UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • La peinture au corps

    Bratby3.jpg 

    Sheffield, vendredi 16 novembre

     

    À la cuisine. - On va de salle en salle sans trop savoir ce qu'on cherche. On était cette année-là au Kunsthistorisches Museum de Vienne avec ce jeune ami peintre français, où l'on cherchait un certain Tintoret, on se rappelait les sarcasmes de Thomas Bernhard contre les maîtres anciens et plus encore le culte des maîtres anciens; or on se targuait d'avoir dépassé ce culte-là tout en vouant aux maîtres anciens le respect qui leur est dû, mais là-bas une seule petite toile d'un obscur maître allemand nous avait saisis tous deux et nous avait fait revenir tous les jours pour elle à cause d'une Madone à l'infinie douceur et de son enfant et de son âne de velours spiritualisé; et maintenant nous étions au musée de Sheffield à cheminer dans le dédale en attendant d'être attrapés, et je voyais mon compère me guetter et tout à coup ça y était: nous avions passé en revue des kilomètres de bouquets et de visages et de bosquet et de paysages et subitement c'était là: il y avait là de la peinture, cela me sautait aux yeux comme mon compère Bona l'avait repéré déjà - mais qu'avait-elle donc de particulier cette toile au réalisme crade d'un certain John Randall Bratby représentant une moche cuisine et sa table à Corn Flakes Kellog's et cette jeune fille comme écrasée par la composition monumentale ?

    Stonehenge.jpgNeil's nails. - Bientôt je ferai tout un texte que j'espère bien délirant et que j'intitulerai Neil's nails, les clous de Neil, pour essayer de dire le choc que ç'a été, le même après-midi, après la cuisine de Bratby et la sublime petite toile de Bonnard, évidemment hors catégorie, de tomber soudain dans cette espèce de vocifération de couleurs que représente la peinture de Neil Rands, que mon compère Bona tenait à me présenter dans la nouvelle galerie de Snig Hill. Alors là je me retrouvai chez un peintre selon ma tripe, comme le sont un Soutine ou un Soutter mais en tout autrement: d'emblée j'ai ressenti le choc nerveux que peut susciter la couleur de Van Gogh ou les fluides de Matisse. D'ailleurs il y avait un cheval fou tombant du ciel qui était peut-être le ciel jaune de Vincent ou le ciel rouge de Nietzsche, il y avait une grande toile réellement mattissienne à femmes fuselées dans les roses et les orange-bleu, et voilà qu'au détour d'une porte je découvrais une incroyable vision de Stonehenge que j'achetai dans les trois minutes suivantes, la chose se donnant, pour ainsi dire, pour la somme dérisoire de 200 livres. Enfin, comme Neil lui-même, déjà pote avec Bona, se trouvait en ces lieux, je ne ne tardai à sympathiser avec cette espèce de colosse au sourire ingénu avant de serrer la patte, ensuite, de son complice Foster exposant, pour sa part, une série de peintures non moins puissamment expressives en leur explosion de couleurs griffées et tramées.

    Foster.jpgDe la vision. - Quoique fuyant de plus en plus les galeries, tant il me semble que l'art contemporain ressasse et resuce, j'étais très reconnaissant à mon compère Bona de m'avoir fait partager ses admirations, chose d'ailleurs assez rare chez les artistes campant sur leur pré carré, en tout cas dans nos contrées. Or, en attendant de découvrir les dernières créations de mon ami le Kinois, je me disais que ce qui m'avait en somme impressionné, ce jour-là, et triplement, de Bratby à Neil Rands et de celui-ci à Foster, tenait à tout coup à une vision singulière. Du réalisme assez freudien (Freud Lucian, il va sans dire, et non Sigmund) de Bratby à l'expressionnisme foisonnant de Neil Rands ou à l'abstraction lyrique de Foster, il m'a semblé, de fait, découvrir trois visions bien affirmées et participant encore, chacune à sa façon, à ce qu'on peut tenir pour un art vivant, à l'écart du dernier cri de la mode ou du dernier chiqué du marché...

  • Aragon revisité

    Aragon.jpgUn essai de Daniel Bougnoux (censuré !) et un nouveau volume de La Pléiade ravivent la mémoire du grand écrivain controversé.

    Louis Aragon (1897-1982) fut le plus adulé et le plus conspué des poètes français du XXe siècle, tantôt taxé de magicien du verbe et de chantre de l'amour, tantôt de propagandiste du totalitarisme et de délateur. En 1984 parut un pamphlet d'une virulence extrême, intitulé Un nouveau cadavre Aragon et signé Paul Morelle. L'ouvrage, méchamment injuste dans ses jugements littéraires (la poésie y étant notamment réduite à zéro), entendait faire pièce aux génuflexions convenues qui avaient salué la mort de l'écrivain.

    Or voici paraître un nouvel essai, beaucoup plus nuancé, tant dans son approche de l'oeuvre qu'à l'évocation d'une personnalité complexe voire tortueuse, et qui a pourtant été tronqué d'un chapitre entier ! L'auteur, Daniel Bougnoux, est un connaisseur avéré de l'oeuvre d'Aragon, dont il a dirigé l'édition dans la Pléiade. Seulement voilà: au titre du "mélange des genres", il y évoquait un épisode digne de la cage aux folles, où le vieil homme se la jouait Drag Queen. C'était compter sans la vigilance du gardien du temple. Ainsi Jean Ristat, exécuteur testamentaire d'Aragon, imposa-t-il le caviardage de ce chapitre "privé" aux éditions Gallimard.

    Au demeurant, l'homosexualité affichée du "fou d'Elsa", après la mort de celle-ci, aura toujours été une composante de la personnalité d'Aragon, du moins à en croire Daniel Bougnoux qui compare ses relations avec André Breton à celles qui unirent-opposèrent Verlaine et Rimbaud. Plus exactement, Breton aurait joué le mentor viril du jeune Aragon, charmeur de génie ruant ensuite dans les brancards pour s'affirmer "contre" son ami.

    Ces composantes personnelles - même importantes en cela qu'elles éclairent les positions du poète par rapport au "père" symbolique que serait pour lui le Parti, autant que sa relation de couple avec Elsa - ne sont pourtant qu'un des aspects de l'approche détaillée de l'oeuvre ressaisie ici dans sa progression. Le travail de l'écrivain - titanesque et tenant parfois de la graphomanie compulsive -, la façon du romancier-poète de tout transformer en roman afin d'exorciser ses failles (Aragon fut souvent des plus sévères avec lui-même), et ses rapports avec la terrible histoire du XXe siècle nous le rendent aujourd'hui plus proche, infiniment, que lors de sa dernière apparition télévisée sous son masque de "menteur vrai"...

    Daniel Bougnoux. Aragon, la confusion des genres.Gallimard, coll. L'un et l'autre, 202p.

    Aragon2.jpgLouis Aragon. Oeuvres romanesques V. La Pléiade, 1537p.

  • Ceux qui compatissent

    Rembrandt.jpg

    Celui qui a mal à la douleur de ceux qu'il aime / Celle que ses larmes purifient / Ceux qu'un invisible lien relie / Celui qui n'aime pas qu'on décrie la pitié / Celle qui ne demande qu'un peu d'attention s'il vous plaît / Ceux qui endossent la peine perdue des enfants trouvés / Celui qui compatit à son corps défendant / Celle qui s'apitoie par convenance / Ceux qui donnent la pièce pour en finir / Celui qui s'interroge sur la nature originelle du mal / Celle qui spécule sur la générosité / Ceux qui se dérobent au regard du pauvre / Celui que son amour fait passer pour un simple. / Celle qui a fait litière de sa dignité et que plus rien n'humilie par conséquent ou peu s'en faut / Ceux qu'on offense en les oubliant / Celui qu'une espèce d'aura a toujours protégé à moins que ce soit la protection qui lui fasse cette aura ? / Celle qui n'inspire aucune mansuétude aux ignobles / Ceux dont la malpropreté signale la négligence spirituelle aggravée d'avarice en matière de produits de nettoyage / Celui qui n'ose pas avouer l'acte le plus ignoble qu'il a commis au motif que les abjects vont s'en réjouir / Ceux dont l'âme basse plastronne en haut lieu / Celui qui ricane à faire pleurer l'innocence / Celle qui ne peut souffrir plus souffrant qu'elle / Ceux qui prennent le malheur d'autrui pour une sorte d'affront personnel / Celui qui évite les sépulcres blanchis / Celle qui préfère le scélérat repenti au vertueux qui s'affiche / Ceux qui sont ridicules tant ils sont eux-mêmes / Celui qui rit de lui-même à en devenir suspect / Celle qui inspire de la commisération sauf à l'homme vil qui se délecte de sa faiblesse / Ceux qui sondent les bas-fonds de la bonne conscience / Celui qui recopie ces mots anciens toujours actuels du Roi Lear: "Ô pauvres gens, pauvres de tout, nus dans vos guenilles, où que vous soyez pauvres gens, vous que lapide cet orage impitoyable, ô têtes sans abri, corps affamés, je vous plains en mon coeur, j'ai mal de vos souffrances. Comment parvenez-vous à vous défendre, ô malheureux, contres les éléments par une nuit pareille. Jusqu'à aujourd'hui je me suis trop peu soucié de vous, ô frères humains !" / Celle qui de dessous ses hardes maugrée dans l'antique Odyssée: "C'est si dur, est-il rien de pire pour des mortels que de mendier ? Et ce ventre maudit qui nous harcèle, c'est lui qui vaut aux gens les maux et les chagrins de cette vie errante" / Celui qui estime que seul un lecteur familier à l'idée de suicide peut pénétrer vraiment l'inextricable tourment des romans de Fiodor Mihaïlovitch Dostoïevski / Celle qui a toujours évité les embrouilles du monstrueux Dosto pour leur préférer la douceur noire des récits d'Anton Pavlovitch Tchékhov / Ceux qui sont allés se recueillir sur la tombe d'Anton Pavlovitch avec Michel Simon qui savait par coeur des scènes entières de La Cerisaie, etc.

     

     

    (Cette liste a été établie en marge de la (re)lecture des Frères Karamazov et du chapitre consacré par John Cowper Powys à Dostoïevski dans Les Plaisirs de la littérature, recueil génial paru en 1995 à L'Age d'Homme)

  • Ceux qui grapillent

    Sheffield21.jpg

    Celui qui fait son miel d'un peu tout / Celle qui tient un cahier de citations dans lequel il est écrit par exemple: "Ce qui est affreux, c'est que la beauté, non seulement est un chose terrible, mais que c'est une chose mystérieuse: le combat de Dieu et du démon dans la coeur de l'homme" / Ceux qui magnifient les plus humbles choses / Celui qui a des antennes à fréquences multiples / Celle qui resplendit en sa grâce de Vénézuélienne drillée au pensionnat d'Engadine /Ceux qui se livrent au mélage inattendu de substances réputées incompatibles dans les salons de thé et les académies gourmées / Celui qui mixe les tubes vintages à la boum des vioques / Celle qui se consacre à l'énigmographie des nouveaux phénomènes / Ceux qui vont de surprise en surprise dans le train de mots / Celui qui a en poche des dragées pour les enfants aveugles / Ceux qui savent que nous sommes tous des immigrés au Luna Park / Celui qui écarte les joncs comme pour surprendre le crocodile assoupi / Celle qui moissonne assez d'images pour en garder au moins une / Ceux qui ne retournent au Kunstmuseum de Vienne pour ne voir qu'une peinture du Maître de Mondsee / Celui qui ne dort que d'un oeil en sorte d'entrevoir l'Invisible / Celle qui se sert de son piano comme d'un métronome à gymnastes / Ceux qui dessinent le rond du soleil sur la paroi de leur chambre d'hosto / Celui qui remarque à l'Andalouse un halo de lune / Ceux qui sont tapis dans leur coffre à billets / Celui qui se livre au moribondage avec la belle défunte / Celle qui pose pour le sculpteur de pierres tombales / Ceux qui remontent l'horloge aux aiguilles de seringues / Celui qui lape le reste de sang de la nonne bilingue / Celle qui ne hante que les bains pour veuves / Ceux qui fourgonnent les braises du feu de Dieu /Celui qui a trop de peine pour ne pas sourire à ce qui lui reste / Celle qui n'apprécie les diplomates qu'à goûter / Ceux qui arpentent les rues de la Fantaisie, etc. 

    Image JLK: la vitrine d'une brocante de Sheffield.

