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Le forcené

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Récits de l'étrange pays, 2.


Des années après l’affaire dite du forcené de Nidau, il nous arrivait encore, à l’Auberge de la Treille, d’évoquer les péripéties qui avaient fait la une des tabloïds pendant une bonne semaine, alors que ce fut, pour nous autres mauvais esprits, l’occasion de fustiger tout ce qui, de près ou de loin, représentait l’Autorité à nos yeux d’anciens étudants enragés, tout en manifestant notre soutien à notre camarade de la grande époque de la Jeunesse Progressiste, devenu symbole d’une résistance panique aux forces de l’ordre alors même qu’il s’était pour ainsi dire retiré du monde depuis des années et que nous l'avions tous perdu de vue.

Dès que nous avions reconnu notre ancien compère au TJ du soir, dont le regard farouche et la barbe hirsute avaient immédiatement été associés à l’expression réitérée de forcené, nous nous étions sentis à fond de son côté, selon l’expression de notre compère Lustig. Le lendemain, quand les tabloïds avaient diffusé la première série d’image du présumé forcené défendant la maison familiale mal entretenue dont l’Autorité prétendait le chasser, ce parti pris solidaire s’était trouvé décuplé, encore accentué par le fait que notre ancien camarade avait lâché une première salve de chevrotine contre les collaborateurs de la police locale, crevant l’œil de l’un d’eux et provoquant la montée en puissance de l’action policière, l’arrivée de 500 collaborateurs de l’Unité Spéciale et l’évacuation de tout le quartier des Bleuets au milieu duquel, selon les médias unanimes, la maison familiale mal entretenue, désormais comparée à Fort Apache, détonait.

Parmi les réactions que l’affaire dite du forcené de Nidau avait provoquées, entre autres analyses de psychologues et de spécialistes de l’incivilité, nous aimions particuliètrement nous gausser, à la Treille, de celle du romancier en vue R., notre ancien condisciple de la Faculté des sciences politiques de Neuchâtel, qui était intervenu en duplex de Rome, où il se trouvait alors en résidence d’écrivain, pour dénoncer l’intervention massive des unités de choc de la police assimilables, selon lui, à un exercice de type préfasciste, selon son expression, annonçant de sombres lendemain dans ce pays travaillé, toujours selon lui, par un instinct de mort. À propos de notre compère dit le forcené de Nidau, l’écrivain avait insisté sur le fait que son attitude, quoique confuse, signalait un malaise éprouvé par la plupart des habitants de ce pays incapable de gérer la différence, comme l’illustraient d’ailleurs ses propres romans. Lustig n’avait pas son pareil dans l’imitation du romancier R., dont nous nous gaussions de la propension à répéter que ce pays rampait devant les banquiers alors que lui-même vivait pour ainsi dire de subventions de l'Etat depuis qu’il avait décidé de consacrer sa vie au seul sacerdoce de l’écriture.

Avec le recul des années, entre une partie d’échecs et une partie de cartes, nous aimons nous rappeler l’affaire dite du forcené de Nidau, à La Treille, en revenant sur tel ou tel détail plus joyeusement grotesque que les autres. Nous aimons nous rappeler la mine grave du Commandant des unités spéciales, le soir de l’arrestation du forcené, après l’intervention décisive du chien de police Iago, félicitant ses collaboratrices et collaborateurs d’avoir ménagé leur vie et celle des habitants du quartier des Bleuets. Lustig imite volontiers, aussi, l’air penaud du maire de la bourgade, jusque-là sans histoires, de Nidau, venu confesser au TJ du soir certains dysfonctionnements de son Administration dans le suivi social du forcené. Nous aimons nous rappeler les racontars liés au parcours public et privé de notre camarade dit le forcené de Nidau, présenté d’abord comme un as en physique au caractère jugé difficile par son entourage, puis comme un mathématicien toujours dans les nuages, ou encore comme un ancien sympathisant de la Rote Armee terroriste, ou enfin comme un collectionneur d’armes de guerre, mais ce que nous préférons est de relancer Lustig dans son imitation de l’ancienne institutrice du prétendu forcené, venue témoigner à l’émission télévisée Forum pour affirmer que le jeune Gaspard K., sujet intelligent mais un peu renfermé, marqué par la dureté d’un père notoirement adonné à l’alcool, lui était apparu comme un garçon excessivement soumis aux variations atmosphériques et particulièrement sensible aux périodes de foehn.

Quant au chien de police Iago, présenté dans les tabloïds comme celui qui permit l’arrestation du forcené, nous ignorons à vrai dire, à La Treille, ce que diable il est devenu après son heure de gloire.

Image: Philip Seelen.

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