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  • Mercenaires de la tolérance

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    On rit beaucoup, mais on finit au bord des larmes à la vision de La parade du réalisateur serbe Srdjan Dragojevic

    Comédie grinçante réalisée à Belgrade sur fond de manifestations homophobes d'une violence extrême, à la fois dur et tendre, souvent hilarant et tout à fait sérieux dans son propos, ce film m'a rappelé la recommandation que Bertolt Brecht fit au poète algérien Kateb Yacine après que celui-ci lui eut demandé comment parler de son pays déchiré par la guerre: "Ecris une comédie !".
    Rien apparemment de "brechtien", pour autant, dans cette comédie ne craignant pas le kitsch burlesque et la dérision, genre Deschiens à la balkanique, rassemblant une brochette de personnage inénarrables dans un décor qui, à tout moment, sous le toc et le kitsch nouveaux riches nous rappelle de terribles souvenirs.

    Laparade07.jpgLa première séquence détaille ainsi, sur le corps nu du formidable Lemon, alias Mickey, ancien chef de guerre tchetnik recyclé roi des gangsters de Belgrade, que voici en train de prendre sa douche, son curriculum vitae sous forme de tatouages évoquant autant de combats et autres menées sanglantes. Mais c'est de son chien chéri, sorte de gros tas blanc et jaune à redoutables crocs, que le sang va jaillir tout soudain, flingué sous ses yeux mais pas tout à fait mort, et bientôt sauvé de justesse par un vétérinaire tout doux et bien enveloppé, Radmilo de son prénom et vivant en couple avec un beau designer du nom de Mirko qui, lui, ressemble un poil à Noureev.
    Laparade06.jpgOr le croisement de ces deux trajectoires va se prolonger car la fiancée de l'ex-chef de guerre, spectaculaire créature en train de leur préparer un mariage pour le moins hollywoodien, recourt précisément au designer Mirko pour lui arranger tout ça. Lequel Mirko, gay militant, cherche à relancer une Gay Pride à la mesure de son rêve de dignité, supposant une protection qui évite à la manifestation les violences inouïes de l'édition précédente. Passons sur les détails: ce qui compte est que Mickey, alias Lemon le dur, proprio d'un important centre d'arts martiaux, homophobe jusques aux moelles, est sommé par sa fiancée d'assurer la protection de la prochaine Gay Pride de Belgrade que la police locale n'entend pas assumer. Sur le thème modulé des Sept mercenaires, après avoir vainement tenté de rallier ses potes des gangs locaux, Mickey Lemon va s'embarquer, dans la Mini rose de Radmilo le véto, à destinaton de Croatie, de Bosnie et du Kosovo, pour tâcher d'en ramener les durs de durs qui sont devenus inséparables à force de se tirer dessus. Inutile de préciser que, si vous connaissez un peu l'histoire de l'horrible guerre qui suivit l'éclatement de la Yougoslavie, les traits satiriques renvoyant à des faits tragiques ne laissent d'accuser le trait grinçant. Les compatriotes de Dragojoevic apprécieront sans doute, ou détesteront, bien plus que le public occidental, même si l'essentiel reste explicite. Une séquence symbolique est particulièrement savoureuse, malgré son relent amer: lorsque les mercenaires serbe, croate et bosniaque, débarquent dans le village à minarets où le chef de guerre albanophone local, rappelant l'aigle avec lequel il trafique de l'héroïne, les accueille à bras ouverts, à l'instant même où passe un char américain. Alors lui de glisser la came par une meurtrière du blindé, d'où ue invisible mains lui file une liasse de dollars qu'il s'empresse de distribuer aux enfants du village...

    La Parade02.jpgAutant dire que La Parade ne se borne pas à la préparation de la Gay Pride, même si l'on y arrive finalement, dans un déchaînement de violence inouïe qui se solde par la mort d'un homme. Au passage, une séquence montre le chef de la police participant à un combat de chiens se déchiquetant à mort, dont les hurlements des participants se fondent aux vociférations démentielles des jeunes extrémistes déferlant sur le centre ville pour casser du pédé, encouragés par les ennemis, politiciens ou prêtres, de la pourriture occidentale...

    Laparade05.jpgOn sort de La Parade sonné, car la fin du film combine habilement les séquences stylisées de la manif, réunissant une poignée de militants entourés des mercenaires fameux, contre une horde sauvage d'excités, et les images réelles des manifestations qui eurent lieu à Belgrade, auxquelles s'ajoutent les éléments d'information non moins accablants. Ainsi la satire parfois énhaurme, aux trouvailles comiques percutantes, loin de diluer le propos lié à la défense des droits de tous, l'accentue au contraire en l'inscrivant dans un contexte général de gabegie, de violence sociale et de lendemains qui déchantent. Le discours final de Mirko, au premier rang de ceux qui vont se faire tabasser, dépasse de loin la seule cause des homos pour invoquer une nouvelle fraternité à venir dans ce pays déchiré qui se cherche des boucs émissaire. Sans être du grand cinéma, La Parade a lemérite de traiter de front une question aujourd'hui centrale, avec des personnages certes outrés mais servis par des acteurs "monstrueux" à souhait et sympathiques en diable. Et puis on rit. Et puis on pleure. Enfin il y a de quoi réfléchir autant que de se tenir prêt à réagir...


