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  • Pensées de l'aube (54)

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    De la vue. – Il est certains jours - et ce peuvent être de beaux jours, où notre regard reste trouble ou troublé, et se pose alors la question des lunettes invisibles, mais où diable ai-je fourré ce matin mes lunettes invisibles ?

     

    Du nom d’emprunt. – Il est des Amateurs d’Art, ne considérant que Le Nom , qui renieraient leur émotion liée à telle Œuvre s’ils apprenaient que c’est un faux, alors que l’émotion n’a qu’un nom…

     

    Des invisibles. – Mirek m’écrit ce matin – Mirek que j’aime comme un frère ou un fils, sans l’avoir jamais rencontré, Mirek que j’aime à cause de ses poèmes et de sa passion pour les araignées, Mirek me remercie d’avoir accepté de publier ses poèmes, Mirek me dit qu’il va bien, Mirek dont je sais la tristesse liée à l'Amour Fou, Mirek qui m’avoue qu’il est ces jours horribly sad mais que ses poèmes aident à vivre…

     

    Image: Philip Seelen. 

     

  • Le réel absolu

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    En lisant Christiane Singer et Annie Dillard


    Je relis ces jours deux livres en alternance, ou disons plutôt que je les relis à tout moment, qui me font office, plus que de béquilles: de tapis volants. Ce sont les constats présents et joyeusement éternels d’une femme en train de mourir et d’une autre femme non moins attentive au plus vif de la vie.
    «Qui eût pu soupçonner qu’au cœur d’une aussi difficile épreuve se soit lovée la merveille des merveilles ? » se demandait Christiane Singer en janvier 2007, à un mois de sa mort, toute faible et ravagée, mais de plus en plus légère et rayonnante. A ses mots font écho ceux d’Annie Dillard qui évoque, au début d’Au Présent, le scandale énigmatique des enfants malformés, nains à tête d’oiseau et autres gosses à branchies de requins, pour constater : « Certes le monde est toujours aussi sublime, aussi exaltant, mais pour plus de crédibilité il faut bien commencer par les mauvaises nouvelles ».
    Il y a, chez Christiane Singer et chez Annie Dillard, un même mélange de porosité que je dirai christique, en cela qu’elles semblent accueillir toutes l’humanité dans leur observation, d’hypersensibilité délicate et de force, de force terrible, de formidable potentiel de joie. Est-ce par exaltation frisant l’hystérie morbide que Christiane Singer, sur son lit de mort, écrit d’un dernier bout de crayon «me croira-t-on si je dis que je n’ai jamais été plus heureuse que maintenant ?». Tout au contraire elle l’écrit les yeux ouverts sur la putain de maladie et la putain de mort, qu’elle accueille en fondant sa vie dans La Vie. De la même façon, c’est de toute son âme que Dillard interroge La Vie qui produit à la fois la merveille et le monstre, continuant de croire au sens de tout ça en scrutant les tempêtes sur le désert de Gobi, le Mal courant d'une génération à l'autre, les formations nuageuses, la vie en Israël, la pensée des Hassidim, les paradoxes apparemment insensés qu’on est prié de considérer comme allant de soi.
    Rien de va de soi quand on est à l’article de la mort ou sur la crête métaphysique de la vie, mais ne prenons pas pour de la résignation passive ces mots lumineux de Christiane Singer : « Ce lieu où tout cela advient m’apparaît si précieux que je dois en prendre passionnément soin. C’est le jardin où Dieu se promène chaque matin. »
    Dieu ne va pas bien ce matin, nous souffle Anne Dillard, ça a beau être dimanche, ça ne s’arrange pas dans le monde est c’est ça qu’il faut réparer nom de Dieu. « La divinité frêle est un Rien, un SUR RIEN », disait Angelus Silesius, et Christiane la mourante : « Je ne mange ni ne bois, je me sens cherchée ». Et cela aussi qui peut servir : « Je vous le jure. Quand il n’y a plus rien, il n’y a que l’Amour. Il n’y a plus que l’Amour. Tous les barrages craquent. C’est la noyade, l’immersion. L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création ». Et cela pour finir : « Je croyais jusqu’alors que l’amour était reliance, qu’il nous reliait les uns aux autres. Mais cela va beaucoup plus loin ! Nous n’avons même pas à être reliés : nous sommes à l’intérieur les uns des autres. C’est cela le mystère. C’est cela le plus grand vertige. Au fond je viens seulement vous apporter cette bonne nouvelle : de l’autre côté du pire t’attend l’Amour. Il n’y a en vérité rien à craindre. Oui c’est la bonne nouvelle que je vous apporte »…
    Christiane Singer. Derniers fragments d’un long voyage. Albin Michel, 2007.
    Annie Dillard. Au présent. Bourgois, 2001.

