Du flafla médiatique et de la réalité des livres. Approximations d'un lecteur décalé dans sa cabane haut perchée...
Il est intéressant de constater comment, pour se défendre des effets d’annonce médiatiques relevant souvent du n’importe quoi, les gens en arrivent à dire eux aussi n’importe.
La rentrée littéraire française ? Ah mais génial, non mais trop nulle !
De fait, la rentrée littéraire française est devenue, depuis une trentaine d’années, une espèce de pôle d’agitation et d’emballement qui fait dire et écrire un peu tout et son contraire.
Je me souviens que, dans les années 80, l’écrivain romand Etienne Barilier avait écrit quelque part que la rentrée littéraire n’existait pas. Qu’elle était le non-événement par excellence. Une baudruche ! Pour ma part, je m’étais fait l’avocat des évidences pour objecter que la rentrée littéraire existait bel et bien en dépit des plus « essentielles » arguties : qu’elle était un fait et qu’il fallait faire avec. À l’époque, la rentrée française alignait 300 ou 400 nouveaux romans, auxquels s’ajoutaient 100 à 150 livres publiés en Suisse romande. Actuellement, ce sont plus de 600 titres qui paraissent en même temps avec les prix littéraire pour point de mire, alors que l’édition romande, en perte de vitesse, vise plutôt la veille des fêtes de fin d’année ou les mois précédant le Salon de Genève, hier, aujourd’hui le Salon du Livre sur Les Quais, qui s’ouvre demain à Morges.
La thèse de Barilier était évidemment d’un « pur » homme de lettres, aux yeux duquel un phénomène socio-économique hyper-médiatisé ne peut qu’être suspect. Pour ma part, recevant physiquement, dès le mois de juin, des centaines de livres au titre de chroniqueur littéraire d’un grand quotidien local, je ne pouvais que me salir les mains et les yeux au contact combien « impur » de tous ces bouquins, non sans ravissement je le confesse… Or j’ai beau me trouver à présent « en retraite », comme on dit : je ne continue pas moins de me salir les yeux et les mains avec le même mélange d’impatience curieuse et de délectation éventuelle.
Les médias aussi s’enthousiasment, ou font comme si. Les médias français, ou plus exactement parisiens, se passent le mot et quelques noms (le nouvel Angot, le nouvel Adam, le nouveau Djian, le nouveau Nothomb et consorts) que reprendront les médias provinciaux…
Pourtant cette notion de provincialisme est à réviser par les temps qui courent, me semble-t-il. Le grand poète et penseur anglais T.S. Eliot disait quelque part, il y a quelque temps, qu’il y a non seulement un provincialisme dans l’espace, tel que nous l’entendons à l’ordinaire, mais également un provincialisme dans le temps. Ainsi désignait-il l’amnésie croissante dans laquelle vivent nos contemporains qui ne connaissent que la « province » de leur époque, si ce n’est de leur génération, et sont de plus en plus ignorants des décennies ou des siècles précédant leur naissance.
Ce provincialisme temporel, au même titre que le provincialisme géographique, n’a pas été atténué par la mondialisation des médias, loin de là et parfois au contraire.
Les médias parisiens peuvent être dits, à cet égard, aussi «provinciaux », dans l’espace et le temps, que les médias des cantons romands, plus ou moins à la traîne de ceux-là, ou que les médias américains ou australiens, russes ou japonais, quand il s’agit des « provinces » européennes, bantoue ou germanopratine.
Ces considérations générales, rédigées dans une cabane de bois rousseauiste surplombant le lac Léman, m’amènent au détail de quelques livres de la rentrée littéraire, alors même que j’annote bien attentivement l’un d’eux, immédiatement épatant, intitulé Peste et choléra et publié au Seuil par Patrick Deville. Très solidement documentée, superbement filée du point de vue de l’écriture et de la narration, cette approche romanesque du destin singulier du « provincial » Alexandre Yersin, né à Morges en milieu très puritain et devenu le plus aventurier des savants collaborateurs de Pasteur, est immédiatement passionnante.
Avec un bref coup d’œil dans le rétroviseur de ma bringuebalante machine à lire, je me rappelle qu’avant Peste et choléra du Français Deville j’aurai lu, en juin dernier, le non moins captivant Bonheur des Belges du Bruxellois Patrick Roegiers, grande traversée spatio-temporelle, combinant les plongées diachroniques et les effets de réel, de la Belgique des cultures souvent ignorée des provinciaux du 6e arrondissement…
Daubant sur la crânerie flamingante de ce magnifique prosateur, j’avais non moins crânement élu ce livre « mon Goncourt 2012 », mais c’était avant de lire, sur injonction amicale de Bernard de Fallois, La vérité sur l’affaire Harry Quebert du Genevois Joël Dicker, qui pourrait bien devenir « le » Goncourt de l’Académie éponyme. Ce qui est sûr, et même après avoir beaucoup apprécié Avenue des géants de Marc Dugain, c’est que ce faux vrai polar au souffle irrésistible et à la prodigieuse acuité d’observation sur le monde actuel en général et la littérature enparticulier, oscillant entre grandes espérances juvéniles et micmacs éditoriaux, sur fond de quête d’une très fuyante vérité humaine, s’impose comme un OVNI que ne peuvent revendiquer ni la littérature romande ni le chic parisien, au même titre que L’Amour nègre de Jean-Michel Olivier.