  • Le violon du treizième

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    En mémoire de Thierry Vernet et Floristella Stephani

    Léa est si sensible à la beauté des choses que cela la touche, parfois, à lui faire mal.
    Elle resterait des heures, ainsi, à regarder la Cité de son douzième étage. Elle aime les âpres murs couverts de graffitis et l’enfilade des blocs au pied desquels les premiers matinaux se hâtent vers les parkings ou l’abribus de la ligne numéro 6.
    Il y a ce matin des gris à fendre l’âme. On dirait que le ciel et la ville s’accordent à diffuser la même atmosphère un peu triste en apparence, à vrai dire plutôt grave, qui lui évoque l’Irlande et leur dernier automne parisien à regarder les feuilles du Luxembourg tourbillonner dans les allées, juste avant la mort de Théo.
    Elle vit toujours au milieu de ses portraits et de leurs paysages. Cependant elle aborde chaque jour en se poussant plutôt vers les fenêtres. C’est sa meilleure façon de continuer à l’aimer. Leurs tableaux continuent eux aussi quelque chose, mais elle ne les regarde pas comme des tableaux.
    Tout à l’heure, en entendant la nouvelle de l’exécution de la pauvre Karla Faye Tucker, elle s’est dit que Théo se serait fendu d’une lettre aux journaux pour clamer son indignation contre la barbarie de l’Etat de là-bas: cela n’aurait pas fait un pli. En ce qui la concerne, elle préfère se représenter la tranquillité du dernier visage de la suppliciée, juste avant qu’on n’escamote le corps dans le sac réglementaire.
    Elle les a vu faire cela à Théo. Ils font ça comme ils le feraient d’un chien crevé, s’était-elle dit sur le moment; ils doivent être dénués de tout respect humain. Ce sont eux-même des chiens ou moins que des chiens puisque l’os qu’on leur jette ils le foutent dans un sac.
    Pourtant elle a révisé son jugement durant la période de nouvelle clairvoyance qui a marqué la fin de sa thérapie, quand elle a lancé à Joy que ce sac de merde irradiait une sorte de beauté.
    Et cela s’est fait comme ça: d’eux aussi elle a fini par reconnaître la beauté; d’eux et de leurs femmes à varices; d’elles et de leur chiards. Elle a découvert, auprès de Joy, qu’ils étaient tous dignes d’être repêchés et contemplés. Et tout ça l’a aidée à s’affranchir de Joy. Et plus tard, elle le sait maintenant, elle reviendra à la peinture. Et plus tard encore elle enfantera un Théo bis rien qu’à elle, son premier enfant né de leur relation à blanc qui aura peut-être bien la gueule d’ange de Vivian.
    Or, ce matin de février 1998, quatre ans après la mort de Théo, Léa ne peut qu’associer ceux qui l’ont mis en sac et celles et ceux, là-bas, qui ont participé à l’exécution de Karla.
    Après tout ils n’auront fait que leur job. Et qu’aurait-elle fait elle-même ? Qu’aurait-elle fait de Théo s’ils ne s’étaient pas chargés de la besogne ? Que pouvait-elle faire de la dépouille de Théo ? Fallait-il s’allonger à ses côtés ? Fallait-il faire comme si de rien n’était ? Fallait-il attendre l’odeur ?
    Léa se sent, désormais, au seuil d’une nouvelle vie. Lorsqu’elle a dit à Joy qu’elle se voyait à peu près prête à peindre ce putain de sac dans lequel ils ont fourré Théo, la psy lui a répondu, après un long silence, qu’elle serait contente de la revoir de temps à autre en amie.
    Bien entendu, Léa n’a jamais peint le sac, pourtant ce qu’elle contemple à l’instant découle de sa vision et de ne cesse de l’alimenter. Ce qu’elle aurait trouvé sinistre en d’autres temps, tout ce béton et ces grillages, le dallage du pied de la tour où la camée du seizième s’est fracassée l’an dernier, les arbres défoliés du ravin d’à côté, les blocs étagés aux façades souillées de pluies acides et la ville, là-bas, avec son chaos de toits se fondant dans le brouillard, tout cela chante en elle et lui donne envie de se fumer une première Lucky.

