UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Chienne de belle vie

    Carver9.jpg
    Deux recueils posthumes de Raymond Carver. Et deux nouvelles adaptées au théâtre par Jacques Lassalle, ces jours au Théâtre de Vidy.
    «Cette fois, c'est vraiment la fin», écrivait Tess Gallagher à un ami à l'époque où elle préparait la publication de ces cinq nouvelles de Raymond Carver. Ainsi qu'elle le raconte plus en détail dans sa postface, la compagne de «Ray» fut très occupée, après la mort prématurée de l'écrivain (terrassé par un cancer du poumon en 1988), par la supervision de trois recueils posthumes, ajoutée à ses propres travaux (elle est enseignante et poétesse), qui l'empêchèrent de s'occuper d'éventuels inédits de Carver, avant qu'un des responsables de la revue Esquire, Jay Woodruff, ne vienne à sa rescousse pour la préparation de ces cinq nouvelles inédites et plus ou moins achevées - on sait que Carver rédigeait jusqu'à trente versions d'une de ses histoires avant de l'estimer parfaite.
    Or, loin de constituer des ébauches, et moins encore des fonds de tiroir, les nouvelles parues en traduction sous le titre de la dernière, Qu'est-ce que vous voulez voir?, sont dignes du meilleur Carver, à quelques détails formels près que les éditeurs ont d'ailleurs eu raison de ne pas gommer. Pour l'essentiel en revanche, touchant à la résonance émotionnelle et à la beauté limpide de ces tranches de vies meurtries, le lecteur retrouvera dans ce livre tout ce qui fait le charme et la profonde poésie de l'auteur des Vitamines du bonheur ou de Parlez-moi d'amour.
    La première de ces nouvelles (Appelle si tu as besoin de moi) est à la fois la plus simple et la plus touchante. Un couple, au bord du divorce, loue une maison dans la campagne d'Eureka (sur la côte nord de la Californie) pour tâcher de se retrouver. Or, tout semble aller bien, mais ça ne va quand même pas, jusqu'au moment où l'apparition de deux chevaux blancs, dans le jardin, leur fait revivre ensemble un instant de magie et reparler et se retrouver bel et bien... avant de repartir chacun de son côté. Plus douloureuse, la nouvelle intitulée Rêves relate la mort, dans un incendie, des deux enfants d'une femme dont le mariage s'est effondré, tandis que le thème de l'homme brisé repartant de zéro, fréquent chez Carver (qui l'a vécu lui-même à plusieurs reprises), se trouve magnifiquement traité dans Du bois pour l'hiver.
    Tels des contes de la douce déglingue que ses personnages affrontent comme autant d'enfants perdus, les nouvelles de Carver diffusent une tendresse lancinante et jamais démonstrative, comme d'un Tchékhov américain, et, souvent puisée dans la nature, une lumière et une beauté régénératrices.

    Carver8.gifUn Tchékhov américain

    Le titre de la nouvelle Intimité, tirée du beau recueil posthume Les Trois roses jaunes (Rivages poche, 1999) dont la dernière évoque la mort d’Anton Tchékhov, situe exactement le lieu où se déroulent les histoires tendres et déchirantes de Raymond Carver: au cœur du cœur de la vie des gens. Plus exactement : des gens de l’Amérique populaire ou bohème, souvent paumés ou dérivant dans l’alcoolisme, comme l’auteur. Si Carver rend si bien les bleus au cœur de ceux qui s’aiment et se griffent, c’est d’ailleurs qu’il l’a vécu lui-même avec ses deux femmes successives : Maryann la violente, mère de ses enfants dont il divorça, et la poétesse Tess Gallagher qui s’occupa très activement de son œuvre après sa mort, à 50 ans, en 1988. Loin cependant de se borner à un inferno conjugal, le monde de Carver, plein de vitalité et de poésie, se situe très loin des complications psychanalytiques d’un Woody Allen ou d’un Philip Roth. C’est que Carver, de Parlez-moi d’amour aux Vitamines du bonheur ou aux Short cuts adaptés au cinéma par Robert Altman, est plus direct, plus brut et plus lyrique surtout, même si ses « fans » ignorent souvent sa magnifique poésie tissée de ballades où le quotidien se trouve comme enluminé…

    Raymond Carver, Les Trois rose jeunes. Rivages Poche, 1999.
    Qu'est-ce que vous voulez voir? Traduit de l'anglais par François Lasquin. Postface de Tess Gallagher. L'Olivier, 134 pp.

    Le grand metteur en scène français Jacques Lassalle présente, ces jours, un spectacle en création à Vidy, intitulé Parlez moi d'amour et fondé sur deux nouvelles de Raymond Carver, Intimité et Le bout des doigts. La Passerelle, du 25 avril au 17 mai.

