À propos du Lincoln de Spielberg et du dernier Tarantino. Qu'il y a violence et violence...
C'est un beau film, intéressant et parfois émouvant que le Lincoln de Steven Spielberg, qu'on pourrait dire l'hommage à un grand homme, probablement idéalisé, mais qui cristallise bel et bien un idéal supérieur. En tout cas on sort de là comme purifié par une illustration généreuse de la dignité humaine. L'indignité de l'esclavage en est évidemment le thème conducteur: l'indignité du racisme et de la prétention, de droit divin usurpé, à dénier leurs droits à nos semblables. Mais cette ligne éthique sous-jacente, qu'on prête à Lincoln comme une pure ligne de vie, n'exclut pas les sinuosités multiples de l'existence et de la politique dont la trame se couvre de multiples fils vivants entrecroisés.
C'est en effet un film très vivant que Lincoln, et qui a plus à dire au public, me semble-t-il, et plus précisément aux jeunes, que le dernier film de Quentin Tarantino, Django unchained, lequel évoque lui aussi l'esclavage et de manière bien plus violente, mais avec une place moindre laissée à l'information et à la réflexion.
Les écervelés qui ne réagissent qu'aux bruits outrés et aux effet spéciaux des blockbusters à l'américaine préféreront sans doute, au film très documenté et très dialogué de Spielberg - film de personnages vigoureusement dessinés et magnifiquement campés par des acteurs de premier ordre (Daniel Day-Lewis réellement admirable dans le rôle-titre et Tommy Lee Jones non moins saisissant dans celui de Thaddeus Stevens -, celui de Tarantino qui joue sur la parodie et le déchaînement de la violence.
Au pic de celle-ci, Tarantino montre un esclave fuyard livré aux chiens par le même gentleman sudiste (Leonardo di Caprio) qui s'éclate à la vision du combat à mort de deux de ses mandingues, mais nulle émotion réelle ne se dégage de ces deux affreuses séquences: rien que de la sauvagerie exacerbée sur fond de scènes "à faire" comme vidées d'épaisseur par l'esprit de parodie et par un deuxième degré de plus en plus convenu.
La violence de Lincoln, bien réelle, est d'une autre nature, moins superficielle et gratuite, mais d'autant plus lancinante et significative. Violence de la guerre évidemment, avec ses corps à corps sans merci, ses tas de jeunes cadavres et ses tas de membres amputés jetés à la fosse; mais violence aussi se déchaînant à la Chambre avant le vote du fameux Amendement - violence incroyable des discours racistes invoquant la supériorité de la race blanche, violence blanche essentiellement (les seuls Noirs du film sont des soldats ou des serviteurs), violence aussi dans les familles subissant les effets collatéraux de la guerre, violence enfin des rapports intimes entre Lincoln et son épouse.
Or la représentation de la violence, au cinéma comme en littérature, peut être purificatrice, comme tout exorcisme ne relevant pas de la passe magique mais du dépassement de la bestialité et de la bêtise par l'effort de la compassion et de la réflexion, de la lucidité et de la fraternité. Une fois encore, le personnage de Lincoln qui apparaît là n'est pas tout à fait le personnage historique, moins "pur" et moins "égalitaire" sous l'aspect des origines blanches ou noires, mais la figure de héros qui se dégage du film n'en est pas moins recevable me semble-t-il, n'était-ce qu'à l'état de symbole. Surtout, le film, peut-être pas de grand art mais de très grand artisanat, nous apprend pas mal de choses sur un moment important de l'histoire américaine, nous touche par la vérité humaine qui en émane et nous donne envie aussi d'en savoir plus...
Et par exemple ceci que rappelle William Peynsaert sur le site PTB ( http://www.ptb.be)
Il y a 150 ans, le président Abraham Lincoln abolissait officiellement l’esclavage. Hollywood s’est emparé du sujet. Le résultat, le Lincoln de Spielberg, prend cependant des libertés avec la vérité historique.
Le Lincoln de Spielberg attribue le mérite quasiment exclusif de l’abolition de l’esclavage à son héros. Or la proclamation d’Abraham Lincoln n’est en fait que l’aboutissement d’une lutte acharnée menée par... les esclaves mêmes. Loin d’une leçon d’histoire, Lincoln est une ode à un homme pour qui le réalisateur a beaucoup d’admiration, réduisant les (ex-)esclaves à des figurants. Mise au point.
Qui sont ces esclaves ?
Entre 1620 et 1865, environ 600 000 Africains ont été capturés et transportés par bateau vers les États-Unis dans des conditions effroyables. Une moyenne de 15% ne survivait pas au voyage. À l’arrivée, l’esclave devait être « cassé » par des tortures physiques et psychologiques. L’esclave était doublement rentable : par son travail, et par ses enfants que le maître pouvait faire travailler ou vendre. En 1860, il y avait au total 4 441 830 Noirs aux Etats-Unis. 3 953 760 étaient des esclaves et 488 070 étaient des hommes libres. Il y avait 5 000 000 de blancs dans les États sudistes. Vu que la grande majorité des Noirs vivaient dans le Sud du pays, plus de la moitié de la population était esclave. Les critiques les plus féroces de ce système ne parlaient pas de plantations, mais « d’élevages de nègres ».