  • Ceux qui ont vu l'enfant paraître

    Sophie01.jpg

    Celui qui se rappelle ce jour comme une seconde naissance / Celle que la délivrance a augmentée / Ceux que l'apparition de la vie méduse à chaque fois / Celui qui revit l'onction du premier bain / Celle qui a connu ce qu'on peut dire sans excès d'emphase toute la tendresse du monde en le serrant contre elle pour la première fois / Ceux qui ont téléphoné la bonne nouvelle avant de s'enivrer quelque peu / Celui qui a décelé une analogie entre ces toutes petites mains et celles du ouistiti nouveau-né les poils en moins / Celle qui hume de tout près la chair de sa chair / Ceux qui on peint des séries de mère à l'enfant dans leur atelier de Fiesole / Celui qui dès ce jour a vu les choses un peu autrement / Celle qui s'est trouvée plus belle d'être enviée / Ceux qui ont fait une platée de spagues pour les amis réunis ce midi-là comme après l'enterrement du père peu après / Celui qui a vu son père en fin de vie trembler en prenant l'enfant dans ses bras / Celle qui a vu la tante dure s'adoucir / Ceux qui ont pensé qu'un tel événement ne pouvait qu'échapper au concept même voilé / Ceui qui dès ce jour cessa d'arriver en retard /Celle qui dès ce jour devint consciente de l'éventualité du pire mais je touche du bois Ludmila / Ceux qui découvrirent par la même occasion qu'ils étaient mortels/ Celui qui t'a dit bonne chance les mômes c'est des bêtes à misères / Celle que rien n'étonnera jamais sauf peut-être de mettre au monde un nain à tête d'oiseau / Ceux qui ont senti tout de suite que ce lascar ferait un évêque respecté / Celle dont le père ne se doutait pas qu'elle voterait plus tard à la gauche de la gauche / Ceux qui ont présenté l'enfant au chamane dont les fumigations l'ont fait tousser / Celui qui s'est barré la veille du jour J / Celle que ses frères et soeurs ont accueillie avec des vivats selon la règle conviviale bantoue du treize à la douzaine / Ceux qui ont acquis alors une nouvelle douceur / Celui qui a signé l'ordre d'en égorger mille de plus avant de renoncer par retour d'instinct paternel rare à l'époque et dans ces pays / Celle qui plus tard donnerait des leçons de maintien à cette future reine de beauté / Ceux qui ont travaillé de la sorte à la pérennité du nom des Pilon-Mortier, etc.  

  • Ceux qui ont de la peine

    Panopticon8897.jpg

    Celui qui compatit en silence / Celle qui a beaucoup enduré / Ceux qui ne suivent pas le mouvement / Celui que le bruit du dancing insupporte / Celle qui pallie l'abrutissement général par la contemplation sereine / Ceux qui ne voient même plus les gros titres / Celui qui répare la poupée de la petite aveugle / Celle qui se demande comment survivre sans "lui" / Ceux qui se méfient de la pitié qui s'affiche / Celui qui n'en finit pas de perdre sa mère et de la sentir plus présente en lui c'est paradoxal mais c'est comme ça vois-tu / Celle qui laisse le cher disparu lui parler / Ceux qui s'accrochent à des incertitudes / Celui qui en revient aux rites anciens / Celle qui assure la permanence de La Main Tendue en sifflant son Cuba Libre / Ceux qui formatent les modalités d'un deuil adapté aux demandes de l'Entreprise / Celui qui peint aux larmes / Celle qui attend que ça passe en se répétant que ça va passer malgré que ça passe pas / Ceux qui se cachent pour souffrir / Celui qui de les voir en baver grave s'est rapproché des hommes / Celle qui n'a jamais brillé en arithmétique / Ceux qui s'exclament Gentlemen first avant de faire le grand saut / Celui qui flaire la mauvaise haleine de la dame en noir / Celle qui fume sa dernière cigarette déclarée mortelle par la pub / Ceux qui se font une dernière ligne / Celui qui souffre le martyre dit-il au pasteur Duflan qui lui dit que c'est pour son bien / Celle qui accompagne la veuve Chauderon jusqu'au feu rouge / Ceux qui gémissent derrière l'huis clos / Celui qui sait que les larmes purifient mais qui préférerait chier des clous rouillés / Celle que la seule pensée du "petit troupeau" rassérène / Ceux qui croient que Dieu seul ne meurt pas et quelques-uns dont il leur semble qu'ils "en sont" /Celui qui se demande si Dieu a jamais souffert / Celle qui dit à Kevin que s'il se touche encore Jésus aura de la peine et Marie j'te dis pas / Ceux qui sont toujours là quand ça va pas, etc. 

    Image: Philip Seelen      

     

    Image: Philip Seelen

  • Jouhandeau retrouvé

    Jouhandeau13.jpg

    Retour à un grand écrivain du XXe siècle, qu'on retrouve ces jours dans une incomparable correspondance avec Jean Paulhan, parfait honnête homme et ami sans complaisance. De 1921 à 1968 (mort de Paulhan), 1148 pages de propos éclairant la vie littéraire française et ses figures majeures. Excellente présentation de Jacques Roussilla, chez Gallimard.

    À chaque fois que j’ai remis de l’ordre dans ma chambre envahie de livres et de papiers, je ne sais pourquoi j’en reviens à penser à Marcel Jouhandeau – peut-être parce que son œuvre est elle-même une constante mise en ordre ? Plus qu’aucun autre écrivain de ce temps, auquel il ne prêtait plus qu’un peu de sa personne, Jouhandeau savait restituer de tels instants dans ses épiphanies familières, naturellement porté à glorifier les choses les plus ordinaires de la vie, que son regard suffisait à grouper dans le nimbe d’une lumière d’éternité, son regard et son écriture relevant d’un quotidien Magnificat. « Quand je mourrai, écrivait-il, la mort sera surtout pour moi un adieu aux mots. Ils ont été mes meilleurs amis, ma société quotidienne, fidèle et intime. » Et de même revient-on à son œuvre comme dans une maison de mots dont chacun serait le signe vibrant du mystère de nos origines et de nos fins, dans le voisinage comme enchanté du parc de la Malmaison aux oiseaux musiciens, avec le clair-obscur des pièces hantées de souvenirs sensuels ou féroces, en bas les éclats de voix stridents d’Élise et en haut les répons jubilatoires de l’harmonium de Marcel, enfin les mots de toute une existence dont ses livres disent autant les faiblesses que les échappées vers l’azur, mais tous venus de la même source, leur eau fût-elle tantôt lustrale et tantôt trouble, tantôt savoureuse et tantôt écœurante. Il y avait chez lui du paysan et du comédien, du franciscain et du sybarite, du moraliste de la plus haute tradition classique et du Narcisse lettré s’oubliant parfois jusqu’à diluer le meilleur de son style dans un mélange d’encens et de vieille tisane. Cependant il y a, dans son œuvre, un homme tout entier qui se livre sans détours, et c’est tout entier que seulement on peut le comprendre, avec son enfance à Chaminadour et son adolescence tourmentée et mystique, sous le regard de parents qui furent des sages mesurant leurs paroles, sa bienveillante rigueur de professeur et son émancipation parallèle de jouisseur charnel, sa vénération de tous les aspects de la vie lui accordant d’anoblir jusqu’à ses vices, qu’il reconnaissait pour tels, et son allégresse, sa rouerie de croyant de mauvaise foi, son dandysme frottant d’humilité non feinte son orgueil non moins royal, et tous ces mots qui nous le masquent et nous le révèlent en même temps. « Une phrase heureuse parfois, où affleure le sacré, peut tenir lieu de ce qu’on a vainement cherché ailleurs, de ce que l’Univers trop souvent refuse », écrivait-il encore. On pourrait n’y voir qu’une formule de littérateur, ce qu’il était aussi. Au demeurant, le mandarin dans sa thébaïde avait vécu plus intensément que maints aventuriers, écouté avec la même puissance d’accueil les dits de sa tribu de Creuse, observé avec une malice plus distante les intrigues des salons parisiens où il retrouvait Léautaud et Cingria, Gide ou Paulhan, beaucoup lu les Anciens et beaucoup chanté le grégorien, beaucoup prié l’Éternel qu’il consentait à trouver plus grand que lui, et beaucoup fréquenté les mauvais lieux dont il prétendait qu’il ne sortait pas plus sali que le soleil des latrines, avec la même mauvaise foi catholique qui lui tirait des soupirs de repentance – tout cela que charrie et détaille son œuvre, des inoubliables chroniques provinciales de Chaminadour, des Pincengrain ou du Journal du coiffeur, à ses vingt volumes de Journaliers dont l’ensemble forme à la fois un visage et le plus vaste paysage. Or, voici comment écrivait Jouhandeau : « Le langage des êtres vrais n’a autant de grandeur que parce qu’il est plus près du silence. Ce qui fait l’attrait du style, c’est l’imprévu, l’absence d’apprêt, la rigueur ou le soupçon de quelque mystère. Le plus grand mérite de l’écrivain, c’est peut-être de se tenir à la limite de l’obscurité qui avoisine et accompagne toujours les secrets, de savoir être inédit, d’approcher l’ineffable, sans renoncer à la clarté. Quand il s’agit de l’inintelligible, de l’indicible, c’est alors que le langage est le plus troublant, s’il sait suggérer ce qu’il ne lui est pas permis d’avouer ou de formuler. On recourt à l’analogie. On laisse affleurer sous les mots ce qu’on ne saurait, à aucun prix, ni décrire ni nommer. Rien de plus conventionnel apparemment. Il arrive cependant que dans un tournemain ou grâce à une faille quelque chose passe. Passe-passe. Il court, il court, le furet. »

    Marcel Jouhandeau / Jean Paulhan. Correspondance 1921-1968. Gallimard. Les Cahiers de la NRF, 1148p.

  • Le secret d'Irène

    Irène.jpg

    Sur lun des plus beaux  films d’Alain Cavalier.

    C’est un film à la fois très personnel et très intime qu’Irène d’Alain Cavalier, je dirais même : crûment, presque durement personnel et intime, jusqu’à une sorte de violence ouverte dans la douceur, et à tous. Irène vient après Le Filmeur mais en somme par Le Filmeur, issu de l’épuration du Filmeur, et donc elliptique et rapide, mais dans un temps lent quoique le film soit bien plus bref que Le Filmeur, et sondant au tréfonds de l’instant, jusqu’au fond où gît un secret.
    C’est le film en effet d’un secret, le secret d’Irène. On se gardera d’en dire beaucoup plus. C’est le film d’un secret et d’une douleur existentielle soudain interrompue par l’Accident, qu’on prendra comme un signe du Destin, ou pas. Alain Cavalier ne le dit pas mais c’est là aussi, sans que ce soit dit comme ça. Tout est dit dans ce film, sans tout dire. Voici ce qui s’est passé, mais que s’est-il vraiment passé ? Il faudrait le demander au ciel et à la petite cour qu’il y a là, il faudrait le demander aux choses, il faudrait le demander aux arbres qui restent là, il faudrait le demander à la route et à son Croisement Fatal, comme disent les journaux, il faudrait le demander à Irène, ce qu’elle pensait à ce moment-là où elle est partie impatiente sans attendre Alain, il faudrait le demander à Alain qui a tant tardé à la rejoindre, il faudrait le demander au Destin qui manigance tout ça mais est-ce que tout ça s’expliquerait ?
    Il y a dans Irène, par le cinéma, plan par plan et c’est de la musique, des choses à montrer pour dire d’autres choses. On voit un oiseau peint sur un vase bleu qui dit quelque chose à Alain et on voit un oiseau jaune qui dit quelque chose d’Irène. Le bleu et le jaune de ces oiseaux est doux au toucher, comme est douce au toucher cette couette qui a elle aussi quelque chose à dire.
    Alain Cavalier est probablement le seul poète de cinéma, à l’heure qu’il est, à pouvoir faire parler une couette comme dans Irène. Et que dit-elle, cette conne de couette ? Elle dit le bleu et le rose veiné de vert tendre de la vie, le doux et le moelleux de la vie dans lesquels on est bien et parfois moins (quand on est petit et malade ou bien vieux), elle a toutes les couleurs du blanc de la vie, cette putain de couette qui est là, dans laquelle on a boulé ensemble, Irène et moi, et qui reste là plein de nos creux et de nos bonds, et qui maintenant est toute seule comme Alain est tout seul comme un con et Irène aussi.
    Irène est un poème de mémoire, comme on dit. C’est un film de deuil et de demande de pardon, mais pas que ça. Irène dit comment on s’est rencontrés, mais les images sont de la mer qui roule vue d'une cabine de téléphone et des ramiers qui roucoulent dans la petite cour, des fusains et des anges du métro. Irène dit comment Irène était à 15 ans avec son air de Miss France de l’époque, plantée là comme, disons, Danièle Gaubert dans Cinémonde ou Claudia Cardinale très jeune, mais Alain lui voit le regard d’une fille de Manet au musée de Lyon. Les lits ont aussi des choses à dire, et les pieds actuels d’Alain qui a la goutte, putain ça craint, et puis Irène au lit avec son chien mourant, et Alain qui se dit qu’il lui faudrait Sophie Marceau dans le film, enfin dans la foulée suggérer tout le bien et le mal qu’on s’est fait... et tant d'autres choses encore - on y reviendra.

  • Ceux qui se positionnent

    Hirst5.jpg

    Celui qui signe des appels citoyens et fait en sorte que ça se sache / Celle qui n'a jamais dévié de sa Ligne même avec son nouvel appareil dentaire coûteux / Ceux qui sont à la fois adultes et responsables et végétariens et critiques envers Israël / Celui qui se situe clairement à la gauche radicale de la gauche tout en restant fidèle à Kouros de Saint-Laurent ce parfum typique de pédés de droite /Celle qui te reproche de ne pas dire d'où tu parles / Ceux qui ont toujours précisé qu'ils parlaient de leurs nattes attitrées du grand solarum des Bains Deligny / Celui qui a passé de Che Guevara à Lagerfeld pendant que les majorités silencieuses se succédaient / Celle qui a modélisé les nombreuses postures du coït classique en 3D avant de les ventiler sur les réseaux sociaux à vocation pédagogique/Ceux qui restent bien droits dans leur cercueil de sapin de Noël / Celui qui dort dans la position du missionnaire sans mission / Celle qui répète volontiers en société qu'elle a le coeur à gauche comme le conseille aussi la Faculté / Ceux qui affirment que la droite française est la plus bête du monde sans connaître apparemment ni la gauche italienne ni la droite autrichienne ni la droite et la gauche suisses / Celui qui s'inscrit au parti d'en rire / Celle qui ne votera qu'au pays du Sourire / Ceux dont la posture consiste à parler toutes impostes fermées / Celui qui se pose en impersonnage et qu'on invite par conséquent partout même à Saas-Fee la station aux fameux glaciers bancaires / Celle qu'on dit la ventriloque du poète aphone / Ceux qui disent merci d'exister à la Directice de la Maison des Lettres dont les poèmes vides de sens laissent chacun libre d'en dire n'importe quoi et donc d'être invités au prochain colloque (prononcer colle-loque) consacré à son oeuvre unique / Celui qui ne manque pas un colloque (prononcer colle-loque, même à Tôkyo) consacré au nouvel hermétisme poétique institutionnel subventionné genre Philippe Beck et consortium / Celle qui persifle son ex prof à Oxford très fan du recueil Dans de la nature de Philipe Beck que long is the way between Beck and Beckett / Ceux qui se positionnent contre toute forme de posture, etc.   