    Infos: http://www.vidy.ch

     

  • Pensées de l’aube (72)

    Panopticon2856.jpg

    Du tout positif. – Chaque retour du jour lui pèse, puis il se remonte la pendule en pensant à tous ceux qui en chient vraiment dans le monde, sans oublier tout à fait ses rhumatismes articulaires et la sourde douleur au moignon de sa jambe gauche amputée en 1977, après quoi les gueules sinistres des voyageurs de la ligne 5 l’incitent à chantonner en sourdine zut-merde-pine-et-boxon, et c’est ainsi qu’il arrive bon pied bon œil à l’agence générale des Assurances Tous Risques où sa bonne humeur matinale fait enrager une fois de plus le fondé de pouvoir Sauerkraut…

    De l’aléatoire. – Il me disait comme ça, dans nos conversations essentielles de catéchumènes de quinze ans découvrant par ailleurs le cha-cha-cha, que le hasard n’existe pas et que la mort même n’est qu’une question de représentation culturelle, c’était un futur nouveau philosophe brillantissime qui fit carrière à la télévision, et comme j’étais un ancien amant de sa dernière femme, qu’il aima passionnément, je fus touché d’apprendre, aux funérailles de Léa, que c’était fortuitement qu’il l’avait rencontrée à Seattle et que son décès accidentel remettait tout en question pour lui…

    De la déception. – Certains, dont vous êtes, semblent avoir la vocation de tomber de haut, naïfs et candides imbéciles, mais de cela vous pouvez tirer une force douce en apparence et plus résolue qu’est irrésolue la question du mensonge et de la duplicité de ces prétendus amis-pour-la-vie, qui vous disent infidèles faute de pouvoir vous associer aux trahisons de l’amitié…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui dénigrent

    Panopticon8734.jpg 

     

     

    Celui qui ne supporte pas de voir les nouveaux joueurs de bugle de l’Harmonie Patriote exécuter mieux que lui le fameux hymne Dieu nous chérit plus que nos ennemis / Celle qui se rebiffe quand on complimente les poèmes de sa cousine Aurélie Cresson dans le journal de la paroisse  / Ceux qui épient les faits et gestes du fondé de pouvoir Bicandier pour en faire rapport au patron de l’Agence Longue Vie / Celui qui crache sur tout ce qu’il lit qu’il n’a pas écrit  de sa main valide / Celle qui cesse d’applaudir dès qu’elle sent qu’un véritable enthousiasme soulève le public de la salle polyvalente dont on lui a retiré la gestion de la caisse pour question d’âge / Ceux qui font courir le bruit que le ténor du Chœur de la société de curling serait de l’autre bord / Celui qui se venge des humiliations que lui fait subir la cheffe de rang en glissant des boulettes de mie de pain dans son casier perso / Celle qui émet des doutes sur la fiabilité de la croyance en Jésus-Christ-Notre-Seigneur du nouveau pasteur rwandais Balouba dont elle se demande d’ailleurs ce qu’il faisait pendant les massacres / Ceux qui insinuent que l’apiculteur Dutilleul désormais connu dans tout le canton pour sa parfaite anatomie de Mister Jura ne va pas pouvoir s’occuper plus longtemps de ses abeilles avec toutes ses séances de pose publicitaire et d’essayage de costumes onéreux dont on a parlé dans les journaux gratuits et même à la Télé / Celui qui fait courir le bruit que le succès de librairie de son ancien camarade de lycée Marc Levy n’est imputable qu’au réseau de la juiverie internationale et peut-être même homo quand on sait ce qu'on sait/ Celle qui persifle les tenues fantaisie de Madame Lévy alias Dombasle / Ceux qui constatent avec une sourde satisfaction que l’état du poète sidéen Django Lourie s’aggrave depuis quelque temps  / Celui qui crache sur tout ce qui fait de l’ombre à son Institut de Thérapie par le Détachement Serein / Celle qui décrie tous ceux qui l’ont fait jouir dans le local des archives du journal Le Semeur / Ceux qui dénigrent tout ce qui n’est pas l’émanation exclusive de leur inventivité en matière de marketing funéraire, etc.

    Image : Philip Seelen

     

  • Et Vian passe pas l'éponge

    Vian88.jpg

     

    EXPO Première suisse à Palexpo pour Le vrai Boris, rassemblant 700 documents avec la bénédiction d’Ursula Vian…

    Il y aura 50 ans pile, le 23 juin prochain, que Boris Vian (1920-1959) s’effondrait  en assistant, dans un cinéma du Quartier latin, à l’adaptation cinématographique  de son roman noir J’irai cracher sur vos tombes, succombant à un œdème pulmonaire. A 39 ans, le Transcendant Satrape du Collège de pataphysique était moins connu comme écrivain qu’en tant que figure de la bohème de Saint-Germain-des-Prés, homme-orchestre aux multiple casquettes d’ingénieur et de critique de jazz inspiré, de romancier et de poète, de scénariste-traducteur et d’auteur-interprète d’inoubliables chansons revisitées par Serge Reggiani, du Déserteur à J’suis snob.

