier long métrage d'Olivier Assayas, avec une Juliette Binoche gratifiée d'un Excellence Award...

  • Cinéma d'auteurs

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    Au neuvième jour du 67e Festival de Locarno, cette après-midi a été marquée par la projection du dernier film de Richard Dindo, tiré du roman Homo Faber de Max Frisch, avec Marthe Keller. Une pure merveille de sensibilité et de maîtrise , relevant, comme La Sapienza d'Eugene Green, de la haute poésie de cinéma. Autres grands moments de cinéma d'auteur vécus ces derniers jours: avec Adieu au langage, le poème éclaté de Jean-Luc Godard culminant dans le lyrisme imagier et la quête de sens en vertigineuse déconstruction, et le nouveau long métrage du Portugais Pedro Costa, Cavalo Dinheiro, qu'on retrouvera probablement dans le palmarès de la compétition internationale. Bref retour sur Homo Faber...  

    Locarno55.pngÀ mon goût, c’est le plus beau film de Richard Dindo, d’une grande valeur poétique et philosophique à la fois. Bien plus qu’une illustration du roman, c’est une transposition libre, à la fois elliptique et très concentrée, touchant au cœur de l’œuvre et modulant admirablement trois portraits de femmes. À ce seul égard, et s’agissant d’une succession de plans fixes intégrés dans le flux de la narration, le travail avec les actrices est impressionnant de sensibilité et de justesse. Marthe Keller, dans le rôle d’Hanna, irradie l’intelligence sensible à chaque plan, dans tous les registres de l’extrême douceur et de la véhémence blessée, de la mélancolie ou de la lucidité. Avec la jeune comédienne Daphné Baiwir, incarnant la jeune Sabeth, Dindo a  trouvé une interprète infiniment vibrante de présence elle aussi. Sans autre dialogue que le récit modulé par le comédien Arnaud Bedouet, Dindo parvient exprimer en images l'essentiel du roman, dans lequel le personnage d' Ivy (Amanda Roark) est également parfait. Bref, tant ces trois présences féminines que le découpage narratif des plans, le remarquable choix musical et le montage relèvent d’une poésie  inspirée de part en part, jusqu'à la sublime déploration finale rappelant la mort de Didon de Purcell.

    Enfin avec la variation de perception philosophique marquée du début à la fin par le protagoniste, de son positivisme initial d’homme ne croyant qu'à ce qu’il voit, à une vision plus profonde des êtres et du Temps, Richard Dindo a  restitué ce qu’on pourrait dire le sentiment du monde de Frisch, tel par exemple qu’on le retrouve dans L’Homme apparaît au Quaternaire, l’un de ses plus beaux livres. 

  • Aléas du succès

     Locarno24.jpgSalles combles, files d’attente et projections supplémentaires marquent cette 67e édition du Festival de Locarno, qui réaffirme sa double vocation « populaire » et « de qualité ». Le plus important est ailleurs : dans la découverte tous azimuts de nouveaux films de partout, dont quelques œuvres qui feront date, entre autres trésors de mémoire…

    Plus que les années précédentes -  la météo n’en finissant pas de souffler le chaud et le froid sur fond de ciel plombagin – nombre de festivaliers renoncent cette année à leur projets habituels de randonnées pour se retrouver dans les salles obscures du matin au soir. D’où la cohue à certaines projections, comme dimanche et lundi à celles des deux réalisateurs suisses les plus attendus : Fernand Melgar et Andrea Staka. Refoulés dimanche à l’entrée de L’Abri (ce qui est un comble pour un film dont c’est précisément le sujet, s’agissant il est vrai de sans-logis moins bien lotis que nous…), nous avons préféré voir ce documentaire plus tard dans de meilleures conditions. Quant à Cure – The Life of Another, le nouveau long métrage d’Andrea Staka, qui avait décroché le Léopard d’or en 2006 avec Das Fräulein, nous l’aurons bel et bien vu avec 3000 autres spectateurs, dont l’enthousiame a paru aussi mitigé que le nôtre…

    Locarno25.pngUn plaisir moins lisse et cérébral nous attendait hier avec Dario Argento, venu présenter le  thriller grinçant et plein d’humour que constitue L’oiseau aux plumes de cristal, et ce matin avec Bound for Glory de Hal Ashby, ressuscitant le mythique Woodie Guthrie, sourcier du folk et du protest song (incarné par David Carradine en sa jeune fougue), dans une tonalité épique et fraternelle à la fois…      

     

  • Ceux qui se font du cinéma

     