  • Ceux qui écument les étoiles

    Ascal5.jpg

    Celui qui postillonne des nébuleuses polychromes / Celle qui ponce les glacis de son jules Master of Arts / Ceux qui ont la patience des couches à travers lesquelles ils font monter la couleur / Celui qui te laisse toute liberté de rester toi-même / Celle qui en son chez soi conserve l’en-soi et le pour-soi de son quant-à-soi gainé de soie / Ceux qui gravitent autour du Mystère / Celui qui brasse la matière les yeux fermés / Celle qui veille au grain de sénevé / Ceux qui voient dans la tristesse une forme de sérénité / Celui qui désigne « ceux qui sont allés au fond des choses avec une grande économie de moyens » / Celle qui dit au revoir à la vache et à la rivière puis envoie des baisers à la lampe – telle que l’observe Lambert Schlechter et telle aussi qu’était notre fille Sophie à trois ans qui fêtera ses trente ans ce vendredi / Ceux qui se rappellent la phrase de Charles Olson : »I’ll hate to leave this earthly paradise » / Celui qu’une vraie amitié fait situer le paradis ici-bas / Celle qui a découvert le nom d’Anne Dillard dans ce livre de Lambert Schlechter où celui-ci dit ne connaître personne qui connaisse Annie Dillard alors que je connais une autre femme qui la connaît sans connaître Lambert / Ceux qui n’ont pas envie de partager les écrivains dont ils sont trop proches et c’est pourrquoi je n’ai jamais rien écrit sur La Trame des jours pas plus que sur Feuilles tombées de Vassily Rozanov / Celui que j’accueille au nombre des douze lecteurs auxquels je pense quand j’écris et qui me rend la pareille / Celle qui te rappelle que les oiseaux ont été créés le cinquième jour / Ceux qui s’auto-invectivent avant de faire la paix avec eux-mêmes / Celui qui remarque que le dernier écrit de Thomas Bernhard avant sa mort (le 12 février 1989) fut une lettre à un journal de Vienne pour la sauvegarde d’une ligne de tram / Celle qui passe tout à son conjoint au motif qu’il est Artiste / Ceux qui sont artistes tout naturellement et donc aussi rares que des botanistes capables d’évaluer la valeur d’usage militaire de certaines plantes / Celui qui écrit avec la légèreté grave de Peter Hadnke dans Le Poids du monde / Celle qui est fragmentiste en matière sentimentale / Ceux qui font l’amitié comme d’autres font l’amour, etc.

     

    (Cette liste a été notée à l’écoute d’Adam’s Lament d’Arvo Pärt et après (re)lecture de certaines pages de La Trame des jours ; le murmure du monde 2, de Lambert Schlechter, paru en 2010 aux éditions des Vanneaux.)

  • Pajak et les Esprits

    Pajak14.jpg

    Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. Certains livres ouvrent des fenêtres et d'autres explorent les maisons qu'il y a dans la maison. Certains livres vous engagent et d'autres vous aident à dégager. Certains livres ne font que passer et d'autres vont rester. Certains livres ne sont que des aspects de la vie et d'autres en font la somme ou en font entendre la tonne, au sens où un orage ou le silence tonnent; et c'est un peu tout ça que je ressens en arrivant au bout de ma lecture du Manifeste incertain de Frédéric Pajak, dont je dirai que c'est un de ceux qui m'auront le plus marqué cette année.

    Ce livre d'une très étrange et très émouvante beauté s'achève sur une quinzaine de pages dont j'aimerais recopier les textes, en résonance profonde et parfaite avec des dessins à l'encre de Chine d'une non moins étrange et inquiétante beauté, comme les copistes du Moyen Age recopiaient les textes pour qu'ils ne se perdent pas.

    Les quinze dernière pages de ce Manifeste incertain, où le nom de Walter Benjamin n'est jamais cité, racontent cependant, comme entre les lignes et les images, la mort de l'écrivain, ou peut-être la nôtre, celle de Robert Walser à Noël dans la neige ou celle d'Annie Dillard qui vit encore à ce que je sache - la mort violente de Pavese ou la mort lente et silencieuse de ma mère.

    Le dernier chapitre de ce livre s'intitule Les Esprits et c'est une suite de séquences d'une très pure poésie non poétique (j'ai de plus en plus horreur, à vrai dire, de la poésie poétique), évoquant donc la dernière ronde des Esprits dans la dernière ronde de la vie d'un homme. On est là dans la maison du monde et il y a une maison dans la maison, comme dans ce livre habité par l'Esprit qui s'intitule Au présent et qu'a écrit Annie Dillard.

    Cette pure poétesse de la pensée, dont le génie procède par fulgurants rapprochements , comme il en allait de celle d'un Walter Benjamin, ou comme il en va des notations de Pajak lui-même - Annie Dillard donc parle aussi bien de la formation des déserts que du scandale de la malformation des enfants, des étrangetés du monde animal et de la trivialité jouxtant les lieux saints, des morts empilés sous nos pieds ou de la pensée des Hassidim.

    Pajak15.jpgSous une noire peinture à l'encre de Chine représentant une forêt genre selva oscura, Frédéric Pajak cite un dicton hassidim qui dit que "là-bas, dans le monde à venir, tout sera disposé comme ici. Comme est notre maison ,elle sera dans le monde à venir; où notre enfant dort maintenant, il dormira aussi dans le monde à venir. Les vêtements que nous portons nous les porterons aussi. Tout sera comme ici..."

    Ce qu'attendant, les Esprits tourniquent entre le village- frontière et les monts et la mer, on est près de la douane espagnole ou n'importe où, on va peut-être mourir mais ils seront des millions dans le même cas.

    Pajak16.jpgJe recopie le premier texte qui figure sous un dessin représentant de grosses bottes de foin brûlé: "Les Esprits, enfouis au plus profond de la terre, décident de revenir au monde. Ils ne sont ni des immortels ni des fantômes,mais simplement des Esprits. Ils forment une espèce de cohorte, portent chacun le nom d'un sentiment puissant. Il y a là le Bonheur, le Désespoir, l'Appétit. Et puis la Fatigue, longue femme amaigrie, les yeux rougis de larmes, la coiffure comme une botte de foin brûlé. Dans la cohorte, il y a encore la Douleur, la Joie, la Peur,le Chagrin et d'autres encore".

    La fin de Walter Benjamin se confond plus ou moins avec celle de tout un monde perdu, où les peuples se trouvent piétinés par ce qu'il y a de pire en eux et qui est en chacun de nous. Il y a à ce propos, dans Manifeste incertain, une saisissante réflexion sur les relations du prétendu peuple avec les supposés intelligents ,ou des prétendus intellectuels avec ce qu'on appelle le peuple.

    "Si l'ennemi triomphe",écrivait Walter Benjamin vers le milieu des années 30, donc après l'avènement win-win d'Adolf Hitler, "même les morts ne seront pas en sûreté".

    Walter Benjamin ne s'est pas mis en sûreté. Son ami Gershom Sholem lui avait ménagé un refuge en Israël, mais l'esprit de la Fatigue, peut-être, ou de l'Orgueil, ou de la Souffrance désirée, ou du Fatalisme, ou de la Compassion en ont décidé autrement si seulement il a décidé quoi que ce soit. Aux yeux de l'esprit win-win, WB a toujours fait tout faux, ce qu'on pourrait aussi considérer à l'inverse comme le propre du Juste, même si celui-ci reste dans ce cas fort incertain.

    Du moins le Manifeste incertain de Frédéric Pajak m'apparaît-il comme un livre essentiellement juste. Sa fin est un commencement. Son noir final laisse filtrer un rai de lumière qui n'est pas d'espoir à bon marché mais l'indication d'un chemin que nous traçons en le suivant...

    Pajak1.jpgFrédéric Pajak. Manifeste incertain. Noir sur Blanc, 2012, 186p.

    Annie Dillard. Au présent. Christian Bourgois, 2001, 219p.

    Dessins à l'encre de Chine de Frédéric Pajak

  • Ceux qui prennent le temps

    Sheffield13.jpg

    Celui qui va par les collines de bruyère / Celle que ne trouble point le concept voilé / Ceux qui déclinent leur identité de descendants directs du roi Mbuta / Celui qui sait les 50 nuances du noir Zurbaran / Celles dont les aïeux enfants ont posé pour Murillo mais ça fait bien du temps / Ceux qui voient l'avenir de la mariée en noir / celui qui a rédigé son journal de deuil dans le jardin en bord de nuit de Nether Edge / Celle dont les yeux brillent autant que ses bijoux / Ceux dont le prénom du fils est un voeu / Celui qui ne vole plus de livres /Celle qui a la grâce de la gazelle et les yeux assortis / Ceux qui s'écrivent sur Facebook d'une chambre à l'autre / Celui qui attache sa ceinture pour ne pas se noyer seul si l'avion plonge / Celle qui annonce sur Facebook qu'elle a emprunté ses lunettes à Tahar Ben Jelloun qui les lui a laissées le temps de lire un article sur Jean d'Ormesson qu'elle admire aussi beaucoup mais qui n'a pas de lunettes lui / Ceux qui alertent Twitter chaque fois qu'ils voient entrer un écrivain connu chez Lipp qu'ils suivent incognito pour capter quelque bribe d'info à caser sur le blog d'Assouline / Celui que tout blesse et qui s'en trouve revigoré / Celle qui cèle la clef de son poème abscons dans le cellier du saleur / Ceux qui attendent le départ de l'avion pour s'envoyer en l'air / Celui qui reste zen dans le zingue cloué au sol depuis une plombe / Celle qui lit un thriller gore à côté de la Japonaise ovipare scutant sa Seizo à quartz / Ceux qui en seront bientôt à deux heures coincés dans le vol Manchester-Geneva scotché au sol pour check technique / Celui qui relit La vérité sur l'affaire Harry Dicker trois mois après avoir dévoré ses épreuves et avec le surcroît de plaisir de savoir l'auteur en train de vivre l'histoire de son jeune romancier à succès /Celle qui s'est reconnue dans le personnage de mère juive du roman et n'a pas manqué d'appeler son fils pour lui recommander de devenir célèbre lui aussi après le lycée / Ceux qui par jalousie réduisent ce Joël Dicker dont on parle trop à un épigone de Philip Roth et de John Irving qu'ils n'ont pas lus non plus mais ils ne sont pas dupes pour autant / Celui qui apprécie le succès de ceux qui le méritent en leur souhaitant juste de prendre le temps de se promener en forêt / Celle qui ne se doute pas que tu lui ramènes trois toiles magnifiques roulées dans le ventre de l'avion qui n'en sait rien non plus le con/ Celle qui te révèle tes dons cachés de danseur de salsa / Ceux qui s'entendent même dans le trépidant boucan de la boîte cubaine / Celui qui porte un nom signifiant à la fois malice et ruse et même intelligence - ce qu'il te révèle sans trop insister sur la troisième qualité en espérant que tu protestes / Celle qui pétille d'humour et respire la douceur mais sortira les dents si la couguar là-bas genre Canadienne délurée s'approche un peu trop de son gars-là / Ceux qui font pèlerinage au stade de Sheffield en souvenir de leurs cousins de Liverpool piétinés dans les gradins /Celui qui prend le temps où il le trouve pour en faire ce qui il lui chante / Celle qui est tout feu tout foot / Ceux qui n'ont pas perdu leur temps à devenir des amis et en prendront encore pour le rester etc.

    (Cette liste a été notée en marge de la (re)lecture de La vérité sur l'Affaire Harry Quebert, dans l'avion de Manchester à Geneva scotché sur le tarmac de départ pendant deux heures...)