    Cinquante ans après sa mort, Boris Vian pourrait faire (ce n’est pas encore sûr) son entrée à la prestigieuse Pléiade après l’édition de ses Oeuvres complètes en 14 forts volumes. L’écume des jours, son roman le plus connu, figure dans les programmes scolaires. Sa fantaisie persifleuse et sa façon zizanique de jouer avec le langage au dam des académismes n’exclut pas une vraie poésie sur fond de révolte, qui se retrouve dans L’Automne à Pékin ou de L’Arrache-cœur, l’un de ses plus beaux livres. Pasticheur en diable, pour le double régal des profs et des têtes blondes, inventeur de néologismes à foison, très sensible aussi à l’injustice et au mal inhérent à la vie (le fatal nénuphar de L’Ecume des jours), Boris Vian se défendait autant des pouvoirs établis que de tout embrigadement politique « au pas camarade », réservant ses piques les plus acérées au bon Dieu des méchants.  Entre comique grinçant (L’Equarissage pour tous), érotisme provocateur (J’irai cracher sur vos tombes fit scandale en 1946) pacifisme anarchisant (La Java des bombes atomiques) et scepticisme voltairien, cet écrivain cristallisant l’esprit d’une époque, qui se prolonge dans le désarroi contemporain, conserve sa fraîcheur au même titre que son ami Queneau. 

    A preuve : sa vitalité posthume avérée en crescendo par le livre et le disque, la scène, la radio, la télévision, et par l’impact de l’écrivain sur les jeunes générations, bien après Mai 68. Garante du titre de l’exposition à voir à Palexpo, Le vrai Boris, Ursula Vian Kübler (sa deuxième épouse) ne fera pas le déplacement à Palexpo pour cause de grand âge. En revanche, c’est en compagnie de Michel Piccoli, Jean-Claude Darnal, Arthur H, le pataphysicien vaudois Freddy Buache, l’écrivain-chansonnier Jean-Pierre Moulin, la biographe Valère-Marie Marchand (dont paraît Boris Vian le sourire créateur en coédition Ecriture-Neige avec le CD inclus Vian chante Vian), les vestales de la Fondation Vian (Nicole Bertolt et Christelle Gonzalo) et l’éditeur Michel Sandoz, notamment, que se dérouleront moult débats et autre hommages  en mémoire du cher Équarisseur de première classe… 

    Genève. Palexpo. Salon international du Livre et de la presse, du 22 au 26 avril 2009.

     

     

  • Pensées de l’aube (71)

    JLK039.JPG

    De l’opprobre. – La nuit vous a porté conseil : vous ne répondrez pas ce matin à la haine par la haine, car la haine que vous suscitez, mon frère, n’est que l’effet du scandale : la lumière est par nature un scandale, l’amour est un scandale, tout ce qui aspire à combattre le scandale du monde est un scandale pour ceux qui vivent du scandale du monde.

    De la foi. – Ils vous disent comme ça, avec l’air d’en savoir tellement plus long que le long récit de votre vie dans la vie, que l’unique vrai dieu qu’ils appellent Dieu a créé le monde en 7777 avant notre ère, un 7 juillet à 7 heures du matin et que c’est pourquoi, sœurs et frères, le Seigneur leur commande d’éliminer tous ceux qui ne croivent pas comme eux ou qui croillent n’importe quoi…

    De l’exclusive. – Non merci, je ne veux pas de ton Paradis, ni de votre Enfer méchant, ma vie n’est qu’un Purgatoire mais j’y suis bien avec ceux que j’aime bien, l’Enfer j’ai compris : ce n’est rien, c’est juste un jacuzzi, et le Paradis je ne sais pas, vraiment je ne sais pas si ça vaut la peine d’en parler si ce n’est pas ce qu’on vit quand on aime bien et qu’on est bien aimé… 
    Image : aquarelle JLK

  • Le temps de la vraie lecture

     

