Sheffield, vendredi 16 novembre
À la cuisine. - On va de salle en salle sans trop savoir ce qu'on cherche. On était cette année-là au Kunsthistorisches Museum de Vienne avec ce jeune ami peintre français, où l'on cherchait un certain Tintoret, on se rappelait les sarcasmes de Thomas Bernhard contre les maîtres anciens et plus encore le culte des maîtres anciens; or on se targuait d'avoir dépassé ce culte-là tout en vouant aux maîtres anciens le respect qui leur est dû, mais là-bas une seule petite toile d'un obscur maître allemand nous avait saisis tous deux et nous avait fait revenir tous les jours pour elle à cause d'une Madone à l'infinie douceur et de son enfant et de son âne de velours spiritualisé; et maintenant nous étions au musée de Sheffield à cheminer dans le dédale en attendant d'être attrapés, et je voyais mon compère me guetter et tout à coup ça y était: nous avions passé en revue des kilomètres de bouquets et de visages et de bosquet et de paysages et subitement c'était là: il y avait là de la peinture, cela me sautait aux yeux comme mon compère Bona l'avait repéré déjà - mais qu'avait-elle donc de particulier cette toile au réalisme crade d'un certain John Randall Bratby représentant une moche cuisine et sa table à Corn Flakes Kellog's et cette jeune fille comme écrasée par la composition monumentale ?
Neil's nails. - Bientôt je ferai tout un texte que j'espère bien délirant et que j'intitulerai Neil's nails, les clous de Neil, pour essayer de dire le choc que ç'a été, le même après-midi, après la cuisine de Bratby et la sublime petite toile de Bonnard, évidemment hors catégorie, de tomber soudain dans cette espèce de vocifération de couleurs que représente la peinture de Neil Rands, que mon compère Bona tenait à me présenter dans la nouvelle galerie de Snig Hill. Alors là je me retrouvai chez un peintre selon ma tripe, comme le sont un Soutine ou un Soutter mais en tout autrement: d'emblée j'ai ressenti le choc nerveux que peut susciter la couleur de Van Gogh ou les fluides de Matisse. D'ailleurs il y avait un cheval fou tombant du ciel qui était peut-être le ciel jaune de Vincent ou le ciel rouge de Nietzsche, il y avait une grande toile réellement mattissienne à femmes fuselées dans les roses et les orange-bleu, et voilà qu'au détour d'une porte je découvrais une incroyable vision de Stonehenge que j'achetai dans les trois minutes suivantes, la chose se donnant, pour ainsi dire, pour la somme dérisoire de 200 livres. Enfin, comme Neil lui-même, déjà pote avec Bona, se trouvait en ces lieux, je ne ne tardai à sympathiser avec cette espèce de colosse au sourire ingénu avant de serrer la patte, ensuite, de son complice Foster exposant, pour sa part, une série de peintures non moins puissamment expressives en leur explosion de couleurs griffées et tramées.
De la vision. - Quoique fuyant de plus en plus les galeries, tant il me semble que l'art contemporain ressasse et resuce, j'étais très reconnaissant à mon compère Bona de m'avoir fait partager ses admirations, chose d'ailleurs assez rare chez les artistes campant sur leur pré carré, en tout cas dans nos contrées. Or, en attendant de découvrir les dernières créations de mon ami le Kinois, je me disais que ce qui m'avait en somme impressionné, ce jour-là, et triplement, de Bratby à Neil Rands et de celui-ci à Foster, tenait à tout coup à une vision singulière. Du réalisme assez freudien (Freud Lucian, il va sans dire, et non Sigmund) de Bratby à l'expressionnisme foisonnant de Neil Rands ou à l'abstraction lyrique de Foster, il m'a semblé, de fait, découvrir trois visions bien affirmées et participant encore, chacune à sa façon, à ce qu'on peut tenir pour un art vivant, à l'écart du dernier cri de la mode ou du dernier chiqué du marché...
Un essai de Daniel Bougnoux (censuré !) et un nouveau volume de La Pléiade ravivent la mémoire du grand écrivain controversé.
Louis Aragon. Oeuvres romanesques V. La Pléiade, 1537p.








Sous une noire peinture à l'encre de Chine représentant une forêt genre selva oscura, Frédéric Pajak cite un dicton hassidim qui dit que "là-bas, dans le monde à venir, tout sera disposé comme ici. Comme est notre maison ,elle sera dans le monde à venir; où notre enfant dort maintenant, il dormira aussi dans le monde à venir. Les vêtements que nous portons nous les porterons aussi. Tout sera comme ici..."
Je recopie le premier texte qui figure sous un dessin représentant de grosses bottes de foin brûlé: "Les Esprits, enfouis au plus profond de la terre, décident de revenir au monde. Ils ne sont ni des immortels ni des fantômes,mais simplement des Esprits. Ils forment une espèce de cohorte, portent chacun le nom d'un sentiment puissant. Il y a là le Bonheur, le Désespoir, l'Appétit. Et puis la Fatigue, longue femme amaigrie, les yeux rougis de larmes, la coiffure comme une botte de foin brûlé. Dans la cohorte, il y a encore la Douleur, la Joie, la Peur,le Chagrin et d'autres encore".
Frédéric Pajak. Manifeste incertain. Noir sur Blanc, 2012, 186p.

Bona Mangangu. Sheffield, nov. 2012






Joël Dicker. La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Editions Bernard de Fallois / L’Age d’homme, 653p. 




À propos du Prix Goncourt 2012 et de la "littérature littéraire". Dialogue schizo.




