Prologue
L’entretien du romancier R., considéré comme l’un des meilleurs écrivains suisses de sa génération, avec le chroniqueur du fameux journal Le Monde, se tint au Buffet de la Gare de première classe du chef-lieu de notre canton.
Reliquat du style 1900 en nos murs, le restaurant était apprécié de l’intelligentsia locale pour ses mets de brasserie, et notamment sa langue de bœuf aux câpres, autant que pour ses fresques évoquant divers lieux du pays, dont un Cervin majestueux, mais les deux hommes semblaient trop préoccupés pour se soucier de ce décor et commandèrent deux plats du jour.
Dans la conversation précédant l’entretien à proprement parler, qui devait porter sur le passé douteux de l’architecte C., notre gloire nationale, que le romancier R. avait été le premier à dénoncer dans le magazine L’Hebdomadaire cher aux élites de nos contrées, le chroniqueur du journal Le Monde interrogea l’écrivain sur l’état réel de ce pays classé au premier rang des nations les plus riches du monde et comptant un taux de suicide également des plus élevés.
Le romancier leva les yeux vers le Cervin avant de résumer son point de vue - non sans recommander à son interlocuteur étranger le sorbet à la fée verte proposé sur la carte des desserts -, en affirmant que ce pays était le moins intéressant qu’un romancier puisse trouver du fait que rien ne s’y passait humainement parlant, et il insista sur l’expression.
Sur quoi l’entretien démarra, durant lequel le romancier répéta ce qu’il avait écrit dans son article du magazine de la gauche libérale, pour lequel il avait encaissé 500 francs, tout en espérant que le chroniqueur du Monde en viendrait à le faire parler des livres dont la notice biographique le présentait comme l’un des meilleurs écrivains suisses de sa génération, selon les termes qu’il avait suggérés lui-même à son éditeur, lequel n’avait à vrai dire lu aucun de ses ouvrages, pas plus hélas que le fameux chroniqueur du Monde.
(Ce texte constitue le début de mes Récits de l'étrange pays, en cours de composition, avec des images de Philip Seelen).
Commentaires
:-) c'est assez terrible. Mais il y a encore des éditeurs qui font leur boulot, et des chroniqueurs aussi, non ?
Enfin, disons que j'en connais.
Enfin, je connais un chroniqueur, disons.
Mais voyons, Pascal, ne prends pas les choses tellement au sérieux. C'est le début d'une satire qui comptera au moins 150 pages, donc on a le temps de nuancer, parfois en pire sans doute mais pas toujours, donc tu peux rêver...
Avec le Cervin aux jumelles, nous voilà à de sacrées altitudes et dans de beaux draps... Cherchons piolets et pointes pour cramponnage frontal...