    Lecteur7.jpgEditorial du Passe-Muraille, No 77, avril 2009. Visitez-nous au Salon du Livre de Genève !
    Le sentiment dominant de l’époque est à l’égarement et au désarroi sous l’effet de ce qu’Amin Maalouf appelle Le dérèglement du monde dans son bel essai où il se demande avec lucidité «si notre espèce n’a pas atteint, en quelque sorte, son seuil d’incompétence morale, si elle va encore de l’avant, si elle ne vient pas d’entamer un mouvement de régression qui menace de remettre en cause ce que tant de générations successives s’étaient employées à bâtir».
    Lecteur1.jpgCette interrogation portée sur la «compétence morale» de notre espèce pourrait sembler simpliste, mais la lecture attentive de cet essai limpide et grave d’un écrivain assumant le double héritage de la culture occidentale et de son homologue arabo-musulman, porte au contraire à examiner les nuances de la complexité et à dépasser les anathèmes et les exclusions réciproques ; demain, nous aimerions parler d’un tel ouvrage avec le professeur et écrivain tunisien Jalel El Gharbi, que nous accueillons dans cette livraison avec reconnaissance. Parce que c’est un vrai lecteur, un vrai passeur aussi, qui prend le temps de lire avec attention et respect.
    Lecteur2.jpgUne fois de plus, Le Passe-Muraille tente d’assumer la vocation première qu’annonçait son titre en 1992. À la fuite en avant d’un monde énervé, à l’obsession du succès et au panurgisme, à l’emballement passager d’un «coup» éditorial à l’autre, nous continuons d’opposer, selon le goût librement affirmé de chacun, notre attachement à la littérature qui est à la fois une et infiniment diverse, moins préservée du monde qu’attentive à celui-ci, poreuse autant qu’il se peut sans se diluer dans le n’importe quoi.
    Lecteur.JEPG.jpgLe Passe-Muraille se refuse aux replis et aux rejets identitaires qui ne pallieront aucun dérèglement. Aujourd’hui sur papier, demain sur un site ou des blogs, nous nous efforcerons d’en assurer la survie avec nos lecteurs. (jlk)

    La nouvelle livraison du Passe-Muraille, No77, d'avril 2009, vient de paraître. Commandes: Passemuraille.admin@gmail.com

    Le Passe-Muraille est présent Salon du Livre et de la presse de Genève, à Palexpo, du 22 au 26 avril. Rue Kafka, tout au fond de la halle où PERSONNE ne va...

    Retrouvez Jalel El Gharbi sur son site: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com/

  • Les mains pleines d'orage

    Soutine13.jpg 

     

    par Alain Gerber                                        

     

    Elles vous brûlent les doigts

    les années couvées dans les nids de mitrailleuses

    c‘est un argent facile

    que la monnaie de ce temps-là

     

    Les belles années de l’ambition

    fauchées au pied des sémaphores

    la sueur et l’encre

    la brume de craie

    l’œil vert de la radio

    le chagrin des fées

    la peur léthargique du hanneton

    dans sa boîte

    la perplexité du doryphore

    l’écho des voix sous les préaux

    un ancien dimanche

    en automne

    jonché de marrons cirés

    dans la buée des candélabres

    le goût des robinets

    de cuivre

    les soirs qui jouent avec les allumettes

     

    Ce sourire gourmé

    le sourire du chat

    sur le visage d’un cadavre ironique

    allongé sous la glace

    de l’étang des Forges

    où l’on se confie

    un pied après l’autre

    au balancier de ses bras

    un après-midi de Noël

    prodigue en illusions concrètes

     

    Les sentiers de mâchefer

    la brume brune

    le campement dissolu des cabanes à outils

    leurs ailes de goudron battant leurs flancs

    vermineux

    à flanc de colline

    les verres épais avec leurs yeux de verre

    à ras bord la crasse du temps qui passe

    payé rubis sur l’ongle dans les fabriques

    la gloriette de guingois

    au toit de zinc dépoli

    on y respire encore les clafoutis

    du temps des cerises

    aucunement prophétique

     

    Rester là

    ne rien savoir d’aucun avenir pour personne sur la Terre

    on voit si bien les montagnes

    on pourrait les toucher du doigt

    un vol de martinets

    l’écho du silence

    l’ombre sur le mur quand les gens sont partis

     

    Les troupeaux frileux

    les bœufs éberlués

    entre les grilles des préfectures

    ripant sur le pavé

    grimpés sur le trottoir au grand scandale des assassins

    armés d’un bâton

    buveurs de café bouillu

    l’odeur du sang des bêtes

    à l’emplacement de futurs cinémas

    derrière le brouillard et le pâle

    du faubourg des argentés

    sur le chemin des Perches

    que le vent repousse au fond de ses ornières

    un vent de fer et de dimanche raté

    loin des désirs absolus

     

    La rue des jeudis héroïques

    de sabres et d’arbalètes

    traversée par un mur

    que couronnent

    des tessons d’existence

    le haut des plus hautes tombes

    les chapeaux noirs des affligés

    les plumets noirs des chevaux de corbillard

    arborant le monogramme d’un défunt présomptueux

    à qui en pénitence

    on n’a même pas laissé son alliance et sa montre

    sa tabatière son culbutot

    et par-dessus la voix du bronze

    absente

    monocorde

    qui ne connaît pas un mort d’un autre

    ni celui qu’on regrette

    ni celui qui voulut qu’on épinglât

    sa médaille sur un coussin violet

     

    (…)

     

    Rue de Châteaudun

    dans le jus de lanterne

    sourde

    où piétine le gros chien boréal

    qui garde les saucisses

    ébouriffé de fourrure orange

    on charrie un fardeau sans poids de grammaires

    de sapience

    de plumier d’astrolabe

    avec un chiffon doux aussi

    sans doute quelques bons points

    et un cahier couvert de papier bleu

    étiqueté à l’anglaise dans un coin

    on traverse les fumées charcutières

    l’haleine des soupiraux

    rosée de toutes les défaites

    l’odeur grenue de la pluie de la veille

    la poudre des petits matins

    crissante comme du sel et

    la queue d’un nuage

    qui n’a pas fait sa nuit

    et couche sur le trottoir

    la tête reposant dans les bois de l’Arsot

     