  • Ceux qui se font écho

     

    Bona01.jpg

    Celui qui finit les phrases de son compère / Celle qui rit comme on l'attend d'une femme de bien aux chevilles joliment tournées / Ceux qui disent non au coquillage après avoir bien médité et même un peu lévité / Celui qui découvre les collines du Yorkshire / Celle qui emmène son yorshire Pussy au restau Nonnas du coin de la rue où elle lève des gigolos possiblement amateurs de chair boucanée / Ceux qui remontent le fleuve de leurs souvenirs / Celui qui pour Five Pounds acquiert une veste d'intérieur de laine de cabri pour écrire des poèmes à la Beardsley / Celle qui préfère les hygiénistes dentaires de l'arrière-pays marocain / Ceux qui se racontent leurs mères / Celui qui t'explique le procédé de sérigraphie appliqué par Andy Warhol pour ses autoportraits flashy / Celle qui prépare un plat de Haddock dont celui qu'on appelle Captain Sensible se régale / Ceux qui au fil de ce qu'ils se racontent par les rues de Sheffield se retrouvent à la Maremme toscane puis au Bas-Congo puis à la Collection Philips de Washington puis sur un banc de Bardonecchia puis un autre de Scajano puis au Bue Note puis à Bayreuth puis dans le Marais puis sur la piazza Navona où ils se paient un tiramisu et un thé vert /Celui qui a passé par Turner avant de recevoir son premier pinceau chinois d'une jeune fille bien sous tous rapports /Ceux qui se rappellent le jeune bibliothécaire d'Orléans qui avait fait passer le nombre des lecteurs de 500 à 5000 non sans ramener les loubards du coin à de meilleurs sentiments envers les Humanités Classiques / Celui qui déclare avec emphase que ne pas voir l'automne à Sheffield revient à n'avoir jamais vu l'automne ni jamais vu Sheffield / Celle qui a visité l'Angleterre par les romans d'Elizabeth George / Ceux qui se promettent d'aller voir les aquarelles de Turner à la Tate Gallery mais une autre fois pour qu'il y ait au moins une autre fois / Celui qui cite volontiers Lucrèce dans le texte ou Jean-François Lyotard pour en imposer aux pédantes condescendantes que la couleur de sa peau effarouche quelque peu / Celle qui pouffait à la veillée africaine en assistant aux facéties de son lascar voyou boute-en-train au coeur tendre et à la tête dure / Ceux qui savent qu'il y a quelque part un village saint et qu en tirent une énergie de titans paisibles, etc.  

    Sheffield13.jpgBona Mangangu. Sheffield, nov. 2012

    Le Jardin botanique de Sheffield.

  • Discovering Neil Rands

    Neil8.jpg

     

    "My work is based in life, our planet and generations to come. I am a scavenger and believe my life to be lived in liminal times. I need to capture and report this liminality. In painting I can convey more than in the words i know."

    (Neil Rands)

    No words more, but have a look on Neil's paintings...

    Neil7.jpg

    Neil5.jpgNeil10.jpgNeil21.jpgStonehenge.jpg

  • Les lycéens à la rescousse !

    Dicker7.jpg

    Le formidable roman de Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, déjà consacré par le Grand Prix du roman de l'Académie française, a obtenu aujourd'hui le Prix Goncourt des lycéens 2012. Bel hommage des teenagers à un très jeune écrivain francophone qui honore la littérature française avec un ouvrage qui dépasse, et de loin, les standards du polar ou du thriller dans les limites desquels certains aimeraient le confiner. Qu'on lise avant de juger. Et ce n'est que du plaisir, sans compter l'humour constant de l'auteur et l'intérêt d'une approche critique de la société contemporaine et de ses fantasmes, de sa violence et de sa complexité.

     

    La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, deuxième ouvrage du jeune auteur genevois Joël Dicker, est le roman en langue française le plus surprenant, le plus captivant et le plus original que j’aie lu depuis bien longtemps. Comme je suis ces jours en train de relire Voyage au bout de la nuit, en alternance avec le Tiers Livre de Rabelais, je dispose de points de comparaison immédiats qui m’éviteront les superlatifs indus. Mais la lecture récente de très bons livres à paraître cet automne, tels Le Bonheur des Belges du truculent Patrick Roegiers, Notre-Dame-de-la-Merci du tout jeune Quentin Mouron tenant largement ses promesses, Après l’orgie du caustique Jean-Michel Olivier ou Prince d’orchestre de Metin Arditi qui donne son meilleur livre à ce jour, m’autorise aussi à situer le roman de Joël Dicker dans ce qui se fait de plus intéressant, à mes yeux en tout cas, par les temps qui courent.

    La publication prochaine de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert marquera-t-elle l’apparition d’un chef-d’œuvre littéraire comparable à celle du Voyage de Céline en1934 ? Je ne le crois pas du tout, et je doute que Bernard de Fallois, grand proustien et témoin survivant d’une haute époque, qui édite ce livre et en dit merveille, ne le pense plus que moi. De fait ce livre n’est pas d’un styliste novateur ni d’un homme rompu aux tribulations de la guerre et autres expériences extrêmes vécues par Céline; c’est cependant un roman d’une ambition considérable, et parfaitement accompli dans sa forme par un storyteller d’exception, qui joue de tous les registres du genre littéraire le plus populaire et le plus saturé de l’époque – le polar américain – pour en tirer un thriller aussi haletant que paradoxal en cela qu’il déjoue tous les poncifs recyclés avec une liberté et un humour absolument inattendus. Cela revient-il à situer le livre de Joël Dicker dans la filiation d’Avenue des géants, le récent best-seller, tout à fait remarquable au demeurant, de Marc Dugain ? Non : c’est ailleurs il me semble que brasse l’auteur genevois, même s’il interroge lui aussi les racines du mal au cœur de l’homme.

    Limpidité et fluidité

    Ce qu’il faut relever aussitôt, qui nous vaut un plaisir de lecture immédiat, c’est la parfaite clarté et le dynamisme tonique du récit, qui nous captive dès les premières pages et ne nous lâche plus. L’effet de surprise agissant à chaque page, je me garderai de révéler le détail de l’intrigue à rebondissements constants. Disons tout de même que le lecteur est embarqué dans le récit en première personne de Marcus Goldman, jeune auteur juif du New Jersey affligé d’une mère de roman juif (comme Philip Roth, ça commence bien…) et dont le premier roman lui a valu célébrité et fortune, mais qui bute sur la suite au dam de son éditeur rapace qui le menace de poursuites s’il ne crache pas la suite du morceau. C’est alors qu’il va chercher répit et conseil chez son ami Harry Quebert, grand écrivain établi qui fut son prof de lettres avant de devenir son mentor. Mais voilà qu’un scandale affreux éclate, quand les restes d’une adolescente disparue depuis trente ans sont retrouvés dans le jardin de l’écrivain, qui aurait eu une liaison avec la jeune fille. D’un jour à l’autre, l’opprobre frappe l’écrivain dont le chef-d’œuvre, Les origines du mal, est retiré des librairies et des écoles. Là encore on pense à Philip Roth. Quant à Marcus, convaincu de l’innocence de son ami, il va enquêter en oubliant son livre… qui le rattrapera comme on s’en doute et dépassera tout ce que le lecteur peut imaginer.

    Un souffle régénérateur

    Je me suis rappelé le puissant appel d’air de Pastorale américaine en commençant de lire La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, où Philip Roth (encore lui !) retrouve pour ainsi dire le souffle épique du rêve américain selon Thomas Wolfe (notamment dans Look homeward, Angel) alors que le roman traitait de l’immédiat après-guerre et d’un héros aussi juif que blond… Or Joël Dicker aborde une époque plus désenchantée encore, entre le mitan des années 70 et l’intervention américain en Irak, en passant par la gâterie de Clinton... qui inspire à l’auteur un charmant épisode. On pense donc en passant à La Tache de Roth, mais c’est bien ailleurs que nous emmène le roman dont la construction même relève d’un nouveau souffle.

    La grande originalité de l’ouvrage tient alors, en effet, à la façon dont le roman, dans le temps revisité, se construit au fil de l’enquête menée par Marcus, dont tous les éléments nourriront son roman à venir alors que les origines du roman de Quebert se dévoilent de plus en plus vertigineusement. Roman de l’apprentissage de l'écriture romanesque, celui-là s’abreuve pour ainsi dire au sources de la « vraie vie», laquelle nous réserve autant de surprises propres à défriser, une fois de plus, le politiquement correct.

    De grandes questions

    Qu’est-ce qu’un grand écrivain dans le monde actuel ? C’était le rêve de Marcus de le devenir, et son premier succès l’a propulsé au pinacle de la notoriété ; et de même considère-t-on Harry Quebert pour tel parce qu’il a vendu des millions de livres et fait pleurer les foules. Mais après ? Que sait-on du contenu réel des Origines du mal, et qu'en est-il des tenants et des aboutissants de ce présumé chef-d’œuvre ? Qui est réellement Harry ? Qu’a-t-il réellement vécu avec la jeune Nola ? Que révélera l’enquête menée par Marcus ? Qui sont ces femmes et ces hommes mêlées à l’Affaire, dont chacun recèle une part de culpabilité, y compris la victime ?

    Je n’ai fait qu’esquisser, jusque-là, quelques traits de ce roman très riche de substance et dont les résonances nous accompagnent bien après la lecture. Il faudra donc y revenir, Mais quel bonheur, en attendant, et contre l’avis mortifère de ceux-là qui prétendent que plus rien ne se fait en littérature de langue française, de découvrir un nouvel écrivain de la qualité de Joël Dicker, alliant porosité et profondeur, vivacité d'écriture et indépendance d'esprit, empathie humaine et lucidité, qualités de coeur et d'esprit.

     

    Ce qu'en dit Bernard de Fallois, éditeur:

    "Dans une expérience assez longue d'éditeur,on croit avoir tout lu: des bons romans, des moins bons, des originaux, plusieurs excellents... Et voici que vous ouvrezun roman qui ne ressemble à rien, et qui est si ambitieux, si riche, si haletant, faisant preuve d'une tellemaîtrise de tous les dons du romancier que l'on a peine à croire que l'auteur ait 27 ans. Et pourtant c'est le cas. Joël Dicker, citoyen suisse et même genevois, pour

    son deuxième livre, ve certainement étonnenr tout le monde".

     

    Dicker9.jpgJoël Dicker. La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Editions Bernard de Fallois / L’Age d’homme, 653p.

  • Ceux qui filent à l'anglaise

    BONA06.jpg

    Celui qui va tisser sa nouvelle liste chez Albion en évitant toute filature / Celle qui croit se reconnaître dans ce qui précède au motif qu'Albion est sa colombe blanche / Ceux qui échangent depuis des années sur la Toile sans s'être jamais serré la pince en 3D / Celui qui ne connaît de l'Angleterre que le Speaker's Corner de Hyde Park et les silences du Colonel Bramble quand il boit son Bourbon dans son bain / Ceux qui se rappellent les lueurs de Londres vues du haut de la butte sur laquelle monte Jude l'obscur quand il s'ennuie dans son bled / Celle qui croit que Maugham est une bourgade du Somerset / Ceux qui estiment que l'Angleterre vaut le déplacement même s'il faut y aller / Celui qui préfère Ian McEwan à Martin Amis sauf au tennis / Ceux qui ont lu Mort à crédit pour assurer genre punk attitude / Celui qui n'ose pas dire son âge à ses étudiantes en prospective éthique mais n'en était pas moins à l'île de Wight quand ça se mélangeait grave / Celle qui prépare son ndolé à Woodstock Road / Ceux qui dans le grand débat entre Rockers et Mods sont toujours restés réservés / Celui qui n'a pas lu les poèmes de Mary Sheffield au motif que son frère avait vraiment les cheveux trop longs et couchait paraît-il avec Lord Bacon / Celle qui a rencontré Fabrice à la grande expo du Caravage (donc à Rome, années 80) et l'a quitté après celle de Canaletto (donc à Venise, années 90) / Ceux qui se demandent si Le Caravage avait un problème de vue ou si son atelier manquait juste de lumière / Celui qui demande à Joël Dicker s'il est déjà millionnaire et dans ce cas s'il peut l'aider à financer l'extenson de l'avant-toit de son garage sinon il attendra / Celle qui recommande à sa fille de rencontrer ce Dicker par hasard qui présente bien et mène ses affaires en adulte responsable / Celles qui sont pour que Joël Dicker se rase et celles qui sont contre - ma foi chacun ses valeurs / Celui qui offre le dernier Goncourt à sa cousine snob en espérant l'énerver vu qu'elle préfère les loosers / Celle qui pense que Dicker avec un nom pareil est sûrement juif et d'ailleurs son protagniste se nomme Goldman comme le chanteur prénommé Jean-Jacques (sûrement juif) et le penseur marxiste prénommé Lucien (aussi juif que Marx sûrement) et ce prénom de Joël est sûrement celui d'un prophète de la Thora tu crois pas demande-t-elle à son ami Ramadan / Ceux qui ont noté la marque de l'ordi du jeune écrivain à succès pour se booster dans l'Aventure d'un roman à succès en visant clairement les traductions et le film / Celui qui jamais ne chantera Jealousy Rock et c'est pourquoi l'on lui trouve de la King Attitude / Celle qui entreprend la lecture de La Vérité sur l'affaire Harry Quebert dans l'avion de Manchester entre deux voyageuses en train de lire le même livre / Ceux qui se voient pour la première fois en 3D après avoir échangé pendant sept ans sur la Toile et qui s'en trouvent plus jeunes / Celui qui a le rire des bonnes gens / Celle qui t'accueille avec un sourire de lumière / Ceux qui se sont donné une semaine pour devenir inséparables avant de se quitter, etc.

    Ceux qui remettent ça

    Sur la proposition récente de François Bon, qui a publié il y a quelques années, à l'enseigne de Publie.net, une première tranche de ces listes, intitulée Ceux qui songent avant l'aube, je vais rassembler, ces prochains temps, une nouvelle série de 333 pages, tirées des 1400 existantes, que je distibuerai en sept parties correspondant à autant de tonalités, sans réduction systématique pour autant. Les intitulés de ces sept sections pourraient être 1) Matinales 2) Attentives 3) Intempestives 5) Ludiques 6) Délirantes 7) Mélancoliques.

    Image JLK: First Morning in Sheffield, Woodstock Road.

