À propos d’Une affaire de nègres d’Osvalde Lewat. Un film politique d’émotion et de réflexion.
On a vu des films passionnants à l’enseigne du récent 7e Festival Cinémas d’Afrique de Lausanne, mais aucun qui atteigne, par sa valeur de témoignage pour mémoire, et son propos plus général sur la démocratie et ses angles morts, autant que par ses qualités plastiques, le niveau d’Une affaire de nègres, production franco-camerounaise datant de 2008 et dont il faut préciser qu’il n’a jamais été projeté au Cameroun.
En exergue du film, une réflexion du Nobel de littérature nigérian Wole Soyinka mérite d’être citée : « On dit des Africains qu’ils ne sont pas prêts pour la démocratie, alors je m’interroge : ont-ils jamais été prêts pour la dictature « ?
Comme elle le révèle dans l’entretien très éclairant proposé en complément du DVD de son ouvrage, Osvalde Lewat a décidé de tourner son film après avoir recueilli le témoignage, effectivement bouleversant, d ‘un homme qui a vu son fils achevé sous ses yeux à l’époque du « Commandement opérationnel ». Sous cette appellation agissait une unité spéciale mise en place par le chef de l’Etat du Cameroun, en 2000-2001, pour juguler le banditisme sévissant alors dans la région de Douala.
À cette enseigne sévirent des escadrons armés raflant les supposés malfrats, parfois désignés sur simple dénonciation de voisins, et les liquidant sans autre forme de procès ainsi que le raconte, dans le film, le prénommé Rigobert au fil d’un récit saisissant coiffé par une reconstitution nocturne « sur le terrain ». Les opérations se soldèrent par plus de mille disparitions avant de susciter des réactions de la presse et de l’opinion publique, mais les enquêtes officielles tournèrent court et les responsables de cette « justice » expéditive restent impunis.
Ouvrant son film sur une émouvante cérémonie de deuil, que d’autres suivront, la réalisatrice camerounaise a recueilli de nombreux témoignages de parents de disparus ou de rescapés, alternant avec les dépositions d’un avocat très impliqué dans la défense des victimes, d’un patron de presse et d’un journaliste ou encore d’un homme politique jetant un regard grinçant sur le fonctionnement des institutions de son pays.
«Tant que c'est une affaire de nègres, les gens n'en ont rien à faire", dit un avocat des droits de l'homme. Et d’ajouter que "Les forces de l'ordre au Cameroun ont pour mission essentielle d'opprimer le peuple pour qu'il ait peur. On peut organiser des élections frauduleuses : il ne dira rien." C’est si vrai qu’un micro-trottoir réalisé par Osvalde Lewat, après le générique final, fait apparaître le consentement de nombreux Camerounais interrogés sur l’action du « Commandement opérationnel », dont certains appellent même le retour. Quant au souriant Rigobert, qui estime avoir abatuu environ 400 personnes, il raconte avec force détails comment les sections spéciales exécutaient les prévenus et les précipitaient dans des fosses communes, avant de faire la fête avec les officiers satisfaits du bon travail accompli…
Le pas de trop sera franchi avec l’exécution de neuf jeunes gens dénoncés comme voleurs par une voisine jalouse qui avait prétendu qu'ils avaient pris sa bouteille de gaz. Ainsi les "9 de Bepanda" seront-ils l'objet d'une polémique lancée par la presse et relayée par des manifestations, mais une parodie de procès aboutira au blanchiment des militaires.
"Pour le Camerounais, mieux vaut vivre à genoux que de mourir debout", commente l'homme politique désabusé, tandis que l’avocat Momo Jean de Dieu (sic) prend sur lui la défense des victimes en dépit des menaces de mort le frappant lui et ses enfants.
Par delà le drame en question, le film débouche sur une mise en accusation de la « démocratie tropicalisée », et plus généralement du consentement de toute une société, autant que de l’indifférence occidentale ne voyant là qu’un « affaire de nègres »...
Les « nègres » du film, en ces temps où le racisme primaire recommence de faire florès dans les pays dits civilisés, illustrent magnifiquement, en l'occurrence, l’exigence de dignité fondant ce qu'on pourrait dire la ressemblance humaine dans cette oeuvre nécessaire dont il faut souligner, enfin, les grandes qualités esthétiques.
Osvalde Lewat. Une affaire de nègres. DVD, Les Films du paradoxe.