    Léa fume comme par défi depuis la mort de Théo. C’est sa façon de résister. La phrase des carnets de son compagnon la poursuit: «La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps viendra de la faire entrer, je lui offrirai du thé et la recevrai cordialement».
    Autant qu’elle fume, elle pense en outre qu’elle se fume elle-même comme un saumon pêché par un Indien (comme Vivian elle aime les Indiens), elle s’imagine qu’elle se dépouille du superflu et se purifie peu à peu comme un arbre qui se minéralise, elle aime en elle ce noyau dur sans lequel Théo disait que rien ne pourrait jamais se graver de durable.
    Depuis quelques semaines, Léa consacre ses matinées d’hiver, après ses premières cigarettes et le café fumant sur les pages ouvertes du Quotidien, à retaper à la loupe le visage d’un jeune homme du XVIe siècle salement amoché par les ans.
    La ressemblance du regard du jeune noble bâlois et de celui de son ami américain l’a tellement troublée qu’elle a hésité à accepter cette commande, avant de penser à Dieu sait quel transfert qui sauverait Vivian contre toute attente; et les premiers temps elle a cru voir le visage du malade recouvrer sa lumière orangée et sa pulpe, mais de nouvelles taches l’ont bientôt désillusionnée.
    La maladie façonne Vivian et donne à sa peau quelque chose de transparent et d’un peu friable qui lui évoque les papyrus égyptiens, et les mains de Vivian deviennent le sujet préféré des dessins de Léa chaque fois qu’elles reposent, car Vivian passe beaucoup de temps à l’aquarelle et à écrire, et les yeux de Vivian, son insoutenable regard semblant maintenant s’aiguiser à mesure qu’il s’enfonce dans l’autre monde, ses yeux aussi deviennent le moyeu sensible d’une nouveau portrait à la manière ancienne, qui remonterait le temps pour rejoindre celui de ce jeune Mathias von Salis qu’elle travaille à restaurer avec à peu près rien dans les mains.
    Léa voit toujours plus large et dans le temps en travaillant à la loupe. Cela lui rappelle l’observation d’elle ne sait plus quel écrivain qui disait travailler entre le cendrier et l’étoile. Plus elle fouille l’infiniment petit et mieux elle ressent les vastes espaces en plusieurs dimensions
    C’est dans cet intervalle, qui signifie une sorte de mise à distance de l’intimité, qu’elle vit le mieux Vivian, comme elle dit, pour atteindre, de plus en plus souvent, un état d’allègement et de douceur grave dont participe aussi la lumière des toiles de Théo.
    Vivian la comprend si bien que chaque fois qu’il peint lui-même un fragment de nouvelle lumière sur la chaîne du Roc d’Yvoire, de l’autre côté du lac (Vivian ne peint que ce qu’il voit par la fenêtre de son fauteuil ou de son lit qu’il fait déplacer vers la fenêtre), il rend toute la lumière et les quatre éléments du pays et de ce jour et de cette heure et de son propre sentiment qui se concentrent en quelques touches à la fois rapides et lentes.
    Autant la peinture de Théo était une vitesse qui arrêtait les chronos, et tout était donné dans la vision de telle ou telle lumière, autant Léa vit, dans la lenteur, le travail du temps qui fait monter la couleur de couche en couche, à travers le glacis des jours.
    Quant à Vivian, il n’a jamais pensé qu’il faisait de la peinture. Longtemps il n’a fait qu’aimer celle des autres, et celle de Théo l’a touché entre toutes, parce qu’il est des rarissimes à ses yeux (avec le Russe Soutine, le Français Bonnard, l’Anglais Bacon et le Polonais Czapski) à peindre la couleur, puis il a trouvé en Théo vivant une sorte de frère aîné dont il a su calmer les pulsions, avant de redécouvrir auprès de lui, de mieux perceveir et de rendre à son tour la musique brasillante des pigments.
    Aux yeux de Léa qui était un peu jalouse naturellement, au début, de la complicité ambiguë des deux amis, Vivian est bientôt apparu, par l’élégance folle de ses gestes de résidu de la Prairie dénué de toute éducation, comme une espèce de poète vivant, d’artiste sans oeuvre ou plus exactement: d’oeuvre à soi seul en jeans rouge, mocassins verts et long cheveux argentés avant l’âge. Puis leur rapport a changé.
    Le soir de la mort de Théo, marchant avec elle le long du lac après l’enterrement dans la neige, le jeune homme lui a dit que bientôt il s’en irait lui aussi et qu’il essayerait à son tour de retenir quelques nuances de vert et de gris pour être digne de son ami; et Léa, ce même soir, a commencé d’aimer Vivian presque autant que Théo.
    Enfin l’amour: elle trouve ce mot trop bourgeois, trop cinéma, trop feuilleton de télé, trop bateau.
    Quand elle a commencé d’aimer Joy parce que transfert ou parce que pas - elle s’en bat l’oeil -, jamais elle n’a pensé qu’il y avait là-dedans du saphisme et qu’elles allaient bientôt se peloter dans les coussins. Il ne s’agit pas là de morale mais de peau. Léa pense en effet que tout est affaire de peau, de peau et de fumet qui exhalent ni plus ni moins que l’âme de la personne. Or la peau de Joy ne lui disait rien.
    Au contraire, la peau de son jeune nobliau, que le peintre a fait presque dorée comme un pain, avec un incarnat orangé aux parties tendres, l’inspire autant que la peau de Vivian qu’elle peut caresser partout sans problème.

    Souvent elle s’est interrogée sur tous ces préjugés qui, précisément, nous arrêtent à la peau.
    Dans l’ascenseur de la tour résidentielle des Oiseaux par exemple: excellent exemple, car souvent elle aimerait toucher cet enfant ou cette adolescente, le scribe ombrageux de l’étage d’en dessus ou sa femme au visage de madone nordique ou leurs jeunes filles en fleur ou l’ami de l’écrivain à gueule de romanichel qui débarque avec ses 78 tours - elle pourrait tous les prendre dans ses bras et même dormir avec eux tous dans un grand hamac, tandis qu’elle se crispe et se braque n’était-ce qu’à serrer certaines mains ou à renifler certains remugles.

    Vivian a cela de particulier qu’il a le visage le plus nu qu’elle connaisse et le plus pudique à la fois.
    Vivian ne ment jamais et ne se met jamais en colère, ce qu’elle sait une incapacité de prendre flamme qu’elle relie à son manque total de considération pour lui-même.
    Ce n’est pas que Vivian se méprise ni qu’il ne s’aime pas: c’est une affaire d’énergie, d’indifférence et même de tristesse fondamentale.
    Le fait qu’il soit hémophile et qu’il ait été contaminé par une transfusion de sang lors d’un voyage à Nicosie, que la plupart des gens qui le voient aujourd’hui le supposent homosexuel ou toxico, que certains de ses anciens amis le fuient depuis la nouvelle et que les siens aussi semblent l’avoir oublié, - tout ça n’a presque rien à voir, si ce n’est que cela confirme son sentiment fondamental que le monde a été souillé et que c’est irrémédiable sauf par la prière à l’Inconnu et par l’accueil de la beauté, quand celle-ci daigne.