Celui-ci a –t-il raison lorsqu’il parle, à la veille du Salon du livre Sur les quais de Morges, d’une rentrée littéraire romande d’exception ? Par rapport aux années fastes de l’édition romande, je ne le crois pas. Mais la configuration de la vie littéraire en Suisse française a beaucoup changé, autant que la mentalité des écrivains. Alors que l’édition romande, souvent minée intérieurement par son esprit de chapelle et ses jalousies contre-productives (le même phénomène s’observe dans les autres provinces francophones), s’épuise à la fois par vieillissement et peine à survivre matériellement, une nouvelle ouverture au monde s’est manifestée ces dernières années avec des générations qui voyagent et des talents d’origines diverses, de Marius Daniel Popescu (accueilli par José Corti) à Douna Loup (belle découverte genevoise au Mercure de France, dans la foulée de Pascale Kramer), ou de Jean-Michel Olivier (relançant la percée parisienne de Jacques Chessex) à Metin Arditi, dont le Prince d’orchestre s’impose ces jours au premier rang des éditions d’Actes Sud.
Sans aucun préjugé personnel anti-parisien, j’ai toujours défendu la littérature de notre « province » extrêmement composite, où de grands auteurs tels Georges Haldas ou Maurice Chappaz, Corinna Bille ou Nicolas Bouvier, dans le sillage de l’immense Ramuz toujours réduit par beaucoup nos amis français à une espèce de sous-Giono, ont fait œuvre et parfois majeure. Je me rappelle toujours le petit propos de dame Edmonde Charle-Roux, présidente du Goncourt roucoulant un soir à la radio romande que ce Maurice Chappaz (prononcé Chappâze), auquel venait d’être décerné le Goncourt de la poésie, était ma foi un être délicieux, avec son sac à dos en peau de bique, et de surcroît écrivait «un très joli français ». Je continue à penser, en raillant gentiment la satisfaction radieuse de mon ami JMO, bien compréhensible au demeurant, qu’il n’est pas de bon bec que de Paris et que la vraie littérature est une étoffe sans coutures, ainsi que me le disait Vladimir Dimitrijevic le très génial éditeur combien regretté.
Hier j’ai commencé de lire un bien beau livre d’une auteure (auteuse ? autoresse ? ) genevoise et aussi voyageuse et fine prosatrice que Bouvier, du nom de Marie Gaulis. Ce récit, aussi rousseausiste que mon isba dans les bois, commence par une évocation de l’Ours de Môtiers, bled jurassien où Jean-Jacques fut criblé de cailloux et tancé par les pasteurs à bonnets de nuit, dans lequel trou j’apprends qu’est implanté un musée de l’art aborigène.
Le programme du Salon du livre Sur les quais m’apprend que suis censé m’entretenir, samedi après midi (à l’Arsenal) avec Marie Gaulis et une autre dame dont j’ignore tout, du nom de Laure Mi-Hyun Croset. Le thème de la rencontre est L’auteur au premier rang. Pourquoi pas, puisqu’il faut bien un auteur pour faire exister un livre ? Mais bon : je reste de l’école proustienne qui se fiche bien de l’auteur pipole et pense que le vrai moi de l’auteur est dans son livre.
Voilà ce que ça donne sous la plume de Marie Gaulis dans Le rêve des naturels :
« Il faut réapprendre à marcher encore, encore et encore, chaque jour se lever à nouveau, s’étirer, chasser les nuées de la nuit – quelque fois à regret, car elles nous enveloppent, cocons de rêves, de larmes, d’insectes crissant dans la nuit, de soudaines agitations d’oiseaux, appels, piaillements dans les palmes, de descente dans le puits du désespoir – et au matin, avec ses tâches urgentes et précises, on se demande pourquoi. Pourquoi la peur, le doute, la sensation vertigineuse d’être prisonnière ? »
Sur quoi s'alignent, le long des rayons de ma cabane dans les bois, quelques dizaines de titres encore à-lire-absolument ces prochains temps, disons au moins 66 sur 666...
Patrick Deville. Peste et choléra. Seuil, 2012.
Patrick Roegiers. Le Bonheur des Belges. Grasset, 2012.
Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert. Bernard de Fallois / L'Age d'Homme, 2012.
Jean-Michel Olivier. Après l'orgie. Bernard de Fallois / L'Age d'Homme, 2012.
Marie Gaulis. Le rêve des naturels. Zoé, 2012.
Commentaires
Le "provincialisme de temps" existe aussi dans l'autre sens: un type de 25 ans m'a assuré aujourd'hui que "plus rien de bien ne sort en Suisse romande depuis des années". How clever! Et puis il est parti relire son Ramuz... Ceux qui ne jurent que pas le passé, enfermés dans leur "province" de l'entre-deux-guerre, "province" du XVIIIe siècle, "province" des années 1960 (you name it), ceux-là ne valent pas beaucoup mieux que ceux qui ne connaissent rien de plus froissé qu'un "vieux" Modiano.
Merci pour ton article, vieux!