  • Pensées de l'aube (53)

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    De la prière. – Il ne me reste que les mots de l’enfance, et encore, parfois je bute – cette puissance et cette gloire me rebutent mais je traduis à ma façon, me retrouvant là-bas au milieu de mon jardin en enfance et dans nos bois sacrés qui me tenaient lieu d’Eglise et de Canon, toujours et encore ILS s’inquiètent de me ramener dans la Bonne Voie, comme ils disent, mais des clous : d’ailleurs je ne connais que ceux de la croix du rabbi Yeoshuah…

    De l’au-delà des mots. – S’il n’y avait que parler, mon pauvre toi, parler ou écrire, parler par la bouche et écrire de la main, mais tout te parle, animal à l’âme malade, ton moindre geste est là pour te dire ou te trahir – disons trahir le faux que tu dis, tout te traduit, surtout le regard, jusqu’au démon russe dont les paupières tombant jusqu’à terre trahissent le faux du regard, cependant dis-toi bien cela : que chaque mot que tu dis ou écris sera entendu pour ce qu'il aspirait à dire ou écrire…

    De l’après-ski. – Ce jeu merveilleux de votre enfance au milieu de l’immense nature glisse parfois vers l’imbécillité grégaire, mais tu n’en as cure, tu te fais vieux, raillent tes artères, tu auras bientôt droit à l’Abonnement Senior, misère, mais tu t’en bats l’œil car des ailes te poussent quand les enfants s’envolent, toujours et encore, dans la griserie de la neige vierge et de la poudre aux yeux…
    Image : Philip Seelen