    Ces observations sur son ami (et même un peu amant depuis quelque temps) ramènent Léa au sort de Karla Faye Tucker, à propos de laquelle tous trois ont développé des doctrines différentes mais en somme complémentaires.
    Théo, par principe, abominait la peine de mort et d’autant plus que la Karla junkie trucidaire avait fait un beau chemin de retour à la compassion christique en appelant tous les jours le pardon de ses victimes. A sa manière de pur luthérien, Théo entretenait avec Dieu la relation directe et simple dont la Bible lue et relue restait la référence réglementaire, et le règlement disait «Tu ne tueras point». Ainsi faisait-il peu de doute, aux yeux de Léa, qu’il eût considéré George W. Bush comme un criminel après son refus purement intéressé (politique texane et mise à long terme) de gracier la malheureuse.
    Vivian se voulait, pour sa part, surtout conscient de la cause des misérables croupissant des années dans l’enfer des prisons américaines. «Est-ce vivre que de passer le restant de ses jours dans cette hideur ?», se demandait-il après avoir vu plusieurs reportages sur cet univers livré à la fucking Beast.
    Enfin Léa voyait à la fois l’horreur de vivre avec au coeur la souillure de son crime, et la souillure que c’était plus encore dans le coeur des victimes, puis l’horreur physique aussi des derniers instants vécus par le condamné à mort.
    Léa se rappelait physiquement ce que racontait le prince Mychkine dans L’Idiot. Elle qui n’avait jamais vu qu’une cellule de prison préventive où elle s’était entretenue moins d’une heure avec un protégé de sa mère, se rappelait maintenant la description, par Dostoïevski, de la terreur irrépressible s’emparant du criminel - ce dur parmi les durs qui se mettait soudain à trembler devant la guillotine -, ou du révolté en chemise déchirée face au peloton de jeunes gens de son âge. Or, pouvait-on condamner le pire délinquant à cela ? L’ancien bagnard qu’était Fédor Mikhaïlovicth prétendait que non, et justement parce qu’il l’avait enduré physiquement.

    Dans la tête de Léa, le dialogue se poursuit aujourd’hui encore, un peu vainement, pense-t-elle, tant elle sait l’inocuité des mots de Théo et de Vivian, et de ses propres balbutiements, devant le poids de tout ce que représente le crime et sa punition, son histoire à chaque fois personnelle, la violence omniprésente et l’omniprésente injustice. En fait elle n’arrive pas à penser principes, pas plus qu’elle ne se sent le génie, propre à Théo, de renouveler les couleurs du monde. A ce propos, autant l’impatientait parfois son Théo carré, quand il argumentait, autant elle s’en remet au poète inspiré de ses toiles, dont les visions échappent toujours à tout raisonnement.
    Bon, mais assez gambergé: il est bientôt midi, j’ai la dalle, constate Léa. A présent la beauté l’attend au snack du Centre Com, ensuite de quoi ce sera l’heure de sa visite quotidienne à Vivian.

    Ce n’est pas que Léa fasse de l’autosuggestion ou qu’elle s’exalte comme certains jeunes gens: elle en est vraiment arrivée au point de voir partout la beauté des gens et des choses.
    Cela, bien entendu, a beaucoup à voir avec l’agonie de Théo, durant laquelle tout le monde visible a commencé sa lente et irrépressible montée à travers la brume d’irréalité des apparences quotidiennes. Durant cette période, tout lui est apparu de plus en plus réel, jusqu’à l’horrible vision du sac, qu’il lui a fallu racheter d’une certaine manière. Joy avait un peu de peine à le concevoir au début, parlant alors de fonction dilatatoire de l’imagination par compulsion, tandis que Léa en faisait vraiment une nouvelle donnée de l’expérience, liée à la mort et à ce que son cher jules lui a donné à voir; puis la psy a découvert la peinture et les carnets de Théo, et bientôt elle a compris certaines choses qui n’étaient pas dans ses théories.

    Sur ses carnets, Léa se le rappelle à l’instant par coeur, Théo a noté par exemple: «Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappés de mains maladroites», et il ajoute: «Dieu que le monde est beau !».
    Oui c’est cela, songe Léa: des bouteilles, des quilles et des savons échappés de mains d’enfants...
    Et moi je suis une vieille toupie, continue-t-elle de ruminer en cherchant ses bottes fourrées (y a de la vieille neige traître le long de la rampe de macadam conduisant au snack, y a des plaques de glace qui pardonneraient pas à une carcasse de soixante-six berges aux osses fatigués, y a un froid de loup qui découpe les choses à la taille-douce dans l’air plombé et j’aime ça), puis elle revient évaluer son avance de ce matin sur le portrait du jeune von Salis (dont sa mère se prenommait Violanta, lui a-t-on appris) et elle voit ce qui ne va pas et cela lui fait un bon choc comme toujours de voir ce qui peut se réparer vraiment, mais ce sera pour demain...

