A en croire Pasolini, l’un des thèmes les plus mystérieux de la tragédie grecque est la prédestination des fils à payer les fautes des pères. Il n’importe pas que ceux-ci soient coupables ou innocents: les fils subiront la fatalité des crimes de leurs pères. La chose lui a longtemps paru absurde, puis il y a trouvé lui-même un fondement de vérité à l’observation de la société actuelle, dont la jeunesse lui paraît, à l’opposé des images conventionnelles, une sorte de vaste secte se reconnaissant aux mêmes postures et aux mêmes vêtements, au même jargon vague et au même regard terni, comme vidé de toute flamme personnelle.
“Après avoir élevé des barrières tendant à reléguer les pères dans un ghetto, écrit Pasolini, ils se sont trouvés enfermés dans le ghetto opposé”, Grégaires comme on ne le fut jamais, parce que s’identifiant à des modèles standardisé, les jeunes seraient selon lui à la merci de leurs pulsions autant que des abstractions de l’idéologie, déracinés, trop impatients ou trop soumis, trop conformistes ou trop arrogants. Surtout, écrit Pasolini: “Ils sont l’ambiguïté faite chair”. Pour eux, l’intégration ne serait plus un problème d’éthique mais un simple “arrangement”. Leur révolte tendrait à se codifier jusqu’à la normalisation, et leur refus de toute forme aboutirait à la dissolution de toute individualité affirmée...
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Ceux qui se contentent de peu
Celui qui boit un verre d’eau en ne pensant (pense-t-il) à rien / Celle qui regarde le vieux fol en faisant craquer ses jointures / Ceux qui reprennent le tramway nommé Désir / Celui qui dit qu’il a le brandon / Celle qui a rencontré Marlon au Gabon / Ceux qui se la jouaient James Dean à l’époque de La Fureur de vivre / Celui qui avait une banane et se shootait au beurre de cacahouète / Celle qui t’a recommandé l’eau sucrée pour faire tenir ta mèche à la Ricky Nelson noiraud / Ceux qui ont gardé tous les microsillons des Chats sauvages et des Chaussettes noires / Celui qui a vu Les Cœurs verts 27 fois en tant que placeur au Colisée / Celle qui apprend qu’il y a 35.000 espèce d’insectes en France et se demande : et au Schleswig-Holstein ? / Ceux qui lisent Quignard avec la satisfaction de penser que son Goncourt lui a permis de réparer le toit de sa maison dans l’Yonne / Celui qui sourit des propos de Kertesz sur la « parlote métaphysique sur laquelle le blabla idéologique construit sa tour penchée » / Ceux qui annotent les écrits de ceux qui ont lu ceux qui écrivent et les ont annotés / Celui qui se situait par rapport aux siècles à seize ans et par rapport aux millénaires à trente-trois ans et constate maintenant qu’il a des rides de fossile de deux ou trois millions d’années au moins / Celle qui te dirait « si une ligne de ce que tu écris me fait chier je te quitte » à laquelle tu répondrait du tac au tac : « Alors casse-toi, Mirza, tu me liras pas » / Ceux qui se disent « fragmentistes » en espérant qu’on les compare à Montaigne enfin tu vois ça / Celui qui déclare à la télé qu’il a brûlé son journal pour accentuer son côté destroy / Celle qui a fauché le journal de celui qui l’a jetée / Ceux qui se disent : à présent le vieil Hessel va pouvoir me filer un peu de thune / Celui qui a lu Indignez-vous et qui va lire Engagez-vous et ensuite se fâchera sûrement avec son beau-frère qui ne s’indigne et ne s’engage que sur ordre de l’Imam Amadou / Celle qui pense que « tout est ridicule quand on pense à la mort » et qui trébuche au même instant sur ses hauts talons et s’écrase sur le pavé gluant et se relève mais tellement enragée qu’elle nous fait une rupture d’anévrisme fatale et voilà ce qui arrive quand on pense à la mort Madame Roduit / Ceux qui se demandent ce qu’ils font ici pendant que des peuples se libèrent là-bas puis se demandent si ce qui se passe là-bas est vraiment mieux qu’ici, etc.
Image : Philip Seelen -
Un doux allumé
À propos de Circulations, de Matthias Zschokke. Après Maurice à la poule, Prix Femina 2009, l'écrivain signe une quarantaine de séquences voyageuses.