     

  • Ceux qui font tache

    PanopticonB80.jpg

    Celui qui se trouve exclu du club de foot à cause de la couleur de sa langue /Celle qui lit Tacite dans le jardin public plein d’enfant chinois / Ceux qui murmurent des mélopées chamaniques au milieu des baigneuses / Celui qui s’exprime très très lentement à la radio du matin au point de décontenancer l’animatrice Super Girl / Ceux qui sont tolérés en dépit de leur propension à la rêverie non recyclable / Celui qui affiche par trop sa joie de vivre aux yeux de la surveillante de l’orphelinat / Celle qui sent qu’elle ne sert plus à rien dans le journal féminin qui ne jure plus que par le fun / Ceux qui sont expulsés des bars de jeunes cadres dynamiques non fumeurs / Celui à qui l’euphorie générale fout le cafard / Celle qui découvre l’histoire de son pays dans les livres qu’on ne lit plus à l’école / Ceux qui se mettent à dissimuler leur culture dite élitaire / Celui qui n’est plus reçu à la piscine des nageurs politiquement coordonnés / Celle qui se signale toujours par quelque extravagance stylistique du genre « j’infère ceci des arguments suaves du redoux préalpin aux moiteurs sensuelles des biotopes » / Ceux qui dérogent à la convivialité positive / Celui qui met les pieds au mur du son dans le quartier des abuseurs bruyants / Celle qui refuse d’ingérer le yaourt officiel du Parti des écologue de droite socio-démocrate / Ceux qui cherchent à plaire aux oiseaux des hautes branches / Celui qui installe un Totem devant sa piscine à sacrifices que dissimule un mur de parpaing chaulé / Celle qui porte un chapeau vert à l’imitation des dames d’un roman oublié / Ceux qui ont passé du maximalisme hard au minimalisme ultrasoft genre Delerm édulcoré tout bio / Celui qui te dénonce au motif que tes cheveux blonds et tes yeux verts lui inspirent des pensées illicites / Celle qui découvre avec horreur la collection Signe de Piste dont son grand-oncle Ange-Marie, cette probable tante refoulée, faisait son miel avant d’entrer à la Légion puis de s’égarer chez les Franciscains / Ceux qui dansent sur le volcan virtuel / Celui qui est allé tellement loin dans le simulacre qu’il a fini par devenir le clone de lui-même à l’époque où il faisait figure de garçon rangé plein d’avenir / Celle qui fait collection d’hommes lesbiens dont elle dispose les scalps sur le manteau de sa cheminée design / Ceux qui ont un couteau spécial pour s’échapper de la nasse du conformisme ambiant / Celui qui hante les clairières philosophiques avec un calepin sur lequel il note ses pensées à la musicalité volatile / Celle qui se sent petite naine futile dans le stade où les Giants nietzschéens affrontent les Rangers néo-kantiens, etc.

    Image: Philip Seelen

     

  • Ceux qui cassent le morceau

    Rodgers16.jpg

    Celui qui avoue sur CNN qu'il a eu une relation buccale avec la levrette du directeur démissionaire de la CIA / Celle qui a baisé avec un enseigne du vaisseau spatial Fuck the Stars / Ceux qui ne se sont pas rasés en lisant Joël Dicker / Celui qui a fait sauter le bouchon de la veuve Cliquot / Celle qui avoue dans Valeurs Nouvelles qu'elle a commis la copulation basse avec son époux légitime et cela durant 37 ans mais c'était avant la Loi actuelle cependant elle demande pardon / Ceux qui estiment que les gays et lesbiennes doivent aussi baiser à l'église sinon c'est pas normal / Celui qui milite pour la libération sexuelle des chaises percées / Celle qui estime qu'on devrait couper le zob des muslims qui la sifflent au bazar dès que le minaret a le dos tourné / Ceux qui prônent l'inclusion du fantastique social dans la littérature du novmonde / Celui qui prétend que Iéshouah est un enculé de chien chrétien ce qui est historiquement non prouvé et scientifiquement controuvé mais on ne saurait contrarier l'insulteur sans faire insulte à sa liberé de penser n'est-ce pas / Celle qui a toujours considéré le puritanisme comme un avatar du dépravement moralisant / Ceux qui ont horreur de la liberté en général et des orgies de lecture en particulier / Celui qui recommande volontiers le bel essai de Peter Brown intitulé Le renoncement à la chair aux lycéennes tentées de ne pas baiser avant le fatal mariage / Celle qui dit crânement à l'ouvrier parisien qu'elle aime le samedi soir tirer un coup après l'turbin / Ceux qui vont faire euthanasier leurs enfants mâles avant qu'ils ne soient tentés de sodomiser leurs enfants femelles comme ça arrive déjà dans les Etats du Bible Belt / Celui qui est pédé comme un phoque mais kiffe grave les otaries / Celle qui a un look chelou et un clavecin pas tempéré sous son chtador / Celui qui se dit hétéro pour corser le plaisir au niveau du Gang Bang gauche-droite / Celle qui a baptisé Clito son Saint-Bernard pour affirmer son bon droit lesbien de gauche / Ceux qui estiment qu'on ne doit pas rire du sexe vu que c'est quelque part sacré et que ça risque de faire de la peine aux psys / Celui qui ne s'est jamais lâché sur le divan de sa psy qui reconnaît que c'est plus propre ainsi / Celle qui s'est donnée à Jésus qui lui au moins ne demande rien que son coeur sur le radiateur / Ceux qui font des patiences après avoir limé avec impatience / Celui qui exige cent coups de vierges à l'impie ne rêvant pas de cent mille vierges après coup / Celle qui en a ras le cul de ces histoires de cons à la Clinton / Ceux qui persistent gravement à croire qu'il y a une vie sur le tramway Désir entre les stations IVG et EXIT, etc.

    Image:Terry Rodgers

  • Confusion

    Panopticon567.jpg

    C'est l'une des seules fenêtres qui restent éclairées dans la masse ténébreuse de la cité, et le voyeur engoncé dans son pardessus continue d'espérer que des corps vont apparaître de dessous les draps formant là-bas comme un nuage.

    L'idée de corps enlacés dans cette nuit en banlieue le rend fou. L'idée qu'un couple fasse des choses sous ces draps qui bougent et qu'il n'en voie rien lui est une espèce de supplice, mais il ne perd pas tout espoir. À trois reprises déjà il a senti le froid le gagner quand la lumière s'est éteinte, puis la lumière est revenue.

    Et tout à coup il y a du nouveau. Hélas on dirait une infirmière et pas le temps de l''maginer nue sous la blouse car voici sortir des draps la tête d'un vieil oiseau déplumé qui lui rappelle celle de Clara.

    Alors cette pensée le ramène chez lui: ne se reproche rien pour autant mais se promet que, demain soir, il reprendra la lecture à sa vieille locataire aveugle qui lui dit que l'écouter la fait jouir.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Ceux qui font l'inventaire

    Panopticon111.jpg

    Celui qui scrute le ciel au microscope / Celle qui a découvert les Sept Merveilles du Monde sur un drap de lit servant d'écran à la lanterne magique de son oncle Pamphile / Ceux qui assisteront au mariage gay du fils du pasteur Dessous-l'Eglise / Celui qui était de la bande des incendiaires du Bois de la Grêle en 1960 / Celle dont on a dit qu'elle tounait mal au motf qu'elle a porté la première ce qui préfigurait la minijupe en à peine moins olé olé / Ceux dont l'enfance fut de sauvageons vu que leurs parents les savaient en forêt plutôt que dans les quartiers de l'Ouest où la misère ouvrière rend (parfois) vicieux / Celui qui se rappelle les folles glissades en luges attelées du haut en bas du quartier / Celle qui en pinçait pour le grand Marco à la caisse à savon rouge pétant / Ceux qui avaient des longueurs d'avance sur la classe tout en occupant ses derniers rangs / Celui qui n'ajamais célébré l'Ouvrier pour se faire bien voir / Celle qui sait parler aux employé du garage / Ceux qui respectent le Travail / Celui qui pense que le travail rend libre mais ne le crie pas sur les toits / Celle qui a toujours recommandé à son fils le scribe de moins travailler alors qu'il s'est toujours considéré comme un plus ou moins jean-foutre / Ceux qui creusent à mains nues dans les anciennes galeries minières du Katanga pour en tirer des sacs de minerai en vrac qu'ils revendent à des Chinois pour des sommes de galère /Celui qui retrouve le sens du mot vertu / Celle qui polit les mots sur son établi à la lumière du jour / Ceux qui se complaisent dans le vague-à-l'âme / Celui dont la bonté acquise est de type rabelaisien ou disons christo-rabelaisien ce qui revient au même n'est-ce pas ? / Celle qui aime les complications horlogères / Ceux qui reprochent à Barack Obama de se comporter en ennemi de la Banque suisse alors qu'il est juste l'otage de la Banque américaine / Celui qui dit qu'il sait ce qu'il sait d'un ton si menaçant qu'on en conclut que ce qu'il ne sait pas pourrait constituer la vraie menace / Celle qui sait qu'elle ne sait rien mais passe néanomins pour une poseuse aux yeux de ses cousins plus ignorants qu'elle mais ne lui pardonnant point son Diplôme Cantonal de maïeutique prospective / Ceux qui redoutent un peu les 50 nuances d'ennui du dernier "best" genre Barbara Cartland relooké SM soft mais faudrait le lire et ça c'est pas demain mon p'tit Maxou / Celui qui rêve de se faire fouetter nom de sort mais pas trop fort vu le prix actuel de la peau des fesses / Celle qui trouve son intérêt professionnel à faire une pipe au sous-directeur non-fumeur / Ceux qui ont découvert un monde mieux dessiné avec leurs premières lunettes de myopes du Poitou et même d'ailleurs / Celui qui se rappelle le poële de fonte qui devenait en hiver un personnage important de la maison / Celle qui n'aurait jamais osé interrompre le soliloque de son arrière-grand-mère paternelle dite aussi la mémé de Crissier / Ceux qui ne se rappellent même pas les prénoms de leurs aïeux des deux côtés sans en conclure qu'ils n'ont jamais existé mais c'est tout comme en somme, etc.

    (Cette liste a été notée au crayon Caran d'Ache 4B dans les marges de l' Autobiographie des objets de François Bon, récemment parue au Seuil dans la collection Fiction & Cie)

    Image: Philip Seelen

  • Joël Dicker et le littérairement correct

    Dicker7.jpgÀ propos du Prix Goncourt 2012 et de la "littérature littéraire". Dialogue schizo.

     

    Moi l'autre: - Ainsi donc, Joël Dicker à loupé le Goncourt !

     

    Moi l'un: - Mais pas du tout ! Je dirai plutôt que le Goncourt s'est privé de Dicker, qui rime avec dessert. Et je trouve que le Goncourt se dessert en loupant une belle occase...

     

    Moi l'autre: - En quoi cela ?

     

    Moi l'un: - Parce que l'Académie avait une chance de se faire un peu mieux connaître à Toronto, à Sydney ou au Japon, sans parler des kiosques d'aérogares internationaux où l'on ignore tout du dernier Goncourt s'il n'est pas signé Houellebecq, alors que les noms d'Amélie Nothomb ou de Jean d'Ormesson cartonnent avec ou sans bandeau de prix. Or le roman de Dicker était, de toute évidence, le plus traduisible des papables, et je te fiche mon billet qu'il va circuler un peu partout.

     

    Moi l'autre: - Tout ça parce que La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert n'était pas assez littéraire au gré des académiciens ? Ou parce que Dicker avait déjà eu droit au prix de l'Académie française ? Parce qu'il est Suisse ? Parce qu'il est mal rasé et que dame Edmonde Présidente craignait que ça piquât ( du verbe piquâter) ? Parce que ces vioques sont jaloux de ce jeune talent craquant ?

     

    Moi l'un: - On n'en sait rien et peu importe, mais j'ai l'impression que l'argument du "pas assez littéraire" a compté, ou bénéficié par défaut au "très littéraire" Ferrari dont le roman va faire fuir le public ça c'est sûr...

     

    Moi l'autre: - On aime pourtant pas mal la littérature toi et moi ?

     

    Moi l'un: - Toi je sais pas, mais moi la littérature littéraire me gonfle de plus en plus, essentiellement en langue française je précise. Autant que la poésie poétique ou plus exactement poëtique. Je ne dis pas pour autant que Le sermon sur la chute de Rome soit un maivais livre, loin de là. Je ne l'aurais pas lu jusqu'au bout si je n'avais pas eu à en rendre compte à la radio, et j'y suis allé sans trop souffrir; mais après la magnifique ouverture et le jeu de miroirs de la filiation, entre les générations, j'ai trouvé les protagonistes et leur descente aux enfers assez téléphonée - surtout ces "ébats sataniques" m'ont paru manquer de chair, si j'ose dire. Restent pourtant les phrases et leur musique, tout à fait à mon goût proustien en revanche malgré certaine trivialité qui fait un peu rustine sur le pneu. Mais bon: c'est de la vraie littérature, Ferrari est un auteur et en somme tant mieux qu'on le décore pour une oeuvre suivie depuis pas mal de temps et qui se tient. Là où je suis plus sceptique, et rien à voir avec lui, c'est qu'il soit défendu au nom de ce que j'appelle la "littérature littéraire", genre bon genre pour profs de lettres et libraires bon genre bon chic.

     

    Moi l'autre: - Pas vraiment le genre de la bande à Ruquier...