    Au bar du snack se tient Milena Kertesz (Léa lui a adressé un signe amical) dont le bleu violacé de la casaque de laine flamboie au-dessus du vert ferroviaire du comptoir, derrière lequel se dresse Géante, la blonde à crinière en brosse et à créoles du val Bergell, qui règne sur les lieux.
    Le front de Géante est orangé sous sa haie de froment taillée de biais, elle a une tache bleue sous l’oeil qui se dilue en reflet ocre rose, elle a le regard perdu comme souvent et parle parfois à Milena sans cesser de relaver des verres ou de les essuyer. Quant à Milena, de profil, le visage d’une impassibilité hiératique, dans les gris bleutés avec la flamme vermillon de sa lèvre inférieure, elle n’a pas idée de la majesté de son personnage trônant sur le présentoir du tabouret à longues pattes. Une vraie reine en civil, tandis que Géante a l’air d’un malabar de Bosnie-Herzégovine.
    La petite table que Léa se réserve, dans un recoin que personne n’aurait l’idée de lui disputer, lui permet de voir le bar comme du premier rang d’orchestre d’un théâtre, et de surveiller en même temps, en se détournant à peine, l’ensemble du snack qui se remplit peu à peu de gens. C’est en outre dans sa mire, aussi, que ça se passe là-bas, avec le football de table du fond de l’établissement dont les jeunes joueurs sont éclairés par la lumière oblique, d’un blanc vert laiteux, qui remplit l’arrière-cour plâtrée de neige comme une sorte de bac de laboratoire.
    Elle même se sent hyperprésente et flottant librement dans sa rêverie, tandis que le snack bouge autour d’elle et que les joueurs font cingler leurs tiges en se défoulant joyeusement.


    Quel qu’il soit, elle qui n’est pas joueuse pour un sou, elle aime regarder le jeu, le plus pur étant celui de sa petite chatte Baladine à ce moment de la fin de journée où les animaux et les enfants sont pris d’une espèce de même dinguerie, ou les fillettes les jours de printemps à la marelle qui sautillent réellement de la Terre au Ciel, ou les joueurs d’échecs dont elle a fait quelques toiles qui essaient de dire les longs silences à la Rembrandt dans les cafés noircis de fumée où luisent les pièces de bois blond entre les visages penchés.

    Vivian non plus n’est pas joueur, mais Léa joue dès maintenant à se rapprocher de lui, non sans oppression car elle sait depuis son téléphone de tout à l’heure qu’il ne va pas bien du tout ce matin et que le jeu, c’est désormais très clair et accepté pour tous deux, va s’achever au plus tard à Pâques.
    Elle joue à lamper une première cuillerée de soupe à la courge pour Vivian. Le velouté lui rappelle d’ailleurs le fin duvet blond recouvrant les mains de Vivian et son sourire qui lui dit tranquillement, avec celui de Théo, qu’après elle n’aura plus personne que le souvenir de leurs deux sourires.
    (Elle se dit tout à coup qu’elle doit avoir l’air con à sourire ainsi de cet air doublement ravi, il lui semble que Milena l’a regardée de travers à l’instant, mais elle doit se faire des idées...)
    La deuxième lampée sera pour le repos de l’âme de Karla Faye Tucker, la troisième pour Théo et celle d’après redenouveau pour Vivian, puis elle saucera son assiette comme une femme bien élevée ne le fait pas, et elle en fumera une avant l’arrivée des cappelletti.

    Quand elle arrive dans le long couloir jaune pâle du pavillon où Vivian s’est résigné à vivre ses derniers temps, Léa sent qu’il y a quelque chose qui se passe et bientôt elle comprend, en passant devant la porte ouverte de la chambre 12, entièrement vide et nettoyée, que Pablo a dû accomplir son dernier trip, selon son expression, en même temps que la meurtrière revenue au Seigneur.
    La vision de la chambre du voisin taciturne de Vivian, où une petite noiraude en blouse bleue s’active à effacer toute trace, ne fait cependant qu’accentuer l’appréhension de Léa, en laquelle monte soudain une bouffée de mélancolie, liée à une certaine musique qu’elle entend déjà de derrière la porte.
    Et voici sur le seuil qu’elle comprend: que Vivian n’attendait plus qu’elle avec l’air de violon qu’elle a enregistré pour lui l’automne dernier sur son balcon du douzième, joué par l’ami de son voisin d’en dessus, le type aux disques à gueule de manouche.
    En trois secondes, avant de rejoindre le groupe de jeunes soignants qui entourent Vivian, masqué à sa vue par l’un d’eux, elle revit alors ce soir de septembre.
    C’était la fin de l’été indien, Vivian venait de commencer ce qu’il appelait ses vignettes de mémoire. Il y avait toute une série de paysages qui étaient autant d’images de leurs balades des dernières années de Théo, plus quelques portraits à la mine de plomb qui lui étaient venus à la lecture de L’Idiot, plus une quantité de petites fleurs aquarellées.
    - Je n’ai jamais pu dire à personne que je l’aimais, lui avait confié Vivian dans la lumière déclinante, tandis que la musique, évoquant une complainte d’adieux à la turque, commençait de déployer ses volutes à l’étage d’en dessus.

    Sur son lit paraissant flotter au-dessus des toits encore parsemés de neige, Vivian reposait maintenant juste recouvert d’un drap, et ce fut le coeur battant que Léa s’en approcha.
    La Québecoise bronzée lui explique alors:
    - Il voulait pas que tu le quittes hier soir. Il a pas compris que tu comprennes pas. Il disait qu’il voulait encore te dire quelque chose qu’il a jamais dit à personne.
    «En quelques heures, lui explique-t-elle encore, il s’est a moitié saigné, ils ont dû lui faire une transfusion, puis il en est ressorti sans en ressortir mais ses yeux se sont ouverts ce matin et on a vu qu’il te cherchait...»
    Alors Léa leur demande de sortir un moment. Le CLAC du magnéto vient d’indiquer la fin de la bande, qu’elle se hâte de réenrouler en se défaisant de son pardessus et de ses vêtements d’hiver, pour se glisser en dessous tout contre le corps de l’agonisant.