  • Jacques Chessex à sa pointe

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    Une œuvre en ses aléas
    Il y a du forcené en Jacques Chessex, pour le pire autant que pour le meilleur. Rien de ce qui est écrit ne lui est étranger, pourrait-on dire de cet écrivain flaubertien par sa passion obsessionnelle, quasiment religieuse, du Monumentum littéraire. Chessex est écrivain sans discontinuer et depuis toujours à ce qu’il semble, à l’imitation d’un père fou de mots avant lui (Pierre Chessex était historien, rappelons-le, spécialiste des étymologies), toute sa vie sera mise en mots et sa carrière d’homme de lettres, qui rappelle le fameux Eloi de Jules Renard, fera l’objet d’une stratégie tissée de plans et de calculs, de flatteries et de rejets, d’avancées sensationnelles (le premier Goncourt romand, en 1973) et de faux pas signalant la passion désordonnée d’un grand inquiet peu porté, au demeurant, à s’attarder dans les mondanités.
    Jacques Chessex s’est portraituré maintes fois en renard, et c’est en effet la figure de bestiaire qui lui convient le mieux, (rappelant la distinction d’Isaiah Berlin, entre auteurs-renards grappilleurs et auteurs-hérissons plutôt concentrés sur leur table), à cela près qu’il y a aussi chez lui du hérisson bardé de piquants et rapportant tout à son Œuvre. Celle-ci n’a rien pour autant de statique ni de prévisible: elle impressionne au contraire par son évolution constante et son enrichissement, sa graduelle accession à une liberté d’écriture aux merveilleuses échappées, rappelant à l’évidence le meilleur Cingria ou le Traité du style d’Aragon.
    L’œuvre de Jacques Chessex (né en 1934) tire l’essentiel de sa dramaturgie et de sa thématique d’un scénario existentiel marqué par le suicide du père, évoqué et réinterprété à d’innombrables reprises, à la fois comme une sombre nue zénithale et un horizon personnel dégagé, un poids de culpabilité et une mission compensatoire, une relation particulière avec la mort et un appel à la transgression.
    La démarche de l’écrivain procède à la fois d’un noyau poétique donné et d’un geste artisanal hors du commun, d’un élan obscur et d’un travail concerté sans relâche. Dès la parution du premier de ses recueils, l’année de ses vingt ans, et avec les trois autres volumes qui ont suivi rapidement, le jeune poète se montre à la fois personnel, déterminé et bien conseillé, visant aussitôt la double reconnaissance romande et parisienne. Après quatre premiers recueils de poèmes qui s’inscrivent sans heurts sur la toile de fond de la poésie romande, l’écrivain va s’affirmer plus nettement dans les récits de La tête ouverte, publié chez Gallimard en 1962, et surtout avec La confession du pasteur Burg, paraissant en 1967 chez Christian Bourgois et qui amorce la série des variations romanesques sur quelques thèmes obsessionnels, à commencer par celui de l’opposition de l’homme de désir et des lois morales ou sociales. De facture plutôt classique, La confession du pasteur Burg, que l’auteur appelle encore récit, représente bel et bien le premier avatar d’un ensemble romanesque à la fois divers et très caractéristique en cela qu’il «tourne» essentiellement et presque exclusivement autour d’un protagoniste masculin constituant la projection plus ou moins directe de l’auteur. La cristallisation sera la plus dense dans Jonas, grand livre de l’expérience alcoolique, mais le romancier saura rebondir parfois à l’écart de l’autofiction, comme Le rêve de Voltaire l’illustre de la manière la plus heureuse. Ce qui nous paraît en revanche limité, chez le Chessex romancier, tient au développement des personnages et surtout des figures féminines, qui relèvent plus du type que de la personne intéressante en tant que telle.
    Le lendemain de l’attribution du prix Goncourt 1973 à L’ogre, un certain Jean-Louis Kuffer publiait, dans La Tribune de Lausanne, un article intitulé Un roman fait pour le Goncourt, dont le ton de juvénile impudence contrastait évidemment avec les vivats locaux, et pourtant il y avait du juste dans la mise en exergue du côté fait de L’ogre, et nous dirions plus précisément aujourd’hui, et sans intention critique malveillante pour autant: fait pour la France.
    A l’évidence, et de son propre aveu d’ailleurs, Jacques Chessex a conçu son œuvre comme une suite de batailles, et le lui reprocher serait vain, même s’il est légitime de préférer tel aspect de son œuvre à tel autre. A cet égard, ses «romans Grasset» participant, peu ou prou, de la veine d’un certain réalisme français, issu de Flaubert et de Maupassant, auquel Edouard Rod s’est également rattaché, ont sans doute compté pour l’essentiel dans la reconnaissance de Jacques Chessex par la France, même s’ils ne représentent pas, à nos yeux, la véritable pointe de son œuvre. Cela étant, celle-ci est à prendre dans son ensemble multiforme, marqué par des hauts et des bas mais intéressant en toutes ses parties.
    chessex2.gifJacques Chessex n’a cessé, de fait, de creuser plusieurs sillons, en alternance ou simultanément: la poésie, rassemblée chez Bernard Campiche en 1999 dans la collection référentielle de L’Oeuvre, en 3 volumes comptant quelque 1500 pages; le roman ou les nouvelles, dont certains recueils (Où vont mourir les oiseaux ou La saison des morts) comptent parmi les plus belles pages de l’auteur; les proses, autobiographiques le plus souvent, mais tissées de digressions et portraits constituant un autre aspect du grand art de Chessex, du (trop) fameux Portrait des Vaudois à L’Imparfait si délié dans sa libre inspiration et respiration, ou de Carabas à l’admirable Désir de Dieu; enfin de nombreux essais, dont un Charles-Albert Cingria qui a fait date et un très remarquable Flaubert, Les saintes écritures consacrées aux auteurs romands et nettement plus datées, entre autres écrits sur des peintres et lieux divers.
    Dans la postérité de Ramuz, l’œuvre de Jacques Chessex est incontestablement, avec celles d’Alice Rivaz, de Maurice Chappaz ou de Georges Haldas, des plus marquantes de la littérature romande et francophone. Du seul point de vue des pointes de son écriture, Chessex nous semble n’avoir qu’un égal, en la personne de Maurice Chappaz. Or ce qui saisit, chez cet écrivain littéralement possédé par le démon de la littérature est, malgré des hauts et des bas, sa capacité de rebondir, de se rafraîchir et d’entretenir un véritable jaillissement créateur continu, comme dans la formidable galerie de portraits de ses Têtes ou dans Le désir de Dieu qu’on pourrait dire son provisoire testament existentiel, esthétique et spirituel.