     

    Moi l'un: - Je n'en sais rien: pas vu l'épisode fameux. Et de ce critère aussi je me fous bien. Ce qui m'intéresse seulement, c'est le roman de Dicker, qui non seulement me paraît de la bonne littérature comme je l'entends aussi, vu que c'est cent fois plus proche de Martin Amis que de Marc Levy. Ce que j'aurais aimé entendre, dans le débat des académiciens, c'est l'argumentation des uns et des autres. Je me rappelle les arguments débiles d'un Angelo Rinaldi, parlant en imam de mosquée littéraire veillant sur la pureté de sa vierge, quand il a démoli Les Humeurs de la mer de Volkoff, immense roman beaucoup plus ample que celui de Dicker, mais d'un auteur dont la puissance narrative et la profondeur de pensée ne pouvaient qu'effaroucher notre esthète à talonnettes.

     

    Moi l'autre: - Donc cette défense de la "littérarure littéraire" relèverait de la posture sociale élitaire plus que de la position fondée sur l'Objet...

     

    Moi l'un: - Il me semble qu'il y a pas mal de ça. Et pas mal de tartufferie pusillanime là-dedans. Genre "il est de nôtres", ou pas. Très Jockey-Club de parvenus tout ça. Et surtout ne pas entrer en matière sur le contenu du livre. On a quand même moins de ça aux States qu'en France, même si les snobs universitaires ne sont pas moins coincés aux States qu'en France. J'ai vu leur moue quand j'évoquais là-bas une Sagan ou une Nothomb, et leurs yeux aux ciels à la seule mention des noms de Duras ou de Sarraute...

     

    Moi l'autre: - Reste à voir si les lycéens du Goncourt ont déjà le souci du "littérairement littéraire". Ce sera le 15 novembre...

     

    Moi l'un : - En attendant on souhaite bon vent à Jérôme Ferrari, en espérant qu'il ne paie pas trop cher ce que Jean Carrière a appelé le "prix du Goncourt", gloire et déprime consécutive pour pas mal de lauréats, jusqu'à l'auto-destruction pour certains. On peut relire son bouquin documenté perso...

    Moi l'autre: - Notre ami Chessex l'avait surmonté crânement en 1973...

    Moi l'un: - C'est vrai que, tout en faisant suer pas mal de gens avec le rappel de la chose - tu te souviens quand il insultait, sous nos yeux ébahis, sa proprio du vieux quartier lui réclamant son loyer, lui balançant que son Goncourt supposait d'autres égards - il n'en a pas moins repris l'enseignement tout gentiment après avoir fait construire sa jolie maison au coin du bois.

    Moi l'autre: - Quant à Joël Dicker,il aura peut-être autant de lecteurrs à Noël que Maître Jacques en ce temps-là.

    Moi l'un: - C'est tout le mal qu'on lui souhaite, autant qu'à L'Age d'Homme et à Bernard de Fallois. Mais surtout: que son livre soit vraiment lu et discuté parce qu'il module de vrais thèmes, en rapport avec la gloire littéraire et ses aléas, la violence dans la société actuelle, la folie éventuelle de l'écrivain et les multiples pulsions ou délires de frustrations qui peuvent aboutir à un crime. Joël Dicker ne fait pas du tout un polar à thèse mais il pose des tas de questions en passant, et puis le montage de son roman et son développement interne, enté sur l'enquête du jeune romancier venu à la rescousse de son pair aîné, l'enchevêtrement clair de tout ça, le vertige final et la "vérité" qui ne se laisse pas vraiment saisir - tout ça dépasse décidément le divertissement de plate consommation qu'on cherche à dégommer en toute mauvaise foi fondée sur le littérairement correct. Dicker9.jpg

     

  • Villa Sumatra

    Où il est question d’un quartier de nos vacances d'enfants, dans les hauts de la ville de Lucerne. De la vision roborative des Capucins au football et du souvenir d’un facétieux oncle voyageur.

             A l’arrêt des Capucins me réapparut une vigoureuse mêlée de mollets d’ivoire au football, mais déjà tout s’amenuisait dans la perspective du trolleybus qu’on eût dit pénétrant dans la reconstitution en modèle réduit du quartier de l’oncle Fabelhaft.
             Rien n’y avait certes changé, pas un nouveau bâtiment n’avait surgi entre le cloître des Capucins  et le Terminus dont le rond-point marquait une invisible frontière, par delà laquelle on s’engageait dans un dédale de chemins privés et de villas Mon Rêve rivalisant de décence - n’était la Villa Sumatra que je venais retrouver -, tout semblait resté en l’état, et pourtant une étrange sensation physique m’oppressait, que j’expliquai sur le moment par la double métamorphose de nos corps et de nos souvenances.
             La vision des mollets nus des Capucins, cette chair tenue à l’ordinaire sous la bure et qui s’exhibait soudain au gré d’un saut ou d’une bousculade, m’avait soudain ressaisi comme une bouffée de fraîcheur qu’aussitôt j’associai à nos baignades dans le lac alpin, mais à la fois au clair-obscur surodorant de l’antre aux statues nègres et aux serpents en majesté de l’oncle Fabelhaft dont les yeux saillaient de malice à l’arrivage de ces enfants petits qu’il s’impatientait d’emmener au bout du monde après les avoir juchés sur tel palanquin ou tel rouf de steam-boat à vapeur jaune, selon nos propres souhaits d’explorer tel ou tel continent.
             Alentour je ne voyais, pour l’instant, que de sages maisons locatives à vitrages pudiques, alignées de part et d’autre des trottoirs réglementaires; et quelques habitants visibles ici et là confirmaient eux aussi mon impression que tout en ces lieux s’était rétréci. Du mois pensais-je revoir sous peu la Villa Sumatra, et comment ne pas se sentir alors des ailes, comment ne pas se prendre pour une espèce de Gulliver ?
             Cependant une autre chose me frappa, et c’était l’absence d’enfants dans tout le voisinage. Je n’y avais guère pensé tant que je me dirigeais, en somnambule, dans le dédale des Sans Issue et des Ayants droit seuls autorisés, mais bientôt je commençai de ressentir un manque, que devait ensuite accentuer mon incapacité de retrouver la Villa Sumatra
             Tout ce que me rappelait le seul mouvement de rechercher la demeure enchantée ne pouvait, à l’évidence, s’accommoder trop longtemps de l’affairement de ces retraités proprets, en survêtements bleu ciel ou rose fluo, qui surveillaient leur ligne et leur territoire avec la même vétilleuse vigilance. Où étaient les enfants ? Où étaient les pirates de la mer de Chine ? Où était l’oncle des oncles ?
             Partout des haies avaient poussé, dans lesquelles il n’était place cependant pour le moindre nid et que n’ajourait aucune espèce de lucarne. C’étaient des murs végétaux qui défiaient toute indiscrétion et tout échange, formant un dédale du fond duquel on n’apercevait plus que des pointes de cyprès alignés ou d’impeccables toits de tuile.
             Or constatant qu’il me serait impossible de retrouver, en un tel labyrinthe, la maison folle de l’oncle disparu depuis longtemps, et craignant maintenant de la découvrir pareille aux autres, je m’égarai bientôt en visant cependant le bois de chêne qu’il y avait sur la colline proche, et à la lisière duquel, à la fin d’une journée d’été, entre chien et loup, l’oncle Fabelhaft m’avait conduit pour m’en faire écouter le silence.
             En d’autres temps je me fusse sûrement senti plein de mélancolie, voire de chagrin, mais c’était au contraire une joie qui me venait tout à coup en me remémorant les merveilleuses élucubrations de l’Oncle Fabelhaft; et ça ne faisait pas un pli, les enfants y auraient droit à leur tour: j’allais leur raconter la Villa Sumatra transformée en squat fabuleux au milieu du quartier suissaud, il y avait sur les murs extérieurs des tags géants qui rehaussaient la splendeur des orchidées Wunderbaria, l’esprit de l’oncle survivait sous la forme d’un tamanoir à l’oeil tendre qu’on localisait à l’odeur, quelques sans-papiers pakistanais relégués dans le cabanon du jardin figuraient les bandits de naguère, qui buvaient gravement du Coca-Cola en reluquant les jeunes adorateurs du soleil tout nus sur l’ancienne terrasse aux figuiers de Barbarie, et le soir, à la brune, quand les ombres commençaient de remuer entre les massifs ensauvagés, dans les fumées d’herbe et de cervelle bourgeoise grillée au feu de bois, le grand fourmilier se remettait à débiter de très anciennes menteries.        

  • Goncourt ou pas...

    Dicker5.jpg

    Le formidable roman de Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, n'a pas, finalement, obtenu le Prix Goncourt 2012. Les académiciens lui ont préféré Le sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari, très beau livre d'un tour plus littéraire assurément que le roman de notre préférence. Or celui-ci a déjà fait un magnifique parcours, gratifié du Grand prix du roman de l'Académie française et plébiscité par le public. Belle aventure qui continue maintenant, avec un jeune auteur qui a la vie devant lui. Evohé !   

    La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, deuxième ouvrage du jeune auteur genevois Joël Dicker, est le roman en langue française le plus surprenant, le plus captivant et le plus original que j’aie lu depuis bien longtemps. Comme je suis ces jours en train de relire Voyage au bout de la nuit, en alternance avec le Tiers Livre de Rabelais, je dispose de points de comparaison immédiats qui m’éviteront les superlatifs indus. Mais la lecture récente de très bons livres à paraître cet automne, tels Le Bonheur des Belges du truculent Patrick Roegiers, Notre-Dame-de-la-Merci du tout jeune Quentin Mouron tenant largement ses promesses, Après l’orgie du caustique Jean-Michel Olivier ou Prince d’orchestre de Metin Arditi qui donne son meilleur livre à ce jour, m’autorise aussi à situer le roman de Joël Dicker dans ce qui se fait de plus intéressant, à mes yeux en tout cas, par les temps qui courent.

    La publication prochaine de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert marquera-t-elle l’apparition d’un chef-d’œuvre littéraire comparable à celle du Voyage de Céline en1934 ? je ne le crois pas du tout, et je doute que Bernard de Fallois, grand proustien et témoin survivant d’une haute époque, qui édite ce livre et en dit merveille, ne le pense plus que moi. De fait ce livre n’est pas d’un styliste novateur ni d’un homme rompu aux tribulations de la guerre et autres expériences extrêmes vécues par Céline; c’est cependant un roman d’une ambition considérable, et parfaitement accompli dans sa forme par un storyteller d’exception, qui joue de tous les registres du genre littéraire le plus populaire et le plus saturé de l’époque – le polar américain – pour en tirer un thriller aussi haletant que paradoxal en cela qu’il déjoue tous les poncifs recyclés avec une liberté et un humour absolument inattendus. Cela revient-il à situer le livre de Joël Dicker dans la filiation d’Avenue des géants, le récent best-seller, tout à fait remarquable au demeurant, de Marc Dugain ? Non : c’est ailleurs il me semble que brasse l’auteur genevois, même s’il interroge lui aussi les racines du mal au cœur de l’homme.

    Limpidité et fluidité

    Ce qu’il faut relever aussitôt, qui nous vaut un plaisir de lecture immédiat, c’est la parfaite clarté et le dynamisme tonique du récit, qui nous captive dès les premières pages et ne nous lâche plus. L’effet de surprise agissant à chaque page, je me garderai de révéler le détail de l’intrigue à rebondissements constants. Disons tout de même que le lecteur est embarqué dans le récit en première personne de Marcus Goldman, jeune auteur juif du New Jersey affligé d’une mère de roman juif (comme Philip Roth, ça commence bien…) et dont le premier roman lui a valu célébrité et fortune, mais qui bute sur la suite au dam de son éditeur rapace qui le menace de poursuites s’il ne crache pas la suite du morceau. C’est alors qu’il va chercher répit et conseil chez son ami Harry Quebert, grand écrivain établi qui fut son prof de lettres avant de devenir son mentor. Mais voilà qu’un scandale affreux éclate, quand les restes d’une adolescente disparue depuis trente ans sont retrouvés dans le jardin de l’écrivain, qui aurait eu une liaison avec la jeune fille. D’un jour à l’autre, l’opprobre frappe l’écrivain dont le chef-d’œuvre, Les origines du mal, est retiré des librairies et des écoles. Là encore on pense à Philip Roth. Quant à Marcus, convaincu de l’innocence de son ami, il va enquêter en oubliant son livre… qui le rattrapera comme on s’en doute et dépassera tout ce que le lecteur peut imaginer.

    Un souffle régénérateur

    Je me suis rappelé le puissant appel d’air de Pastorale américaine en commençant de lire La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, où Philip Roth (encore lui !) retrouve pour ainsi dire le souffle épique du rêve américain selon Thomas Wolfe (notamment dans Look homeward, Angel) alors que le roman traitait de l’immédiat après-guerre et d’un héros aussi juif que blond… Or Joël Dicker aborde une époque plus désenchantée encore, entre le mitan des années 70 et l’intervention américain en Irak, en passant par la gâterie de Clinton... qui inspire à l’auteur un charmant épisode. On pense donc en passant à La Tache de Roth, mais c’est bien ailleurs que nous emmène le roman dont la construction même relève d’un nouveau souffle.

    La grande originalité de l’ouvrage tient alors, en effet, à la façon dont le roman, dans le temps revisité, se construit au fil de l’enquête menée par Marcus, dont tous les éléments nourriront son roman à venir alors que les origines du roman de Quebert se dévoilent de plus en plus vertigineusement. Roman de l’apprentissage de l'écriture romanesque, celui-là s’abreuve pour ainsi dire au sources de la « vraie vie», laquelle nous réserve autant de surprises propres à défriser, une fois de plus, le politiquement correct.