    Et c’est reparti pour le violon. Et se répandent alors les caresses de Léa sur le corps dont la vie fout le camp.
    Léa pense à l’instant qu’on a volé la mort de Karla Faye en la piqûant comme une bête nuisible, et qu’elle va la venger, en donnant à Vivian une mort qu’il aurait aimé vivre.
    Elle a toujours pensé que les choses communiquaient ainsi dans l’univers. Elle n’a jamais senti qu’en termes de rapports de couleurs et de sentiments, mais seul Théo sera parvenu, sous ses yeux, à brasser tout ça pour en faire un nouveau corps visible, sinon, ma foi, on en est réduit (pense-t-elle) à chanter des gospels ou à se consoler l’âme et la chair.
    Ainsi enveloppe-t-elle les jambes nues de Vivian de ses jambes nues à elle. Cela fait comme un bouquet de jambes et leurs périnées se touchent à travers la soie du léger vêtement. Puis Léa se redresse tout entière en prenant appui sur le mur froid et, ressaisissant le corps de Vivian entre ses bras, entreprend de se mettre à genoux pour ce qu’elle imagine la Présentation.
    Le groupe de la Mère à l’enfant que cela forme, ou de la Mater dolorosa, ou des Adieux, comme on voudra, sur fond de litanie violoneuse, Léa serait capable de consacrer le reste de sa vie à le peindre, comme le sac dans lequel on a jeté la dépouille de Théo ou comme les chambres désinfectées (du blanc, du bleu, des tringles, le ciel) de Karla ou de Pablo.
    En attendant Vivian s’en va doucement entre ses bras. Elle se rappelle la terrible mort de la grenouille paralysée par la nèpe géante aux serres implacables, qui vide l’animal de son contenu comme un sac et ne laisse qu’une infime dépouille dans le fond troublé de l’étang. Tel sera Vivian tout à l’heure dans les replis du drap, misérable peau de bourse pillée, sauf que Léa ne désespère pas, jusqu’à la dernière seconde, qu’il lui rende son regard et son double sourire.

    Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Maître des couleurs.

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  • Le tiercé de Nicolas Verdan



    Nicolas Verdan décroche le Prix du roman des Romands. Après le prix des auditeurs de la RTS et le Prix Schiller 2012, Le patient du Dr Hirschfeld est plébiscité par le jeune jury.

    Ils étaient trois (Jean-François Haas, Quentin Mouron et Nicolas Verdan) à l'arrivée de la 4e édition du Prix du roman des Romands, et c'est à Nicolas Verdan, pour Le patient du Docteur Hirschfeld, paru chez Bernard Campiche en 2011, qu'à été décerné hier soir ce qu'on peut dire l'équivalent romand du Goncourt des lycéens, au théâtre Nuithonie de Villard-sur-Glâne. La cérémonie marquait le terme d'une belle aventure commune, tant pour les 8 auteurs sélectionnés au départ que pour les 650 gymnasiens de 13 établissements appelés à lire, rencontrer les écrivains, débattre des qualités respectives des ouvrages et désigner leur préféré. Dans le trio final, deux autres livres restaient en lice avec celui du Vaudois: le premier roman du jeune Quentin Mouron, Au point d'effusion des égouts, épique évocation d'une traversée des Etats-Unis qui fit figure de révélation à sa parution chez Olivier Morattel, et Le chemin sauvage de Jean-François Haas, paru au Seuil et rappelant le sort parfois tragique des enfants "placés", en l'occurrence en Gruyère. Quant au roman couronné, il documente, avec des allers-retours entre le Berlin des années 30 et l'actuel Israël, via la Suisse, la persécution des homosexuels sous le IIIe Reich à partir de l'extravagante figure du sexologue Magnus Hirschfeld dont l'institut et les archives furent brûlés en 1933 par les nazis.
    Ancien rédacteur en chef adjoint à 24Heures et journaliste chevronné, notre confrère a de quoi se féliciter d'avoir choisi la voie difficile de l'écrivain libre. De fait, après une belle entrée en littérature, en 2005, avec un roman qui reste à nos yeux son meilleur, intitulé Le Rendez-vous de Thessalonique, récompensé par le Prix Bibliomedia, l'écrivain vaudois a cumulé les lauriers avec Le Patient du Docteur Hirschfeld, réédité en poche après un beau succès de librairie. Comme dans Chromosome 68, évoquant les héritiers désemparés des soixante-huitards, autant que dans son excellente Saga Le Corbusier, où il donne la parole au génial architecte, Nicolas Verdan revisite l'histoire contemporaine à la lumière de la fiction. Cela lui vaut, avec 15.000 francs sous enveloppe, la reconnaissance des jeunes lecteurs...

    Nicolas Verdan. Le Patient du Docteur Hirschfeld. Campoche.