Matthias Zschokke, Bernois de Berlin, est un rêveur solitaire des plus singuliers. Dans son dernier livre, recueil d’une quarantaine d’évocations de coins et de recoins de notre drôle de monde, le regard de ce «piéton de l’air» sans bagages se signale par une acuité vive qu’enveloppe une sorte de douceur sidérée. Comme une stupéfaction d’enfant demeuré, qui se rappelle avoir presque fait dans sa culotte «d’enthousiasme» en écoutant, petit, son parrain chanteur interpréter des Lieder romantiques. Et voilà que ça le reprend en des lieux souvent inattendus, comme la rue arabe d’Amman en Jordanie où tout l’épate et le ravit assez inexplicablement. Ou c’est à New York, dont la profusion et l’énergie lui inspire de sidérantes observations.
Ou c’est ce plongeon hivernal libérateur, «comme en Sibérie», aux bains des Pâquis de Genève où il se sent absolument étranger au milieu des hommes d’affaires et des bonnes d’enfants kirghizes – «le tout n’étant qu’une immense catastrophe urbanistique, un mélange de Boston, de Nice et de Rapperswil»…
Un «ahuri sublime»
Dès la parution de son premier livre, paru en 1988 sous le titre de Max, Matthias Zschokke campa la figure d’un «ahuri sublime» le rapprochant de l’écrivain «culte» Robert Walser (1878-1956), autre Bernois qui traîna lui aussi ses guêtres entre Berlin, Vienne et Bienne, avant de finir sa vie dans le «modeste coin» d’un asile psychiatrique. Comme celui de Walser, l’univers de Zschokke est celui d’un individualiste décalé, dont l’esprit critique vif se distingue nettement des positions idéologiques plus ou moins doctrinaires ou partisanes de sa génération.
Si les pièces de théâtre du dramaturge, telles L’heure bleue ou la nuit des pirates et L’ami riche (beau souvenir d’une représentation à Kléber-Méleau), étaient bel et bien marquées par l’esprit libertaire de 68, c’est dans un registre plus poétique et personnel que cet écrivain a développé son œuvre travaillée par le décentrage.Malice et mélancolie
Pas vraiment romancier ou «storyteller», comme l’auteur à succès Martin Suter, Matthias Zschokke fonde son originalité sur sa perception très pénétrante et presque «panique» du monde, et sur son humour de défense souvent irrésistible, très différent cependant de celui d’un Hugo Loetscher. Une fois encore, c’est dans le sillage d’un Robert Walser que l’écrivain a développé sa propre vision du monde qu’on pourrait dire «postmoderne» sans aucune connotation de mode ou de posture. En ont témoigné deux romans aussi singuliers l’un que l’autre: Bonheur flottant (2002) et Maurice à la poule (2009), également marqués par le mélange d’humour pince-sans-rire et de mélancolie qui fait le charme de cet auteur dont le dernier livre déploie encore plus librement la très étonnante lecture du monde..Avec un grain de sel
« Et vous, que faites-vous de votre vie mystérieuse, unique, qui n’a pas de prix ?», nous lance Matthias Zschokke au détour d’une page de Circulations, à New York où «chaque endroit se réinvente en permanence» et qui lui inspire des constats ahurissants qu’aucun guide touristique n’avait prévu. Rien en effet chez l’écrivain de sentencieux ou de pédant, mais un humour parfois loufoque et une curiosité qui se nourrit de mille expériences et détails insolites: une nuit au cinq étoiles Baur au Lac de Zurich, un week-end à Grenchen où se tient un championnat du bras de fer, une soirée à Budapest au paradis de l’opérette kitsch, un aperçu de la cuisine alsacienne ou des Thermes de Caracalla de Baden-Baden, entre autres exultations (les gens d’Amman) et déconvenues comiques: le Jourdain de la Bible aux airs de ruisseau minable
Bref, le sentiment qui se dégage de ce livre, à savourer lentement, et qui demande attention et participation du lecteur, est que tout nous fait signe du monde qui nous entoure, et que tout peut faire sens. Avec un grain de sel...Matthias Zschokke. Circulations. Traduit de l'allemand par Patricia Zurcher. Zoé, 269p...
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Christine Angot vampire ?
La romancière, accusée de piller la vie d’une femme dans Les petits, va en répondre devant la justice.