    De grandes questions

    Qu’est-ce qu’un grand écrivain dans le monde actuel ? C’était le rêve de Marcus de le devenir, et son premier succès l’a propulsé au pinacle de la notoriété ; et de même considère-t-on Harry Quebert pour tel parce qu’il a vendu des millions de livres et fait pleurer les foules. Mais après ? Que sait-on du contenu réel des Origines du mal, et qu'en est-il des tenants et des aboutissants de ce présumé chef-d’œuvre ? Qui est réellement Harry ? Qu’a-t-il réellement vécu avec la jeune Nola ? Que révélera l’enquête menée par Marcus ? Qui sont ces femmes et ces hommes mêlées à l’Affaire, dont chacun recèle une part de culpabilité, y compris la victime ?

    Je n’ai fait qu’esquisser, jusque-là, quelques traits de ce roman très riche de substance et dont les résonances nous accompagnent bien après la lecture. Il faudra donc y revenir, Mais quel bonheur, en attendant, et contre l’avis mortifère de ceux-là qui prétendent que plus rien ne se fait en littérature de langue française, de découvrir un nouvel écrivain de la qualité de Joël Dicker, alliant porosité et profondeur, vivacité d'écriture et indépendance d'esprit, empathie humaine et lucidité, qualités de coeur et d'esprit.

     

    Ce qu'en dit Bernard de Fallois, éditeur:

    "Dans une expérience assez longue d'éditeur,on croit avoir tout lu: des bons romans, des moins bons, des originaux, plusieurs excellents... Et voici que vous ouvrezun roman qui ne ressemble à rien, et qui est si ambitieux, si riche, si haletant, faisant preuve d'une tellemaîtrise de tous les dons du romancier que l'on a peine à croire que l'auteur ait 27 ans. Et pourtant c'est le cas. Joël Dicker, citoyen suisse et même genevois, pourson deuxième livre, va certainement étonnenr tout le monde".

     

    Joël Dicker. La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Editions Bernard de Fallois / L’Age d’homme, 653p.

     

    En piste pour le Goncourt 2012

    «Peste & choléra», de Patrick Deville (Seuil)

    «La vérité sur l'affaire Harry Quebert», de Joël Dicker (Fallois)

    «Le sermon sur la chute de Rome», de Jérôme Ferrari (Actes Sud)

    «Lame de fond», de Linda Lê (Bourgois)

  • Ceux qui y croient

    Ramallah168.jpg

    MERDE à ceux qui n'y croient pas. MERDE à Barack Obama et à Joël Dicker. MERDE à à ce jour J qui pourrait marquer l'accession d'un jeune auteur romand à la Maison Blanche et voir Barack enfin consacré par le Prix Goncourt qu'il convoite fébrilement après un Nobel de la Paix peu suivi d'effets...

    Et (re)voici ma liste de novembre 2008...

    Celui qui aime les gens ordinaires / Celle qui rebaptise ses tortues Malia et Sasha / Ceux qui vont repeindre la devanture de leur salon de coiffure en l’honneur du Nouveau Président auquel ils s’identifient en tant que métèques amateurs de basketball supporters du club de l’université d’Oregon / Celui qui avait pointé les vers de Nostradamus annonçant La Baraka de Barack / Celle qui a réalisé un buste d’Obama en résine teintée mais pas trop / Ceux qui estiment qu’Armageddon est compromise avec ce Black probablement séropositif / Celui qui va recommencer à fumer sans états d’âme / Celle qui habillera ses filles Molly et Dolly à l’imitation de la First Lady pour le Bal de la paroisse évangélique de South Atlanta / Ceux qui se demandent si les démocrates vont enfin purger le parc municipal des écureuils gris / Celui qui est resté devant son téléviseur à écran plasma la nuit durant pour pouvoir dire à ses enfants « j’y étais » / Celle qui a enregistré la première déclaration de Barack pour se la repasser à tête reposée / Ceux qui sont amis avec Michelle Obama sur Facebook sans se douter que sous ce nom se cachent deux jumelles texanes fans de Dolly Parton / Celui qui n’enlèvera pas le poster de McCain de la porte de son garage d'auxiliaire des pompiers de Macon (Georgia) / Celle qui avait écrit un si beau poème à l’éloge de Sarah Palin / Ceux qui ont fait une liste de revendications à adresser à la Maison Blanche au nom des Républicains Déçus / Celui qui se rappelle une promesse non tenue de Barack alors qu’ils fréquentaient la même école de Punahou d'Hawaï / Celle qui a obtenu le désamiantage d’un local social grâce à l’appui de ce sacré battant de Barack / Ceux qui estiment que le futur hôte de la Maison Blanche a une chance sur deux de ne pas être assassiné / Celui qui insinue que la mère d’Obama aurait également couché avec le frère de son ex / Celle qui croit fondamentalement à la bonne foi des deux tiers de l’humanité voire plus / Ceux qui estiment que John McCain eût mieux fait de se choisir une Sarah Palin mulâtre, Celui qui lit Histoire d’O à Bamako / Celle qui envoie un SMS à Oprah Winfrey pour lui dire que sans son soutien ce freluquet ne passait pas la rampe / Ceux qui n’ont pas trouvé le temps de voter, etc.

  • Ceux qui cliquent sur la bannière

    PaintJLK1.JPG

    Celui que la novlangue amuse sans l'abuser / Celle qu'on dit la Sévigné des SMS / Ceux qui p'tain disent FUCK tous les trois mots non mais, p'tain, tu trouves pas ça p'tain de grossier ? /Celui qui surveille son langage sans trop se faire chier / Celle qui est peuple de noble pensée et parle comme un charretier distingué / Ceux qui font des pipes aux dés comme d'autres font des pompes dans le verger / Celui qui assume sa différence de muet albinos suisse allemand addict à Twitter / Celle qui lit Le Bleu du ciel de Bataille pour pas suffoquer dans l'esprit du temps genre 50 nuances de Grey sans rien d'Earl / Ceux qui n'aiment que les livres dont on ne sent pas que les auteurs y ont été contraints / Celui qui revit en lisant d'affilée L'Arrêt de mort et Les pieds maternels / Ceux qui se transmettent le titre de la nouvelle Sarrazine avec des airs entendus et comme d'un secret / Celui dont le gris troublé du regard évoque un cigare éteint / Celle que son obsession quitte à la première panne de courant / Ceux qui n'aiment que les livres genre sterling / Celui qu'attriste la chair non consommée / Celle que les mots ébranlent et qui s'en inonde / Ceux qui dégagent le fumet fétide des fauves au saut du lit / Celui qui se demande un peu que faire de Dirty un dimanche matin après l'amour et se rappelle qu'elle aime bien avec de l'Earl Gray ces beignets qu'on appelle cuisses-de-dames / Celle qui dit aimer qu'on l'embrasse "dans la bouche" avec un peu de sel et de citron genre moule Poulette / Ceux dont le coeur bat si fort qu'on l'entend sous les habits du dimanche comme le tam-tam dans les fourrés / Celui qu'on disait réservé et qui danse à présent sur le ventre de la mariée couche-toi-là / Celle qui glousse en rotant et lance au liftier qu'elle n'a pas besoin de ses couilles mais bon c'est dans ce livre juté par Bataille et maintenant on va faire un tour sous le ciel aux 50 nuances de bleu / Ceux qui se réjouissent de se rencontrer en 3 D la semaine prochaine du côté de Manchester / Celui qui se rappelle les allumés de Hyde Park Corner mais à peu près rien d'autre de son seul trip londonien en 1970 / Celle qui a joué son rôle d'oiseau de malheur que mon cafard a mazouté / Ceux qui se prénomment Lazare et ne ressuscitent pas pour autant faute d'exercice ou parce qu'ils se sont trompé de gare au départ / Celui qui a le don des langues mais peine un peu au french kiss avec l'Américaine à dégaine de jackalope en baskets / Celle que revigore les "j'aime" saluant ses poèmes genre coin de ciel bleu sur Facebook / Ceux qui resteront quelque temps sur Facebook après leur décès mais là plus tant moyen de cliquer "j'aime" que voulez-vous c'est la vie quand on est mort, etc.

    Peinture: Toscane rêvée, fecit JLK. Huile sur toile, 2008. 

  • Le Goncourt en Suisse profonde ?

    Soutter9.JPGDialogue schizo

    La dernière rumeur. Un D chasserait l'autre. Le génie helvétique à Morges. Louis Soutter et les Forel. Yersin notre prof de gym. La sale gueule d'Alexandre Yersin, pareille à celle de Stanley...

     

    Moi l'autre: - Donc la dernière rumeur dirait que le Goncourt serait bel et bien attribué lundi à un auteur dont le nom commence par la lettre D, mais qui ne serait pas Suisse.

    Moi l'un: - C'est en effet ce qu'elle nous balance par SMS. Non pas Dicker par conséquent, mais Deville. Peste et choléra, de Patrick Deville.

    Moi l'autre: - Et ça te navre, après que nous avons (virtuellement) attribué notre Goncourt 2012 au très savoureux et sapiençal Bonheur des Belges, de l'ami Patrick Roegiers, avant de nous rallier au panache de Joël Dicker ?

    Moi l'un: - Non, et pour autant que la rumeur s'avère, je trouverais ce choix équitable et juste, qui consacrerait une oeuvre déjà considérable et un livre dont le protagoniste est bonnement extraordinaire, et l'écriture incisive et d'une parfaite musicalité, nette et vive, parfaitement apropriée à son objet. À part quoi ça me ferait un vieux plaisir de revenir dans le Morges mômier des "aristocrates de la foi" et des grands originaux en rupture de banc d'église que furent le génial Louis Soutter, les Forel et les Yersin.

    Moi l'autre: - Mais on ne lâche pas Joël Dicker...

     

    Moi l'un: - Absolument pas ! D'ailleurs rien n'est sûr sûr. Et puis on emmerde résolument celles et ceux qui prétendent que La vérité sur l'Affaire Quebert serait moins de la littérature que Le sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari, cousu de longues phrases somptueuses et sondant les temps humains avec beaucoup d'originalité, ou que Peste et choléra. La littérature est un très vaste pays, même s'il ne faut pas tout mélanger. Jamais on ne mettra Michael Connelly ou Jo Nesbo sur le même plan que Faulkner ou que Fitzgerald, mais le mépris des cuistres ou des coincés pour ce qu'on dit la sous-littérature est parfois à réviser, comme avec Patricia Highsmith ou Simenon. Quant à Joël Dicker, il pourrait encore nous étonner...

    Moi l'autre: - David Caviglioli a parlé de lui comme d'une espèce de sous-Roth sur canevas de téléfilm...

    Moi l'un: - Je trouve ça plutôt méchant et surtout superficiel. C'est vrai qu'on pense à Philip Roth, mais aussi à John Irving ou à Salinger, même à Bret Easton Ellis en lisant Dicker, mais ça n'a rien de l'imitation mimétique ni même de la référence littéraire. Je l'ai plutôt pris comme un élément du "décor" américain. Philip Roth est un peintre de moeurs-styliste dès Portnoy et même avant, et toute son oeuvre est nourrie par sa mère juive et son père barde à Newark, si j'ose dire, sans parler des enchevêtrailles de la relation homme-femme. Et puis il y a la magnifique Trilogie américaine, et le bouleversant Patrimoine, etc. L'oeuvre de Roth est un grand labyrinthe et en constante évolution. Quant à l'oeuvre de Dicker, peut-on dire autrechose qu'elle en est à son tout début, déjà saisissant ? Et le mec n'a pas l'air de se prendre pour plus qu'il n'est. Et je crois qu'il a les épaules assez solides pour ne pas être foutu en l'air par un grand prix. Mais bon: on s'en fout. Sauf qu'un Goncourt à L'Age d'Homme et De Fallois aurait été sympa. Or les rentrées semblent assurées pour ces braves gens, alors...

    Moi l'autre. - Et le roman de Linda Lê, la dame du dernier carré ?

    Moi l'un: - Hélas pas lu, et notre escadron ne parle que de livres qu'il a lus: c'est marqué sur son Ordre de Marche. Donc je me répète: on emmerde les jaloux cauteleux que réjouirait évidemment l'éviction de Dicker, qui a déjà le public, le Grand prix du roman de l'Académie française et la vie devant lui. Mais attendons plutôt lundi...

    Moi l'autre: - À part ça, tu ne trouves pas que l'appellation de "roman" pour le livre de Deville est un peu limite ?

    Moi l'un: - Non, je ne trouve pas. Ce n'est pas une bio d'Alexandre Yersin. C'est une espèce de montage narratif à la fois très précis, hyper documenté, et très libre, moins fluide et vague que de l'Echenoz mais aussi juste et exact, avec sa poésie. Et puis il sent Morges, ce qui n'est pas évident pour un auteur français. Il sent la Suisse chez Yersin, et c'est quelque chose de profond cette Suisse- là. La mère du savant est un géant à elle seule. Je retrouve à fond ma grand-mère dans cette Fanny, qui citait l'Ancien Testament plus souvent qu'à son tour. Et ce protestantisme-là va bien plus loin qu'on ne croit. Il est explorateur et change de vie plusieurs fois en une existence.

    Moi l'autre: - Deville montre bien aussi le côté savant fou de Yersin.