  • Ceux qui cassent du pédé

    Celui qui a une batte spéciale faite pour ça / Celle qui préfère les secrétaires de direction / Ceux qui te jurent qu'en Serbie ça n'existe pas plus qu'en Croatie ou qu'en Bosnie / Celui qui ne laissera pas le véto gay toucher à son agneau poitrinaire / Celle dont le fils Mirko est devenu comme ça en Suisse où il paraît qu'ils le sont tous / Ceux qui se sentent frères de Barack Obama ce matin clair / Celui qui fait une pipe au pope mais n'en pipez mot / Celle qui craque pour la couturière du designer / Ceux qui sont comme ça quand ils ne sont pas occupés à leur guichet du Service des Automobiles / Celui qui affirme que Dieu a envoyé Son Fils pour les guérir / Celle qui en pince pour les présumés hétéros qui se retrouvent dans son King Size à jouer au poker / Ceux qui détendent l'atmosphère en affirmant qu'il y a de tout dans le monde y compris des Suisses normaux qui le fond sous l'effigie du Général Guisan vainqueur par abstention de la 2e Guerre mondiale / Celui qui prétend que c'est la faute des mères américaines si tous leurs fils virent gays / Celle qui gerbe pendant la séquence du combat à mort des chiens de La Parade où les mecs prennent leur pied géant quand le sang jute / Ceux qui en ont tellement que ça vous fout les boules / Celui qui tombe sur son fils skinhead dans une backroom / Celle qui explique au conseil de paroisse qu'il faut les aimer pour les aider à changer / Ceux qui ne défileront pas à la Pride pour des raisons strictement stratégiques au niveau des tendances du Mouvement / Celui qui se demande ou en est le Qatar à ce propos / Celle qui se fait un taliban lesbien / Ceux qui prônent l'empâlement des "sodomistes" au motif qu'il faut "couper le membre coupable" comme c'est écrit dans La Bible ou le Coran sûrement aussi / Celui qui pense que c'est pas par hasard que Leonardo di Caprio a joué le rôle de cette fiote de Hoover qui en était d'ailleurs comme Léonard de Vinci / Celle qui lance comme ça que maintenant on sait de quel bord Obama est en réalité / Ceux que le déferlement de la haine homophobe porte à s'interroger sur les causes de la haine de soi dans les sociétés fragilisées / Celui qui préfère le babil des tantes à la rage des chiens humains / Celle qui ne voit pas où est le problème / Ceux qui calment le jeu en conviant la famille réunie à voir le DVD de Ben-Hur où les hommes étaient encore des hommes nom de Dieu, etc. (Cette liste a été établie après la vision de La Parade de Srdjan Dragojevic, formidable tragi-comédie à ne pas louper)

  • Ceux qui veillent au grain de sel

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    Celui qui va direct aux pages sportives / Celle qui est déçue par la météo du jour et le fait remarquer à son conjoint Ernest qui rouspète à son tour / Ceux qui constatent que l’édito du journal auquel ils sont abonnés depuis 1963 confirme une fois de plus leur désaccord avec la nouvelle ligne d’icelui et décident de rédiger une lettre de lecteurs cosignée au niveau du couple / Celui qui allume le feu avec l’édito de celui qu’il appelle le Tapir / Celle qui s’intéresse essentiellement aux pages conso et déco et les découpe et les colle dans un Cahier Pratique qu’elle compulse quand elle se fait chier grave / Ceux que la dérive de l’info vers la conso a ramené à la lecture des Classiques / Celui qui affirme que la lecture matinale du journal lui tient lieu de rencontre avec l’Humain et sa compagne Arlette précise: le Trop Humain, mais leurs voisins de palier les Amiguet Paul et Simone ne pigent pas l’allusion à Nietzsche (philosophe allemand) ce qui ne les empêche pas tous quatre de partager de bons moments à la canasta / Celle qui a trouvé un job au Centre de jeu excessif où elle tombe amoureuse d’un addict au trictrac / Ceux qui fuient la prétendue réalité dans le prétendu virtuel mais se retrouvent plus volontiers au café Les Bosquets / Celui qui attaque le testament de sa tante afrikaner dont le journal a célébré les gains au casino à la grand époque de Rika Zaraï / Celle que son veuvage a rendu plus cupide que le défunt / Ceux qui ont compris très tôt à quoi correspondaient les postures de gauche de leurs camarades des beaux quartiers / Celui qui affirme que ce que le journal appelle sa génération est un abus de langage / Celle qui des jumeaux Duflon a choisi le militant trotskyste futur avocat d’affaires alors que sa sœur se rabattait sur l’apolitique aujourd’hui au chômage / Ceux qui se reconnaissent dans la rue puis se ravisent en se rappelant qu’ils se sont insultés trente ans plus tôt et qu’aucun ne s’est excusé à l’autre et inversement s’entend / Celui qui a préféré reprendre la fabrique de chaussures de son père plutôt que de céder au chantage affectivo-politique de son ex Arlette actuellement syndicaliste au plus haut niveau et remariée à un homo notoire ce qu’elle ignore ou feint d’ignorer on ne sait jamais avec elle / Celle qui te dit au Buffet de la Gare qu’il faudrait que tu la relances avec un message subliminal dans le regard affirmant le contraire que tu reçois 5 sur 5 et qui t’arrange vu que les intellectuelles languides n’ont jamais été ton fort et qu’elle sent un peu la nonne transie / Ceux qui se lèvent tôt pour jouer une rôle dans l’économie mondiale / Celui qui fait des patiences dans son coin pendant que Badiou parle à la télé à l’indifférence manifeste des plantes vertes / Celle qui n’a jamais aimé l’ambiance des réus du Parti avec toute cette fumée et ces mec agressifs / Ceux qui te trouvent politiquement suspect mais n’osent pas te le dire vu que tu peux leur être socialement utile / Celui qui ne brille que par son fiel / Celle qui ne voit que les défauts de ses cactées / Ceux qui jugent de leur très-haut / Celui que toute descente en flammes fait bander / Celle qui jouit d’entendre du mal de tel ou tel ouvrage dont elle n’a aucune idée mais c’est juste que ça fait du bien / Ceux qui estiment qu’une mauvaise critique est forcément plus juste que le moindre éloge / Celui qui aura toujours le dernier mot sans en avoir écrit le premier / Celle qui affûte ses mots blessants à l’instar de Saint-Simon qu’elle dit son modèle / Ceux qui s’excitent à en rajouter / Celui qui invoque le Droit à la Critique pour donner du galon à sa médiocrité / Celle que la jalousie inspire / Ceux que l’observation des milieux d’art et de lettres a rendus paradoxalement indulgents / Celui qui réserve sa férocité naturelle à ce qui la mérite / Celle qui préfère les patauds aux mesquins / Ceux qui respectent ce que l’Artiste a en lui de l’enfant innocent / Celui qui dégomme comme il découille / Celle qui commet des poèmes d’injure / Ceux qui raffolent des vrais pamphlétaires / Celui que réjouit le comique assassin d’un Suarès ou d’un Tailhade / Celle que les saintes colères de Bloy mettent en joie / Ceux que la méchanceté de Dieu fait pas marrer vu que c’est les hommes qu’ont commencé / Celui qui sait ce que l’Art doit être et l’explique à l’Artiste point barre / Celle qui accoutume de TOUT DIRE dans les coquetèles / Ceux qui ne s’intéressent qu’à l’Objet et ne se rappellent donc plus très bien ce qu’écrivait Zola de Cézanne / Celui qui se montre vache pour être moins veau / Celle qui croit s’élever en rabaissant / Ceux qui voient en Etienne Dumont le tatoué un Rinaldi du demi-canton / Celui qui s’est fait un nom par sa vilenie / Celle qui envoie aux auteurs concernés les saletés qu’on écrit sur eux / Ceux qui se relèvent la nuit pour décrier par SMS le succès de leur ami à la Star Ac / Celui que sa cuirasse d’orgueil protège de toute attaque / Celle que sa vanité rend vulnérable même au silence / Ceux qui restent modérés pour faire chier les médisants / Celui qui estime qu’un Créateur n’a pas droit à de spéciaux égards et d’abord qu’on laisse tomber cette majuscule à la con / Celle qui a toujours trouvé plus d’intérêts aux réserves fondées qu’aux compliments creux / Ceux qui sont mauvais parce qu’ils souffrent (dit-on) alors qu’il en est qui sont bons pour la même raison, etc.