    A lire en priorité : Le rêve de Voltaire (Grasset, 1995), L'Imparfait (Campiche, 1996), Têtes (Grasset, 2004) et Le désir de Dieu (Grasset, 2005)

  • Pensées de l'aube (52)

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    Du bon cours. – Cela te réjouit chaque matin, tu te rappelles vaguement le mot Matines à la cloche d’avant l’aube, au couvent d’à côté, et cela chantonne en toi même si tu n’es qu’un bon Dieu de ruisseau, après quoi tu deviens une espèce de psaume bondissant dans les hauts gazons direction la rivière et les horizons…

    De l’aléatoire. – Le putain de jour se lève sur l’arrière-cour défoncée et voilà le résultat du lendemain d’hier : c’est le Bronx, tu es né dans cette espèce de favella, c’est la faute à pas de chance et tu n’y réfléchis même pas : on t’envoie ce putain de jour de plus et ça te va, tu es déjà plus ou moins en manque sans trop savoir de quoi, mais tu sens que même ce manque t’iras pour cette fois puisque c’est toi…

    De la trace. – Parfois, pas tout le temps mais de plus en plus souvent, tu crois que quelque part tu vas laisser une trace, tu ne sais pas quoi, même pas ce que tu as fait ou pas fait, mais peut-être dans les cœurs, ou peut-être même pas, même si ces personnes seraient un peu de toi quand même comme tu crois que tu es une personne quelque part et que quelque part le mot de personne signifierait que t'es plus grand que tu crois…