Un homme fort coûtait l’équivalent d’environ 33 000 euros. Un peu moins de 20 % des sudistes possédaient des esclaves. Plus de 80 % d’entre eux en avaient moins de 20. Moins de 1 sur 1000 en avaient plus que 50. On a pu recenser 19 propriétaires de plus de 500 esclaves.
Il était défendu d’apprendre à un esclave à lire et à écrire. Les maîtres qui prenaient le train avec des esclaves devaient payer pour eux le prix du transport de marchandises, c’est-à-dire au kilo. Les enfants étaient mis au travail environ à l’âge de 8 ans. Le maître pouvait les vendre quand il le voulait, de sorte que beaucoup de familles étaient séparées.
Lincoln a-t-il oui ou non aboli l’esclavage ?
Oui et non. Par sa proclamation, il réagissait à un fait accompli. Les esclaves s’étaient déjà libérés eux-mêmes. Dès le début de la guerre de Sécession (1861-1865), les esclaves se sont enfuis en masse et ont cherché protection dans les armées nordistes. Un sur cinq a fui. En 1863, la situation était déjà irréversible. Lincoln lui-même avait déclaré : « Je confesse ouvertement que je n’ai pas déterminé les événements, mais que les événements ont déterminé mes actions. »
Et puis, la liberté sans moyens d’existence… Comme l’avait expliqué l’ex-esclave Thomas Hall, « Lincoln a reçu tous les honneurs parce qu’il nous a libérés, mais a-t-il fait cela ? Il nous a donné la liberté sans nous donner aucune chance de pouvoir gagner notre vie. Nous sommes restés dépendants du Blanc du sud pour travailler, nous nourrir et nous vêtir. Par nécessité, nous sommes restés dans une relation de service qui n’était pas extrêmement meilleure que l’esclavage ».
Après la guerre, le général William Sherman fit en sorte que l’on octroie aux ex-esclaves environ 16 hectares de terres. 40 000 esclaves affranchis ont fait usage de cette mesure. Le gouvernement fédéral revint très vite sur cette offre. L’armée chassa les affranchis et redonna les terres aux maîtres blancs.
Les esclaves se sont-ils résignés à leur sort ?
Jamais. Les révoltes étaient régulières. Les Blancs avaient une peur panique d’une insurrection de masse. Partout dans le Sud, des milices blanches étaient sur le qui-vive. Il y avait aussi chaque année des milliers de fuyards. Souvent vers le Canada, où l’esclavage était déjà aboli. Le Nord « libre », par sa tristement célèbre loi sur les fugitifs, autorisait cependant la capture des esclaves en fuite sur tout le territoire des États-Unis. « Slave-chaser » (chasseur de prime capturant les fugitifs) était devenu une « profession » lucrative.
Les esclaves protestaient également de manière passive, en ralentissant intentionnellement le travail ou en le faisant mal, en se réunissant clandestinement, en transmettent de manière codée les itinéraires de fuite dans les chants qu’ils chantaient, etc. Les Noirs libres du Nord ont été les premiers à diffuser des journaux anti-esclavagistes. En 1854, une conférence de Noirs libres concluait : « Il est manifeste que cette lutte est la nôtre ! Personne d’autre ne peut la mener. Au lieu de dépendre du mouvement anti-esclavagiste, c’est nous qui devons le conduire. »
Durant la guerre de Sécession, 200 000 Noirs se sont battus contre le Sud, et plus de 38 000 y ont perdu la vie. L’historien James McPherson note que, « sans eux, le Nord n’aurait pas gagné aussi rapidement la guerre et peut-être ne l’aurait-il même pas gagnée du tout ».
Lincoln pensait-il que Noirs et Blancs étaient égaux ?
Absolument pas. Il aurait aimé pouvoir tous les renvoyer en Afrique. Le 16 octobre 1854, il avait déclaré : « Si j’avais tout le pouvoir sur terre, je ne saurais pas quoi faire de l’esclavage. Ma première impulsion serait de tous les libérer et de les envoyer au Liberia, dans leur terre d’origine. » Il a également prononcé ces paroles : « Il existe une différence physique entre les deux qui selon moi interdira toujours la coexistence sur un pied d’égalité. »
Sur quoi portait vraiment la guerre civile américaine ?
Explications de l’historien Howard Zinn : « L’élite du Nord voulait l’expansion économique : la terre, le travail libre, le marché libre, le protectionnisme pour les fabricants et une banque pour les Etats-Unis. » L’esclavage menait à la monoculture, à un réseau de chemin de fer limité, était purement axé sur l’exportation et sur un petit nombre de grandes plantations. Le Nord voulait une production de masse, le protectionnisme pour ses produits industriels, un grand vivier de main-d’œuvre que l’on pouvait mettre en concurrence mutuelle pour la faire travailler au prix le plus bas. Le système esclavagiste était incompatible avec la production de masse des usines et les modes plus complexes de transport et d’administration que cela exigeait.
« La lutte s’est réveillée car les deux systèmes ne pouvaient plus vivre côte-à-côte pacifiquement en Amérique du Nord, a analysé Karl Marx. Cela ne pouvait se finir que par la victoire d’un système (l’esclavage) ou d’un autre (le travail libre). » Les esclaves se sont servis de la guerre pour briser définitivement leurs chaînes. Un combat collectif progressiste que le film Lincoln ne montre pas.
Post scriptum: ce que William Peynsaert ne dit pas, pour sa part, c'est que Steven Spielberg a déjà largement traité la question de l'esclavage dans Amistad.