    (…)

     

    Mon père enfile son casque

    garnit de vieux journaux

    sa veste de cuir

    range dans sa serviette

    ses crayons sa gomme son stylo

    son décamètre

    et les plans énigmatiques

    de la Reconstruction nationale

    sur du papier violet

    il réveille avec précaution

    sa motocyclette

    il fonce vers Champagney Ronchamp Lepuis-Gy

    naviguant sur le verglas

    dans la purée d’aurore

    (…) et parfois il achète un buffet ancien

    délogeant une basse-cour

    ou un tas de charbon

    j’y songeais à ses funérailles

    nous étions trois ou quatre

    sous les branches nues

    sous le ciel déserté

    à quelques pas seulement de ses fenêtres

    - et donc

    tout ce temps

    toutes ces années du cristal de l’or vieux et des cendres

    tout ce long temps sans prix

    tout ce temps compté

    il avait pu

    contempler à loisir

    le décor de son trou…

     

     

    (…) il n’est de lettres que d’exil

    et confiées aux bouteilles

    on écrit sur le mur de l’usine

    les choses qu’on a perdues

    on use son crayon

    son rare son tout petit

    dressé dans les décombres

    la grosse affaire des vagabonds

    et c’est toujours

    merde à celui qui le lira

    car personne ne lit plus

    justement

    les jours passent

    plus ou moins

    dans la cohue du portillon

    l’air du temps

    change de propriétaire mais

    la vente continue durant les travaux

    la braderie aux prix sacrifiés

    où tout doit disparaître

    et le reste est détruit

    un beau matin

    les temps avaient changé

    si elles avaient pu se voir nos vies nos villes

    ne se seraient pas reconnues

    depuis des mois et des semaines

    je ne dormais plus tranquille

    pourtant je n’ai rien suspecté

    l’enfrance s’est lassée de nos mauvais traitements

    elle a déménagé à la cloche de bois

    en oubliant de m’emporter

     

    Bournazel n’est plus là pour personne

    j’ai rangé

    toute ma famille sous les arbres

    des promesses de l’ancien régime

    rien ne s’est accompli

    sinon ce qu’on  a pu

    bricoler soi-même

    c’est-à-dire un amour et aussi

    une gaieté passagère

    qui fut sainte et féroce

    il y a bien longtemps

    pieds nus sur les tommettes de titane

    à tâtons je fais mon sac dans la cuisine obscure

    des gamelles melles-melles

    des bidons dons-dons

    on est lundi matin d’une autre galaxie

    la semaine sera longue

    vivement dimanche !

    des gamelles des gamelles des bidons

     

     

    Envoi

    Les graveurs de vent

    les graves célibataires de leur propre créance

    au lexique équivoque

    aux gestes somnambules

    aux maigres fournitures

    aux barques trop fragiles

    précaires gardiens des écuelles

    se marient une année

    sont quand même pendus l’autre

    aux espagnolettes

    de l’hôtel Algonquin

    ayant renié leurs fraîches phrases d’avril

    lovées dans les violoncelles

    disposées en travers

    des tickets de rationnement

    leurs cous s’allongent pour voir

    par-dessus la rampe

    le côté du mur

    qui n’en eut jamais aucun

      

    mars 2008

     

     

    (Ces séquences sont extraites d'un vaste poème intitulé Enfrance, encore inédit. Elles constituent l'ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille, d'avril 2009, No77, qui vient de paraître, incluant un entretien avec Alain Gerber et un aperçu de son oeuvre romanesque.) 

     

           

  • Pensées de l'aube (70)

    Vernet35.jpgDe la petite mort. – Parfois on a manqué l’aube, on ne l’a pas vu passer, on n’a pas fait attention, ou plutôt: on était ailleurs, c’est ça: on était partout et nulle part, on était aux abonnés absents, on n’y était pour personne et le jour a passé et ce matin c’est déjà le soir, on est tout perdu – on se demande si l’aube reviendra jamais…

    De la folie ordinaire. – Ils te disent qu’ils n’ont pas le temps, et toi tu te dis que c’est cela la barbarie, ou bien ils te disent qu’il faut bien tuer le temps, et tu te dis que c’est cela aussi la barbarie, et quand tu leur demandes quel sens à tout ça pour eux, ils te répondent qu’ils n’ont pas que ça à faire, se poser des questions, et si tu leur dis de prendre leur temps alors là c’est colère, ça les rend fous, ou plutôt c’est toi qu’ils regardent comme un fou – s’ils pouvaient te faire enfermer, oui ça aussi c’est le début de la barbarie…

    De la modestie. – Certains jours sont plus discrets, qui se pointent avec l’air de s’excuser - pardon de n’être que ce jour gris, ont-ils l’air de vous dire, mais vous les accueillez d’autant plus tendrement que vous avez reconnu vos vieux parents tout humbles devant le monde bruyant, et d’ailleurs les revoici dans le gris bleuté de ce matin, comme s’ils étaient vivants…

    Peinture: Thierry Vernet.

