À propos de Circulations, de Matthias Zschokke. Après Maurice à la poule, Prix Femina 2009, l'écrivain signe une quarantaine de séquences voyageuses.
Matthias Zschokke, Bernois de Berlin, est un rêveur solitaire des plus singuliers. Dans son dernier livre, recueil d’une quarantaine d’évocations de coins et de recoins de notre drôle de monde, le regard de ce «piéton de l’air» sans bagages se signale par une acuité vive qu’enveloppe une sorte de douceur sidérée. Comme une stupéfaction d’enfant demeuré, qui se rappelle avoir presque fait dans sa culotte «d’enthousiasme» en écoutant, petit, son parrain chanteur interpréter des Lieder romantiques. Et voilà que ça le reprend en des lieux souvent inattendus, comme la rue arabe d’Amman en Jordanie où tout l’épate et le ravit assez inexplicablement. Ou c’est à New York, dont la profusion et l’énergie lui inspire de sidérantes observations.
Ou c’est ce plongeon hivernal libérateur, «comme en Sibérie», aux bains des Pâquis de Genève où il se sent absolument étranger au milieu des hommes d’affaires et des bonnes d’enfants kirghizes – «le tout n’étant qu’une immense catastrophe urbanistique, un mélange de Boston, de Nice et de Rapperswil»…
Un «ahuri sublime»
Dès la parution de son premier livre, paru en 1988 sous le titre de Max, Matthias Zschokke campa la figure d’un «ahuri sublime» le rapprochant de l’écrivain «culte» Robert Walser (1878-1956), autre Bernois qui traîna lui aussi ses guêtres entre Berlin, Vienne et Bienne, avant de finir sa vie dans le «modeste coin» d’un asile psychiatrique. Comme celui de Walser, l’univers de Zschokke est celui d’un individualiste décalé, dont l’esprit critique vif se distingue nettement des positions idéologiques plus ou moins doctrinaires ou partisanes de sa génération.
Si les pièces de théâtre du dramaturge, telles L’heure bleue ou la nuit des pirates et L’ami riche (beau souvenir d’une représentation à Kléber-Méleau), étaient bel et bien marquées par l’esprit libertaire de 68, c’est dans un registre plus poétique et personnel que cet écrivain a développé son œuvre travaillée par le décentrage.
Malice et mélancolie
Pas vraiment romancier ou «storyteller», comme l’auteur à succès Martin Suter, Matthias Zschokke fonde son originalité sur sa perception très pénétrante et presque «panique» du monde, et sur son humour de défense souvent irrésistible, très différent cependant de celui d’un Hugo Loetscher. Une fois encore, c’est dans le sillage d’un Robert Walser que l’écrivain a développé sa propre vision du monde qu’on pourrait dire «postmoderne» sans aucune connotation de mode ou de posture. En ont témoigné deux romans aussi singuliers l’un que l’autre: Bonheur flottant (2002) et Maurice à la poule (2009), également marqués par le mélange d’humour pince-sans-rire et de mélancolie qui fait le charme de cet auteur dont le dernier livre déploie encore plus librement la très étonnante lecture du monde..
Avec un grain de sel
« Et vous, que faites-vous de votre vie mystérieuse, unique, qui n’a pas de prix ?», nous lance Matthias Zschokke au détour d’une page de Circulations, à New York où «chaque endroit se réinvente en permanence» et qui lui inspire des constats ahurissants qu’aucun guide touristique n’avait prévu. Rien en effet chez l’écrivain de sentencieux ou de pédant, mais un humour parfois loufoque et une curiosité qui se nourrit de mille expériences et détails insolites: une nuit au cinq étoiles Baur au Lac de Zurich, un week-end à Grenchen où se tient un championnat du bras de fer, une soirée à Budapest au paradis de l’opérette kitsch, un aperçu de la cuisine alsacienne ou des Thermes de Caracalla de Baden-Baden, entre autres exultations (les gens d’Amman) et déconvenues comiques: le Jourdain de la Bible aux airs de ruisseau minable
Bref, le sentiment qui se dégage de ce livre, à savourer lentement, et qui demande attention et participation du lecteur, est que tout nous fait signe du monde qui nous entoure, et que tout peut faire sens. Avec un grain de sel...
Matthias Zschokke. Circulations. Traduit de l'allemand par Patricia Zurcher. Zoé, 269p...
Commentaires
Et pourtant, après très exactement 4 heures de train-avion-métro (entre Vevey et Athènes), consacrées à la lecture de Circulations, je ressens un vide profond qui tient à cette bourgeoisie désenchantée qui imprègne ce livre. Ces récits, en fin de compte, même s'ils s'avèrent le plus souvent savoureux, se résument à l'histoire d'un Suisse qui s'ennuie alors qu'il bénéficie d'un luxe incroyable: le temps, qu'il passe à voyager, à bouffer et à rien faire. Au bout du compte, je n'en peux plus de ce catalogue de bonnes adresse postGuide du Routard, de ces descriptions de bouffe, de chambres d'hôtel, de ces récriminations à l'encontre d'une femme de chambre qui fait mal son job à l'Hôtel Cornavin, de ces draps qui puent à NY, bref! Dans le genre récit de voyage, même intérieur, c'est franchement la réinvention du cliché. Le séjour en Jordanie me ramène à ces reportages soi-disant décalés de la BBC par des journalistes archiblasés qui te servent des détails insignifiants en te faisant croire qu'il se cache des merveilles dans un souk que personne ne connaît et que la poésie se niche dans des petits riens. J'ai le sentiment de suivre un touriste certes éclairé et à la plume magistrale, mais un touriste quand même. Quand il a la larme à l'oeil face au jeune Bédouin qui lui propose de dormir à la belle étoile, moi je rigole.