    Moi l'un: - Son Yersin me rappelle un prof de gym du même nom d'Yersin. Fort en dessin et passionné de botanique et d'entomologie, comme le père d'Alexandre, souple comme une liane et violoniste, féru d'astrophysique et de voyages partout, célibataire présumé et fana de motos. Je ne sais s'il avait de la parenté avec le personnage de Deville mais c'est plus que probable, comme tous les Forel savants toqués et bolchévisants sont parents de ce Morges mythique dont on ne peut que foutre le camp évidemment comme le pauvre Louis Soutter ou comme Alexandre Yersin.

    Moi l'autre: - Il y a aussi de l'horloger chez Deville...

    Moi l'un: - Ouais, Joël Dicker est plus ingénieur en mouvement, porté à l'épique à rapides enjambées de phrases, tandis que Patrick Deville travaille dans la dentelle barbelée, si j'ose dire. Sa phrase a de la schlague et de la grâce et du chien. Et puis j'apprécie beaucoup ses mises en rapport. À un moment donné, il rapproche le caractère teigneux de Stanley et de Yersin. Cartographier le Congo aurait d'ailleurs été dans les cordes du Morgien. Comme on imagine Stanley grimpant au sommet du Grand Cornier pour voir plus loin.

    Moi l'autre: - Tu fais allusion à Congo, là , le phénoménal essai-récit de David Van Raybouck.

    Moi l'un: - Oui, là encore on a une sorte de "roman" dicté par la vie. Et qu'on ne fasse pas la moue devant l'"universel reportage" puisque c'est intéressant...

    Moi l'autre: - C'est ça. C'est ce que disait Michel Butor à Bernard Pivot qui lui demandait le pourquoi de son intérêt pour Balzac: parce que c'est intéressant.

    Moi l'un: - On me dira que ce n'est pas un critère de jugement littéraire bien raffiné, mais je nen ai rien à scier: La vérité sur l'Affaire Quebert est un livre intéressant. Pour d'autres raisons, Peste et choléra est également un livre hyper intéressant. Pareil pour l'Autobiographie des objets de François Bon qui nous fait grappiller plein d'objets-souvenirs dans le grenier de nos mémoires vives à partir des mots magiques. Pareil pour le dernier roman de Pierre Assouline dont le personnage nous ramène à Simenon.

    Moi l'autre: - Simenon qu'a j'amais eu le Goncourt !

    Moi l'un: - Je ne te le fais pas dire...

    Image: Souplesse, peinture au doigt de Louis Soutter.

  • Ceux qui se croient malins

    Ramallah84.JPG

    En mémoire de Michel Bakounine, conseiller littéraire particulier du Tsarévitch.

     

    Celui qui se pique de parler des livres qu'il n'a pas lus vu que tout le monde le fait et qu'il aime faire comme tout le monde même s'il prétend le contraire / Celle qui a fait se poiler le professeur Pierre Bayard en lui lançant comme ça devant 150 étudiants que son livre Comment parler des livres qu'on n'a pas lus était le plus nul des livres qu'elle n'avait jamais lus / Ceux qui ne lisent que les livres auxquels fait allusion Cauet dans ses émissions vues par des millions de gens qui ne lisent pas / Celui qui prétend avaoir lu tous les romans de Nadine de Rotschild / Celle qui kiffe grave ce Dicker qui ne se rase pas genre Gainsbarre ou DSK en fin de partouze / Ceux qui ne lisent rien et ne s'en portent pas plus mal sauf certains qui feraient bien de faire le test / Celui qui tire sur toute forme d'enthousiasme non provoqué par ses seuls cacas bien moulés de vieux gamin chafouin / Celle qui achète tous les Goncourt sans les lire / Ceux qui se rappellent le dialogue marrant de Jules Renard sur l'Académie Goncourt dans L'Oeil clair (Gallimard, 1949,pp. 167-182) qui finit comme ça: - Décidément votre petite Académie n'a pas d'importance. - À qui le dites-vous! - Votre prix est sans valeur. - Il vaut 5000 francs. C'est un joli lot et le billet ne coûte que la peine d'écrire un livre, autant que possible un bon livre. - Qu'est-ce qu'un bon livre ? - Isolément, chacun des Dix le sait, mais, réunis, pourraient-ils se flatter le savoir encore ?" / Celui qui revient souvent au Journal de Jules Renard mais préfère encore les pointes sèches de L'Oeil clair ou le persiflage implacable de L'écornifleur / Celle qui se dit la Renarde du quartier des Bosquets au motif qu'elle a le buisson roux / Ceux qui aiment bien les prix littéraires des autres tout en préférant encore ceux qu'ils reçoivent enfin quoi c'est humain, etc.

     

    Image: Claude Verlinde

  • L'effet Dicker

    Dicker7.jpg

    Dialogue schizo

    Moi l'autre: - Et toi, ce battage ou prétendu battage, ce "buzz" autour de Joël Dicker et son roman, ça t'énerve aussi ?

    Moi l'un: - Quel buzz ? Quel battage ? Ce qui m'énerve surtout c'est la façon pour certains de prendre, de plus en plus, les effets pour des causes. Comme il en allait de Jonathan Littell en 2006, je constate d'abord que ceux qui sont les plus sceptiques, voire les plus critiques, n'ont pas ouvert le bouquin. Aussi, le succès déjà fracassant du livre, auprès du public, est forcément suspect aux yeux des "purs" ou des jaloux.

    Moi l'autre: - D'aucuns reprochent au roman de n'être pas assez littéraire pour faire un bon Goncourt.

    Moi l'un: - C'est vrai qu'il est moins littéraire que les romans de Jérôme Ferrari et de Patrick Deville, d'ailleurs excellents tous les deux. Mais cet argument me semble hypocrite. Autant que celui de cette dame, dans le courrier des lecteurs de 24 Heures d'hier, qui salue la qualité du polar en déplorant qu'il soit plus qu'un polar. Mais comme elle dit, dans la foulée, qu'on en arrive bientôt à sauter une page sur deux pour savoir le mot de la fin, on voit le malentendu total. De fait si tu sautes une page dans ce livre, tu en perds la vraie substace et, finalement, le dénouement n'est pas du tout ce qu'on croit. Cette dame ne voit absolument pas, par ailleurs, le questionnement que Dicker pose incidemment sur le contenu même du présuméchef-d'oeuvre de Harry Quebert. Et si c'était un succès sans rapport avec sa valeur réelle ? Et si c'était du sous-Ajar ou du sous-Schmitt. Et si l'imposture allait jusque-là ?

    Moi l'autre: - Un plumitif a évoqué Marc Levy et Guillaume Musso à propos de Joël Dicker...

    Moi l'un: - C'est n'importe quoi. Mais là encore on mélange tout. Parce qu'un livre cartonne il ne peut être littéraire et c'est donc forcément de la daube...

    Moi l'autre: - C'est souvent vrai...

    Moi l'un: - Bien entendu! Mais aurait-on l'idée de mettre Simenon sur le même rang que Barbara Cartland ? En fait ce qui gêne c'est que Dicker écrive un roman passionnant qui intéresse les gens et qui dise en plus quelque chose. On a fait le même procès, à l'époque, aux romans de Martin Suter, qui apportait lui aussi un regard incisif sur la société actuelle avec une dynamique narrative stupéfiante propre à consterner nos autrices et auteurs-autruches. Et voilà que que Dicker se risque à nous faire un peu réfléchir et donne dans la critique du système éditorial ou médiatique américain, entre autres ! Joël Dicker a des idées, tu te rends compte ! C'est comme si on disait que Crime et châtiment ne tient pas la route en tant que polar...

    Moi l'autre: - Tu ne vas pas jusqu'à comparer Joël Dicker à Dostoïevski !

    Moi l'un: - Bien sûr que non, même sil y a quelque chose de dostoïevskien dans la problématique de la culpabilité inscrite dans le roman, par rapport au crime, mais aussi par rapport à la duplicité de l'écrivain. Mais non! Dicker n'est ni Céline ni Dostoïevski. Mais il s'affirme déjà comme un grand "pro" de la narration en dépit de son très jeunes âge. Dicker n'a ni la fluidité musicale de Jean Echenoz ni la proustité somptueuse des phrases de Jérôme Ferrari, ni l'écriture étincelante d'un Patrick Deville, c'est entendu. Mais Dicker est un formidable storyteller et il dit des choses. Or c'est précisément ce qui nous accroche dans le roman, à part la story, comme on dit. Dans le polar, on a quand même à peu près tout vu et ce n'est pas par là que Joël Dicker apporte du neuf et du vif. Stylistiquement, sa phrase n'a pas non plu la ciselure ni l'éclat de la prose d'un Cormac McCarthy, dans le genre parapolar existentiel, poétique ou philosophique, ni le souffle faulknérien d'un James Lee Burke, pour en rester au rayon américain...

    Moi l'autre: - Au rayon français, tu le situerais où ?

    Moi l'un: - Je le situerais parmi les narrateurs à la Volkoff ou à la Marc Dugain, qui ont également touché aux genres du thriller ou de l'essai-roman, avec la même clarté et la même énergie. Mais les personnages de Joël Dicker ont plus de résonance intérieure que ceux de Volkoff, surtout les femmes.

    Moi l'autre: - Vladimir nous a pourtant dit, une fois, qu'un vrai romancier se reconnaissait à la qualité de ses personnages féminins...

    Moi l'un: - Hélas, il ne parlait pas pour lui, quoique puissant romancier... Blague à part, la frise des personnages de Dicker, et la qualité d'évocation de tous les lieux qu'il leur fait traverser, sont impressionnantes. Et puis le montage narratif du roman est assez vertigineux dans le genre des architectures àla Escher...

    Moi l'autre: - Content que ce soit un Romand ?

    Moi l'un: - On s'en bat l'oeil, non mais vraiment. D'ailleurs Joël Dicker est aussi atypique à cet égard qu'un Quentin Mouron, avec une puissance de feu évidemment bien supérieure. En revanche cela me plaît assez que le livre soit défendu par Bernard de Fallois, vieux proustien qui sait mieux que personne ce qui est littéraire ou pas, en complicité avec L'Age d'Homme qui reste historiquement la plus grande maison littéraire de Suisse romande. On est juste triste que Dimitri ne soit plus là pour se réjouir de ce qui arrive au jeune homme dont il a été le premier à reconnaître le grand talent...

  • Ceux qui accueillent les Esprits

     Pajak17.jpgCelui qui a gardé à l'Esprit d'enfance une petite place genre strapontin pour revoir Le Kid ou Amarcord / Cellerqui prendrson café grande tasse du matin avec le Courage / Ceux qui comminiquent avec les Esprits sans faire tourner lestables / Celui qui pressent le pire mais reste serein /  Celle qui voit de loin la Douleur parler avec la Joie sur un banc du parc de l'établissement médico-social La Bonne Rive / Ceux qui ont moins peur de la Peur depuis que le Chagrin les a grandis / Celui qui sait que sous la table il y a d'autres tables / Celle qui les entend soupirer dans son propre soupir / Ceux qui habitent lamaison d 'autrefois qu'il y a en eux tant d'années après qu'elle fut incendiée / Celui qui aimbe bien la Bêtise et l'Impatience qui l'ont fidèleent accompagné dans ses menées souvent fébriles et plus ou moins imbéciles/ Celle qui se tait en compagnie de la Mélancolie montée dans le train à Passau sur la Donau qui se dit Danube en français et au masculin / Ceux qui se demandent ce qui va s'avancer aux frontières avec les années/ Celui qui se rappelle la ruine sur lacollie aujourd'hui menacée par l'esprit win-win /  Celui qui sait que la Pitié a élu domicile dans une bâtisse menacée par les promoteurs / Celle qui se doute que la Mort rôde sans trop s'en inquiéter ce soir pourtant bien noir / Ceux qui reconnaissent la Douleur à ses stigmates / Celui qui n'a jamais lâché la main du Doute / Celle qui est restée fidèle àl'Etonnement sans trop s'étonner du reste / Ceux qui restent interdits devant la Réalité de leur enfat à deux coeurs / Celui qui ne pense pas que les mots d'esprit soient forcément appréciés par les Esprits mais c'est plus fort que lui cette manie / Celle qui accueille la Confiance dans son taudis donnant sur cour / Ceux qui contestent sa majuscule à l'esprit de mesquinerie  Celui qui rôde vers les étangs à guetter l'Esprit des eaux que préfigure l'éclat du diamant au front de la Vouivre / Celle qui nie le monde des Esprits au nom de la science scientifique / Ceux qui se rappellent que l'esprit soffle où il veut y compris dans les églises et les mosquées et les synagogues et même les gogs s'il veut / Celui qui se méfie de la Méfiance / Celle qui fait du trapèze avec l'Hardiesse et baise avec la Sensualité lesbiche parfois comme on sait /Ceux qui culbutent la Beauté avec leur scooter / Celui qui répond à l'esprit de questionnement qui est un attribut avéré de la Curiosité / Celle qui fume sur le trottoir avec le Lyrisme en jeans serrés / Ceux qui préfèrent l'Insolence à l'Indifférence / Celui que la Mort n'inquiète pas même à l'approche de sa Cheffe de Projet /  Celle qui sent battre un autre coeur dans son coeur / Ceux qui aiment les livres qui les aident àlire celui qu'il y a en eux / Celui qui fréquente laPrésenceà tout instant ou tout a moins s'y efforce / Celle que l'Absence a terrassée avat qu'ellene rencontre laConsolation / Ceux qui ont un deal avec la Tendresse, etc.

    (Cette liste a été posée dans les marges du dernier chapitre du Manifeste incertain de Frédéric Pajak, intitulé Les Esprits).