    Image: Leonardo ubriaco


  • Crime à la Grange

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    La "réduction" théâtrale du chef-d'oeuvre de Dostoïevski, par la Compagnie 93, passe bien la rampe à Dorigny.


    Crime et châtiment, genre polar philosophique du bord des gouffres, est le plus connu des cinq derniers chefs-d'oeuvre de Dostoïevski. Adapté maintes fois au théâtre ou au cinéma, ce roman de plus de 600 pages, simple de trame mais riche d'implications multiples, reste un défi redoutable au metteur en scène qui s'y colle.
    Or Benjamin Knobil ne s'y est pas cassé les dents, loin de là: avec une petite équipe de cinq comédiens endossant une quinzaine de rôles, son adaptation module les thèmes majeurs du roman de façon intelligible et avec une intensité croissante.
    On rappelle en trois mots de quoi il retourne: le jeune étudiant Raskolnikov, anti-héros oscillant entre le spleen à relent romantique, la révolte à caractère social et le "merde à Dieu" des nihilistes , abat une usurière en laquelle il voit l'incarnation d'une vie parasitaire de "pou humain". Son acte ne se justifie ni par sa pauvreté (il glande et sa maman et ses amis se démènent pour l'aider) ni par son aspiration à une condition humaine moins indigne. Il ne croit d'ailleurs pas lui-même à la légitimité de son crime malgré son fantasme de "surhomme", mais il lui faut la compassion et l'amour d'une jeune prostituée pour le ramener dans le cercle des vivants et assumer son châtiment.
    Le schéma semble d'un feuilleton édifiant. Mais le roman joue sur la complexité humaine et l'ambigüité de personnages saisissants de vérité. Toutes composantes que le metteur en scène et les comédiens illustrent au gré de brèves scènes concentrées. Dessinés au moyen d'un dialogue vif et sonnant juste, les protagonistes du roman sont bien là. D'abord un peu caricatural, frisant l'"hystérie", le Raskolnikov de Franck Michaux gagne ensuite en densité. De même Yvette Théraulaz, aux multiples rôles endossés avec générosité, est plus convaincante en femme humiliée qu'en usurière genre femme d'affaires; enfin le juge (Romain Lagarde), autant que Sonia (Loredana von Allmen), sont tout à fait excellents dans le registre alterné du comique et de l'émotion. Sans actualiser vraiment le drame, Benjamin Knobil ajoute quelques touches contemporaines (notamment par une allusion à Staline) aux prémonitions catastrophistes du romancier sur le règne des masses, de la déshumanisation et du totalitarisme. Il en résulte un spectacle prenant, dont le dispositif scénique tourniquant scande le rythme sans un temps mort. À voir !

    Lausanne, La Grange de Dorigny, Crime et châtiment, par la Compagnie 93, jusqu'au 26 janvier. Ma-je-sa 19h / me-ve 20h30 / di 17h. La représentation du 22 janvier est complète. Réservations 021 692 21 24. Autour du spectacle, une exposition de photos d’archives est présentée à la Grange, en collaboration avec l'Institut de police scientifique UNIL.


    Image: La sordide usurière (Yvette Théraulaz) consulte son portable avant de se prendre un coup de hache signé Raskolnikov (Franck Michaux)