  • Le roman qui refait le monde ailleurs

    Gerber10.jpgENTRETIEN AVEC ALAIN GERBER

     

     

     

    Alain Gerber est un écrivain fluvial. À poser quelques questions à un romancier fluvial, on s’expose à recevoir de fluviales réponses, dont voici le partiel delta… 

     

    - Vers quel ailleurs votre écriture est-elle repartie ce matin ?

    — Il n’y a plus de pays qui m’attire. Ils se sont banalisés et standardisés en même temps que leurs trop désinvoltes visiteurs. Quand je partais voir ailleurs, j’avais besoin de ne plus me sentir chez moi : maintenant, je m’y sens chez les autres. Pas ceux qui habitent là : ceux qui descendent en rangs serrés des avions et des autobus. En conséquence, la réalité à laquelle il m’importe de croire encore, les climats, les lumières, un certain style de relations entre les personnes, je ne la trouve que dans des œuvres — des livres, des films, des tableaux, et comme je ne suis pas d’un naturel assez contemplatif pour me contenter de les admirer, je mets la main à la pâte. Ca me permet d’imaginer que je suis réel, moi aussi, à un moment de mon existence où, dirais-je,… tout ne porte pas à le croire !

     

    - Comment, en vous retournant, voyez-vous votre œuvre ?

    — Pas comme un ensemble structuré : plutôt une série de tentatives abandonnées un jour par lassitude ou, plus exactement, parce que je me sentais appelé ailleurs. J’insiste sur ce mot, ailleurs, parce que chacune de mes « périodes » fut un territoire, avec son passé, ses coutumes, sa culture, sa langue, ses codes sociaux, son climat, voire ses spécialités culinaires lorsqu’il s’agissait de l’espace vaguement balkanique où j’ai logé mes Citadelles de sable. Tel ou tel de mes territoires peut coïncider avec une zone géographique bien délimitée (les Etats-Unis, en particulier), mais les deux ne sont jamais superposables. Je m’attache à ce qu’ils ne puissent pas l’être. Je ne suis toujours considéré comme un cinéaste de la plume : un cinéaste américain des années 50. Un de ces types à qui les producteurs confiaient un jour un western, l’année suivante un péplum ou un film intimiste...

    - Un fil rouge relie-t-il vos livres ?

         -  S’il y a  une unité à ce patchwork, elle ne réside pas dans l’écriture, mais dans le principe qui préside à celle-ci. Elle n’est pas dans la thématique proprement dite mais dans le retour obsessionnel de thèmes que je ne peux pas ne pas traiter, jusque dans ma poésie: la fuite du temps, l’inévitable métamorphose des choses que nous aurions voulues éternelles, l’échec ou, très spécifiquement, les relations avec les pères (de 1975 à 1999), puis avec les mères (à partir de 2000). Je suis le type qui revient sans cesse sur quelques images fondatrices, plongées dans une lumière très précise, environnées d’odeurs qui ne ressemblent pas à d’autres et qui, autour de ces scènes primitives (la seule chose qui lui importe, pour être franc), tente par politesse envers son lecteur de construire une intrigue de roman.

    - D’où vient La couleur orange, votre premier livre ?

    — C’était un bilan des années mortes — déjà ! Je l’ai écrit pour me dire, dans une période matériellement difficile : « Elles n’ont pas été tenues, mais voilà toutes les promesses que la vie t’avait faites. » J’ai raconté, avec des scrupules rabbiniques, trois mois de ma vie dont il m’avait semblé qu’ils étaient le début de quelque chose et qui, dix ans après, n’avaient débouché sur rien d’autre qu’une inconsolable nostalgie.

         Pour le reste, l’ouvrage reflète deux fascinations littéraires assez incompatibles : le roman naturaliste-behavioriste américain (Hemingway, Chandler, etc.) et la recherche formaliste, qu’elle soit du Nouveau Roman ou d’ailleurs. Trois fées se sont penchées sur ce berceau : le Hemingway de Paris est une fête, le Perec de Les Choses et le Butor de Passage de Milan. J’étais aussi fasciné à l’époque (et le suis toujours), par les grandes littératures mystico-lyriques de l’Amérique : celle du Sud avec Faulkner, de la Nouvelle-Angleterre avec Melville et Hawthorne — sans parler bien sûr du new-yorkais Thomas Wolfe dans lequel je me suis plongé au début des années 70 avec la sensation de retrouver le liquide amniotique.