Un romancier a-t-il le droit d’exposer la vie intime d’autrui dans une fiction, et jusqu’où défendre cette liberté ? Cette question, liée au risque de blesser un vivant, est souvent exorcisée par la formule conventionnelle selon laquelle «les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite». Malgré cette précaution, les procès ont émaillé l’histoire littéraire, et parfois les règlements de compte plus expéditifs, aux poings ou au pistolet…
Or voici que ladite question rebondit avec le dernier livre de Christine Angot, spécialiste du genre puisque plusieurs des personnages de ses romans antérieurs se sont déjà plaints de son indiscrétion et de sa cruauté. Ainsi, après la parution du Marché des amants, évoquant crument les amours de la romancière et du chanteur antillais Doc Gynéco, celui-ci s’était dit choqué par cet étalage intime. Plus grave : une certaine Elise Bidoit, méchamment décrite dans le roman avec moult détails reconnaissables, dont les prénoms éthiopiens de ses enfants se trouvaient reproduits dans le roman, fut tellement choquée qu’elle en référa à un avocat. L’affaire fut réglée « à l’amiable » pour 10.000 euros. Mais c’était mal connaître Christine Angot que de penser qu’elle s’en tiendrait là…
De fait, son dernier roman va beaucoup plus loin dans l’acharnement cruel, voire pervers, sur la même personne identifiable, puisque la protagoniste des Petits, prénommée Hélène, n’est autre qu’Elise Bidoit, tout au moins à en croire celle.ci. Mais les témoins sont nombreux à confirmer la chose. Et la « chose » est lourde, sans doute, à porter.
Car cette Hélène, ex-femme d’un chanteur antillais auquel elle se serait accrochée pour ses seules qualités d’étalon, et qui l’a pressé de l’engrosser à répétition, se révèle vite une hystérique castratrice, mesquine et raciste, se servant des « petits » comme d’otages avec un machiavélisme de sorcière.
Situation tout à fait plausible, évidemment, comme ne manque pas de le relever la romancière se défendant avec virulence et prétendant justement dénoncer une plaie actuelle : l’usage guerrier que font les parents désunis de leur progéniture. Le hic, c’est que « les petits » existent bel et bien en réalité, et qu’Elise Bidoit se voit clouée au mur comme une araignée malfaisante, alors que Christine Angot, qui tombe le masque en fin de roman, se présente en narratrice «innocente». Mais celle-ci couche aussi, en réalité, avec le chanteur antillais du roman, et s’en donne à cœur joie pour mieux « enfoncer » la pauvre ex…
Or Elise Bidoit, fille d’avocat et consciente de ses droits, a choisi de se défendre. Ainsi a-t-elle confié son désarroi de femme, battue par son conjoint, puis humiliée publiquement par la romancière, à notre consoeur Anne Crignon qui a enquêté sur l’affaire avant de lui consacrer un article accablant, pour Christine Angot, dans Le Nouvel Observateur. Dans la foulée, une assignation à comparaître devant le Tribunal de grande instance de Paris, pour atteinte à la vie privée et familiale, sera délivrée à la romancière par Me Vincent Tolédano agissant pour Elise Bidoit. À préciser que, depuis un arrêt de la Cour de cassation de 1986 condamnant la publication par Grasset de Non lieu, roman sur le crime de Bruay en Artois, la jurisprudence a maintes fois confirmé sa position de principe sur le respect de la vie privée dans les œuvres de fiction. Ladite fiction peut-elle « tuer » ? Ce qui est sûr, c’est que la victime présumée de la romancière dit avoir tenté de se suicider après avoir lu Les Petits….
Genre tueuse
Sans se prononcer sur la qualité du roman, qu’il évoque cependant avec une moue dégoûtée, le romancier et critique Pierre Assouline conclut sur son blog fameux: « Tout romancier a le droit de faire un roman de sa vie, quitte à tordre le cou aux faits les plus têtus ; il n’a de compte à rendre qu’à lui-même puisque la fiction est par excellence le territoire de la liberté de l’esprit. Mais s’il exploite la vie des autres, il serait mal venu de s’étonner ou de s’offusquer de la révolte de ses personnages »…
Or, la Littérature, avec sa grande aile dont se drape Christine Angot, justifie-t-elle les pratiques de celle-ci ? Telle n’est pas, et de moins en moins, notre impression. De plus en plus, en effet, le sentiment que la romancière investit une posture, va de pair avec le constat, dans son écriture même, d’une recherche de l’effet, accrocheur voire brutal, vulgaire même.
Plus précisément : Angot se la joue duraille. Avec des mots-couteaux, des phrases-rafales, elle défouraille. Ou joue la suave, en fausse douce « concernée ». Stylistiquement alors: du sous-Duras mauvais genre, en plus affecté. Quant à l’esprit du roman : une sourde haine le traverse, vengeresse. Et « les petits » là-dedans ? Comme par un retournement logique des choses : c’est de la romancière qu’ils semblent ici les otages, piégés par sa tendresse feinte.
Et l’ange de la littérature dans tout ça ? Disons qu’il vole bas...
Christine Angot. Les petits. Flammarion, 187p.