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    Celui qui prétend vivre une vie dangereuse en dépit de son salaire de fonctionnaire de la culture cachetonnant à la télé / Celle qui est toujours en instance de casting / Ceux qui citent volontiers ce qu’ils ont dit hier sur la scpne de la Piazza Grande / Celui qui affirme que le palace de Lugano n’est plus ce qu’il était à l’époque du jeune Léaud / Celle qui envoie son dernier recueil de vers à Mia Farrow pour « au cas où » / Ceux qui ont été de tous les aftères de 2013 après quoi y a plus qu’à tirer l’échelle / Celui qui annonce le tsunami  de son prochain long métrage muet / Celle qui se fait un brushing ébouriffé genre après le viol sauvage de Rocco et les frères Sifredi / Ceux qui ne parlent qu’en termes de goût pluriel / Celui qui remarque que celui qui lit du Sade n’engage que lui au dam du Corriere del Ticino / Celle qui affirme que Sade doit être jugé en fonction des séquelles du sadisme dans les cours de récré où pourrait s’attarder Roman Polanski / Ceux qui te reprochent ton « rire inapproprié » auxquels tu réponds par un regard qui signifie que tu leur pisse au cul mais ces gens-là ne savent plus lire dans les yeux des malappris de ton espèce et ça vaut mieux pour l’ambiance de l’avion / Celui qui te demande comment tu te situes dans le champ littéraire auquel tu réponds que tu y pionces volontiers à l’écart / Celle qui optimise la valeur « soleil » de sa journée de battante / Ceux qui n’en ont qu’au sous-texte coréen / Celui qui suinte de compassion dès que la caméra tourne / Celui qui te menace de te présenter Dario Argento / Celle qui ouvre un Espace Lecture où elle espère s’éclater avec de jeunes poètes attentifs à des muses d’un certain âge / Ceux qui ont les enfants en horreur surtout en piscine couverteet sono Dolby / Celui qui montre son vilain membre à une écolière qui passe son chemin sans rien remarquer vu qu’elle est myope comme un ange / Celle qui croit que sa fille ira au ciel plus tard et qui aura en effet un tas d’amants charmants revenus des fronts de Djihad / Ceux qui se préparent à fêter les 35 ans de la mort du chat de Céline qu’était pas antisémite au moins celui-là, enfin j’espère Bébert / Celui qui se retrouve au végétarien Peppone devant une salade de céleri censée le faire saliver / Celle qui pèle sa pomme dont elle n’ingère que la pelure vu que c’est là que se concentrent les bonnes énergies / Ceux qui mastiquaient une noisette jusqu’à trois cent fois en 1974 et le font aujourd’hui en invoquant l’éternel retour / Celui qui cherche en cette « ville de culture » un enregistrement potables des Noces de Figaro et ne trouve que des merdes des Solisti Veneti et d’André Rieu entre le rayon des strings excitants pour employés de bureau et celui des soutifs de viscose pour  cheffes de projet / Celle que la vulgarité du cretinus terrestris a toujours portée à l’hilarité ah ah ah / Ceux qui se disent que cette préparation vinaigrée à base de rampon et de croûtons doit être hyper-efficiente au niveau des neurones vu son prix / Celui qui allume son cigare au milieu de la Séance de Méditation où tous se sentent participer au Grand Un / Celle qu’on taxe de cynisme pour sa façon de désamorcer toute forme de Transit Spirituel / Celui qui ne jure que par les derniers quatuors de Beethoven et le rappelle volontiers sur Facebook / Celle qui cite Rothko pour donner le ton dans le cocktail des sposors réunis à Ascna / Ceux qui ont toujours un enthousiasme d’avance mais n’ontpas trouvé de place pourvoir L’Abri de Melgar / Celui qui affirme avoir lu tout Proust sans en rien retenir ce qui prouve juste qu’il est à la fois mythomane et con / Celle qui te regarde avecinsistance en train de lire leslettres du vieux Pirandello à sa muse / Ceux qui ne comprennent pas qu’on puisse préférer le Tasse à L’Arioste et la Fan Cruiser Toyota à la Cherokee 4x4 / Celui qui en pince tout à coup pour Agnès Varda alors qu’il a fait HEC / Celle qui décore sa conversation comme d’autre le font de leur coin-cuisine / Ceux qui ont le coup de cœur sur la main dans la culotte de la starlette / Celui qui se dit citoyen du monde du spectacle tendance intermittent solidaire / Celle qui embrasse la cause du hamas pour faire chier l’ami sioniste de sa cousine / Ceux qui font honte à l’Espace Schengen / Celui dont le cœur a été trafiqué en Albanie dans le dos du Dr Kouchner / Celle qui donne dans le télévangélisme militant / Ceux qui au bar du Pinocchio annotent les Poëmes de Dominique de Villepin cette grande âme disent-ils / Celui qui exalte l’exception cuculturelle française selon Luc Besson / Celle qui adopte un orphelin pour amuser son bonobo / Ceux qui  ont passé de la macrobiotique à la nanothérapie, etc.

     

    Image: Un eroe dei nostri tempi, de Mario Monticelli, avec Alberto Sordi.