    Comment avez-vous vécu l’expansion de vos territoires romanesques ?

    —Comme un  type lancé dans la recherche éperdue d’une terre promise où ses graines germeraient, où il récolterait enfin le genre de beaux fruits qu’il voyait pendre aux arbres des autres. La question de l’exil s’est posée après Le Plaisir des sens. Je me garderai bien de dire si ce texte est ou non réussi. Ce que je sais, c’est qu’il fut le premier (et le seul) où l’écriture m’a offert bien davantage que ce que j’avais espéré d’elle. Il y avait un livre dont je n’étais pas du tout capable, ni techniquement ni sur aucun autre plan, et cependant, je l’ai écrit. Même si ce n’était que moi qui me le décernais, c’était comme de recevoir son bâton de maréchal sur le théâtre des opérations. À part le succès (pas immodéré en l’occurrence), il ne me restait – en ce qui me concernait — rien de mieux à attendre de la littérature. Je ne pouvais que répéter Le Plaisir à l’infini, ou bien creuser un autre sillon, sachant que la grâce ne me tomberait pas dessus une deuxième fois. Ce fut le seul moment de ma carrière où, pendant deux ans, je suis resté incapable d’écrire. Je ne m’en suis sorti qu’en décidant d’accomplir ce qui, au départ, n’était pour moi qu’une parodie, et pas du tout le projet humaniste que d’aucuns ont célébré : ce Faubourg des Coups-de-trique qui était pour moi, contrairement à ce que nombre de ses lecteurs ont cru, une façon de déréaliser Belfort et d’en faire un espace strictement littéraire, une attitude à la Fellini, en quelque sorte, le Fellini d’avant La Dolce vita qui m’a toujours beaucoup inspiré.

    Qu’est-ce pour vous qu’un roman ?

    —A-t-on encore le droit d’écrire des romans : j’aimerais avoir l’assurance d’en avoir déjà écrit un, après une quarantaine d’années d’écritoire ! Faute de m’être posé la question, un roman, je ne sais pas ce que c’est. Mais je sais que, pour moi, c’est la vie elle-même — je veux dire une vie avec quoi « la vraie vie » a les plus grandes peines à rivaliser. Je crois qu’un bon roman refait le monde, mieux peut-être et en tout cas de manière plus tangible que beaucoup de philosophies. L’imitation du réel, certes, n’a pas grand intérêt, mais ce que propose la littérature, avec une arrogance qui me réjouit, c’est tout le contraire: c’est que le réel devienne le toc et la contrefaçon du romanesque.

    Faites-vous une distinction entre vos romans-romans et vos romans du jazz ?

       Il y en a au moins une qui est énorme : les romans-romans, j’attends qu’ils veuillent bien frapper à ma porte ; les autres, je vais les chercher manu militari. Avec eux, je ne m’embarque pas sans biscuits. Le travail romanesque consiste essentiellement à aller chercher la vérité des personnages. En revanche, je touche peu à la matérialité des faits. Quand j’introduis des scènes et des dialogues de fiction, c’est toujours parce que les scènes et les dialogues de la réalité sont trompeurs ou équivoques. J’ai au départ, très précisément, quelque chose à dire, ce qui est très rarement le cas lorsque j’aborde mes autres livres. Là, en règle générale, je ne pars ni d’un personnage, ni d’une ébauche d’histoire, mais d’une sensation forte, d’une émotion tenace liée à une image très particulière (mon magasin d’images : essentiellement la télévision – où je consomme énormément de films). Je finis toujours par oublier ces visions fondatrices, mais je crois pouvoir dire que presque tous mes livres sont nés d’une photographie transformée en hologramme, de manière que je puisse tourner autour, accompagnée de conditions climatiques extrêmement précises et, surtout, d’une odeur qui ne ressemble exactement à aucune autre. Je peux passer des mois sans être visité par une de ces images au spectacle desquelles j’ai soudain envie de planter ma tente. Mais envie n’est pas le mot… C’est plutôt que j’ai l’impression que, dans ce lieu-là, je parviendrai à me sédentariser assez longtemps pour parvenir jusqu’au terme du livre (lequel, deux fois sur trois, m’est révélé à ce moment-là, c’est-à-dire avant que j’aie rédigé la première phrase). Pour le reste, je vais à l’aventure : je pose un décor, puis un premier personnage dans le décor et j’attends de voir ce qui va se passer. Tout dernièrement, le décor s’est révélé bosniaque, grâce à un documentaire diffusé à la télévision. J’ai décrit ce décor (au début de Si le roi savait ça). En quelques phrases, j’ai dépeint l’atmosphère qui s’en dégageait plus exactement. Tout le reste est venu de là,  et d’une vague idée que j’avais d’introduire un charnier dans l’intrigue. Ma « documentation » s’est limitée à la consultation du Petit Robert des noms propres, à l’article Bosnie.

       Comment êtes-vous retombé en Enfrance, si j’ose dire ?