Non?
Pour une fois, je suis en désaccord total avec toi, mon cher Nick. Parler de bourgeoisie à propos de Zschokke me semble, premièrement, complètement à côté de la plaque. Je ne crois pas du tout, par ailleurs, qu'il s'ennuie. S'il y en lui une mélancolie fondamentale, et peut-être une sorte de délectation romantique, comme chez le Bruno S. du film que tu sais, et même une tristesse sans doute, comment le lui reprocher ? Ce n'est pas le fait d'un touriste blasé mais d'un errant qui n'est bien nulle part et qui est partout chez lui. Pour ma part, je trouve qu'il évoque merveilleusement le poids du voyage, mieux encore que Bouvier à Ceylan ou aux îles d'Aran, j'étais l'autre jour en Toscane, dans le froid et le vide d'un dimanche, et je me disais: voilà aussi la Toscane, pourquoi ne ferait-on que se pâmer en Toscane, et je me sentais très bien devant une espèce d'usine en démolition, ce dimanche matin, que Zschokke aurait sans doute captée à sa façon. Tu rigoles à la scène du jeune Arabe ? Moi je n'y ai vu qu'un moment de fugace complicité, et connaissant Zschokke je ne crois pas que ce soit celle d'un touriste bobo avec un indigène, mais si tu ne l'as pas senti tant pis. Par ailleurs je ne trouve pas du tout la plume de Zschokke tellement magistrale. Celle de Bouvier ou celle de Kenneth White sont magistrales, mais la sienne est plus compliquée et retorse, hypersensible et faussement agressive, d'une espèce de nervosité presque hystérique parfois - quand il est aux bains de Budapest ou à New York, il a des moments extraordinairement personnels mais sûrement pas démonstratifs quant au style ou magistraux de forme. Je le sens beaucoup plus près d'un Handke ou d'un Walser, une fois encore, avec quelque chose de tout à lui qui en fait l'originalité. Il me semble que lui faire le reproche d'être un touriste prouve qu'on reste dans la posture mentale du touriste qui veut "visiter" quelque chose, le monument "incontournable" ou son contraire pour les snobs, alors qu'ici il s'agit d'autre chose, rien à voir avec le Routard ni l'anti-Routard, c'est un écrivain qui voyage, une espèce de Taugenichts qui écrit "sur" le voyage, et qui se rend compte que le voyage n'est pas une "chose en soi" mais un état de la perception parmi d'autres sauf qu'on risque d'y être distrait sans cesse par les "choses à voir"...
Cher JLK, par "touriste", j'entends celui qui se paie des lieux (et dans ce livre, c'est fou ce qu'il est question de chambres d'hôtels, de gastronomie, tout ça tellement dans l'air du temps chez nos compatriotes aisés qui s'ennuient!) sans vraiment les voir. Je ne lui reproche pas de ne pas "visiter" ces lieux comme il se devrait (monument "incontournable" ou autre), mais de les visiter avec l'air de ne pas y toucher, avec une sorte de fausse candeur et en s'y inventant un statut de vrai voyageur qui, en fin de compte, ne m'apparaît que sous les traits d'un touriste. Je lui préfère mille fois Frisch dans Montauk, qui habite les endroits qu'il décrit, en sortant de lui-même et par là en nous en ouvrant les portes. Franchement, après cette lecture, que je ne regrette pas, loin de là, je me sens des envies de chambres douillettes dans un vieil hôtel alpestre ou de retourner traîner en Jordanie, mais sans le pressing pour les chemises amidonnées. Ou alors, je me "referais" New York et ses immeubles qui n'ont pas de rez. Comme le Suisse aisé que je suis et qui peut aller partout où l'entraîne son spleen.
De toute évidence, nous n'avons pas lu le même livre. Pour ma part, je vais y revenir souvent, mais je ne jouerai pas Zschokke contre Frisch, pas plus que je ne jouerais Walser contre Dürrenmatt ou Handke contre Thomas Bernhard. Pourtant je ressens les évocations de Circulations avec une intensité rare et je m'étonne que tu les réduises à des questions de repassages de chemises, de table (il n'est en rien question de gastronomie là-dedans, sauf sur un mode ironique) ou de literie d'hôtels, même si je trouve essentiel de rappeler que les couvertures du Mövenpick d'Aqba sont 100% Virgin Acrylic et que leur matière produit donc des étincelles... Mais il me semble aussi que l'ironie très partculière de l'ahuri t'échappe un peu, comme dans l'épisode du jeune Bédouin qui lui fait venir les larmes aux yeux - ce qui chez certains voyageurs est une façon de saliver devant de très beaux garçons, bref...