    — On m’a poussé ! Le grand saxophoniste Jean-Louis Chautemps, un ami de longue date, et un poète au quotidien, un poète de fait, qui n’a même pas besoin d’écrire, m’a lancé ce défi, en forme de boutade, il y a déjà trois ou quatre ans. Je n’en ai tenu aucun compte, ne me sentant pas plus apte à la poésie qu’à la pratique du jazz. Et puis, en avril de l’an dernier, je ne sais trop pourquoi, au cours d’une insomnie me sont venus les deux premiers vers d’Enfrance. Je les ai notés sur un bout de papier. Le lendemain, j’ai creusé ce sillon et, à mon grand étonnement, j’ai vu que le sol se fendait sous l’étrave. Pendant trois mois, je n’ai plus écrit que de la poésie, presque à marche forcée. C’aura été l’une des expériences les plus exaltantes de toute ma vie. Cette péripétie était assez inattendue : à part celle de Jacques Réda, qui me touche profondément, je n’avais pour ainsi dire plus lu de poésie depuis le lycée. Je commence seulement à me rattraper un peu : je me découvre quelques affinités avec le Transsibérien de Cendrars, ou Zone d’Apollinaire, singulièrement. Je constate en revanche que les poètes qui me fascinent le plus (Breton, par exemple, ou le Rimbaud des Illuminations) évoluent dans un cercle qui me restera fermé à jamais. Ces auteurs sont initiés à un  mystère dont je n’aperçois même pas les contours.

    ­­Et la lecture là-dedans ?

    —J’ai dévoré des livres depuis l’âge de cinq ans, en commençant par Fenimore Cooper, Jack London, Dumas et L’Ile au trésor. Vers 1985, j’ai renoncé à ce bonheur-là. J’aimais à la fois trop d’auteurs trop différents les uns des autres, après avoir découvert, entre autres les Latino-américains, les Asiatiques, les Français de l’entre-deux-guerres (Fargue, Morand, Larbaud : j’avais longtemps voulu les ignorer, alors qu’ils écrivaient spécialement pour moi !). J’avais tendance à vouloir les intégrer tous ensemble à ma propre écriture. J’étais menacé, non seulement d’écartèlement, mais de perdre mon diapason personnel. J’ai pris en catastrophe la seule mesure qui s’imposait, ne lisant plus dès lors que les livres d’amis. L’été dernier, condamné à la retraite à mon corps défendant, je m’y suis remis. J’ai lu ou relu des auteurs dont les œuvres sont inscrites au catalogue de la Pléiade : Stevenson, Melville, Simenon, Ramuz, Rimbaud. Je crois que je peux maintenant avancer le doigt sans me faire happer par la machine. Mais certains romans de Simenon n’ont pas été loin de me décourager d’écrire, comme jadis Au Cœur des ténèbres…

       Votre avant-dernier roman fait retour au Belfort de vos débuts…

        Je me demandais, n’ayant plus à écrire pour la radio, si je devais m’accrocher encore à la musique, devenue mon terreau le plus fertile depuis la fin du siècle dernier, et, accessoirement, si j’étais encore capable de parler d’autre chose que de la création et des créateurs. J’avais peur que non, aussi ai-je voulu mettre toutes les chances de mon côté pour tenter cette escapade. Les noms des rues belfortaines ont le pouvoir de me mettre en confiance. Là, je n’ai même pas besoin d’image originelle : il me suffit de ces sonorités. Ce sont en quelque sorte mes sésames intimes.

        L’envoi sera-t-il pour Marie Joséphine ?

      « Pour qui écrivez-vous ? » Le savoir est un rare privilège. Une façon de se forger un style homogène est de s’adresser à un auditoire spécifique (grâce à mon émission de radio Le jazz est un roman, j’ai eu dix ans ce privilège). Je crois cependant que la vraie question est « À qui écrivez-vous ? » Ecrivant à la personne que je connais et qui me connaît le mieux au monde, je sais d’emblée quoi ne pas dire, ce qui est l’essentiel du métier d’écrivain. Je sens quand je triche ; je me surprends quand je me regarde écrire et j’ai honte de moi… Sans elle, ou bien je parlerais tout seul, ou bien j’enverrais des bouteilles à la mer. On s’en lasse vite… Quand on mène ce genre d’entreprise, bien sûr on n’échappe pas à la solitude. Il est capital que quelqu’un vous attende à la sortie du désert. Que quelqu’un vienne vous chercher, comme à l’école, vous tire de là et entretienne autour de vous, ne serait que par sa façon d’être, le climat grâce auquel vous trouverez le courage de retourner casser les cailloux le lendemain. Je dois bien plus à Marie Joséphine qu’elle-même ne l’imagine, plus sans doute que je n’en ai moi-même conscience et bien plus en tout cas qu’une série de dédicaces ne peut le laisser entendre…

     

     Cet entretien avec JLK a paru dans Le Passe-Muraille, No77.