    Image: Philip Seelen

  • Santos et le puma

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    Nouvelle inédite

    Par David Fauquemberg
    « Là-haut, tout est plus lent », m’avait prévenu Modesto. Je l’avais rencontré juste après La Poma, un village oublié du Nord-Ouest argentin. Chapeau noir et poncho de laine, le visage raviné, dents jaunies par les chiques de coca, Modesto gardait ses lamas, assis sur un rocher à l’ombre des volcans jumeaux. Deux cônes de basalte parfaitement identiques. Soucieux de me voir partir seul, il avait déposé une offrande à la Pachamama, qu’elle me laisse franchir la montagne. Trois gouttes d’eau versées sur un apacheta, amoncellement de pierres chaulées juste au bord du chemin. J’aurais dû l’écouter. Sept heures déjà que je roulais plein nord sur cette piste dévastée. La ruta cuarenta montait en sinuant vers les hauteurs andines, coupant et recoupant les méandres gelés du río Calchaquí. Sans cesse, il fallait descendre du pick-up pour déplacer une pierre, la branche tombée d’un arbre, s’assurer que les gués demeuraient praticables, installer les chaînes, les enlever. Je m’étais épuisé en gesticulations, j’avais la tête lourde, le souffle de plus en plus court. L’altitude sapait mes forces.
    A trois heures de l’après-midi, j’ai atteint le sommet du col. Abra del Acay, 4895m. C’était écrit sur un panneau, couché par les rafales. Le vent du sud, glacé, soulevait la poussière. J’avais de la peine à me tenir debout. A perte de vue, les arrondis gris-bleu de la cordillère, les arabesques de la piste qui dévalait le versant nord, les étendues désertes de la Puna, et tout au fond, là-bas, le miroitement des Salinas Grandes, où des hommes décharnés, en haillons, se brûlaient les yeux et la peau pour extraire à la pioche de lourds blocs de sel. D’ici, on n’apercevait que du minéral désolé. Au bout de quelques pas, j’ai vacillé. Je me suis accroupi pour reprendre mon souffle. Les parois de mon crâne contraignaient ma cervelle. J’avais la nausée, des vertiges. Il fallait redescendre, et vite. Mais d’abord lentement regagner la voiture. Je me suis assis sur mon siège, j’ai sorti de mon sac le citron que Modesto m’avait offert. Comme il me l’avait conseillé, je l’ai coupé en deux pour en sucer le jus. Mais j’étais bien conscient qu’il était déjà tard. J’ai remis le contact, basculé dans la pente.
    La pierraille fuyait sous mes roues, dans le violent dévers des virages en lacets. Agrippé au volant, je ne contrôlais rien. J’avais froid, je suais. Ma vue se troublait. Deux fois, j’ai manqué verser dans le ravin, ne rattrapant le coup que d’extrême justesse. Déployant les doigts de ses ailes immobiles, un condor planait trois cents mètres plus bas. Je m’approchais de lui, virage après virage. Le cœur au fond de la gorge, concentré à l’extrême pour passer les ornières, les éboulis, je n’ai pas vu approcher la troupe de vigognes. Elles ont surgi devant moi, graciles et fugitives, aussitôt disparues derrière les touffes de paja, de coirón amargo, jaune fané sur le bleu du ciel.
    La pente s’est adoucie, soudain. La piste traversait, en parfaite ligne droite, un plateau d’altitude. Mais je n’étais pas tiré d’affaire, à près de quatre mille mètres. Je me suis arrêté pour boire un peu d’eau fraîche. Les veines sur mes tempes menaçaient d’exploser. Des formes fulgurantes, d’un vert fluorescent, palpitaient sur l’écran noir de mes paupières. Frissonnant, j’ai déplié la carte. A Santa Rosa de Tastil, plus bas dans la vallée, je trouverais de l’aide. Cinquante kilomètres à tenir. Jusqu’à la ville, Salta, il en restait plus de deux cents. Sale endroit pour tomber malade. Pour qu’il arrive quoi que ce soit. Et forcément, c’est arrivé. Franchissant le rio, j’ai senti la glace se rompre, le pick-up plonger vers la gauche. J’ai passé la seconde, accéléré à fond. Les roues ont fouaillé le lit de la rivière, mitraillant de galets le dessous du châssis. Déflagration. Le pneu avant droit venait d’exploser, déchiqueté sans doute par le fil d’une ardoise. J’ai accéléré de plus belle, en vain. La jante dénudée s’était enfoncée dans la vase. J’ai frappé le tableau de bord. « Putain ! »
    Déployer le câble du treuil, trouver un point d’ancrage : pas la peine d’y songer. Je n’aurais pas eu la force d’actionner le cric, la clé en croix, ni de porter ces roues qui pesaient une tonne. La nationale 51, plus fréquentée, n’était qu’à quelques kilomètres. Mais qui passerait là à une heure pareille ? Le soleil était bas au-dessus du Chili, vers l’ouest. Bientôt, la nuit et le gel tomberaient. J’ai éteint le moteur. Posant le front sur le volant, je me suis efforcé de reprendre mon calme et de rassembler mes idées, qui voletaient, insaisissables, sous la chape de ma migraine. J’étouffais. Ouvrant la portière, je me suis hissé sur le capot, puis sur la rive proche. Rien que le bruit du vent, le frottement sec des broussailles.
    Puma.jpgLe jappement d’un chien m’a fait tourner la tête. Au pied de la montagne, un rancho misérable aux murs enduits de boue, aussi gris que la terre autour. Quelques chèvres dans un corral, un filet de fumée. Une sente indistincte menait à la cabane, je l’ai remontée d’un pas lent, somnambulique. Comme il est de coutume, j’ai salué de loin. « Hola ! » Alertées, les chèvres trépignaient dans l’enclos. J’ai frappé une fois à la porte, puis deux. Pas de réponse. J’entendais le chien, pourtant, qui reniflait mes pieds. Comme je m’éloignais, le loquet a claqué. Un vieillard sur le seuil, coiffé d’un chapeau feutre. Petit, voûté, bossu presque, il portait des guenilles de laine. Plusieurs couches, enfilées les unes sur les autres. A ses pieds, des souliers de toile éventrés, rafistolés, maintenus par des bandes. Il restait là, debout, sur le pas de sa porte, bras ballants, interdit. Des cicatrices atroces lui labouraient le cou, tout le bas du visage, aplats blancs sur son vieux cuir brun. Puis, sans me regarder, il a marmonné : « Hola Señor. Il fait froid, entrez. »
    L’intérieur du rancho était d’un seul tenant, étroit. Il fallait se courber pour y tenir debout. J’ai mis quelques secondes à vaincre la pénombre. Sous une lucarne minuscule, un lit de fortune, rembourré de paille sèche, avec un crucifix accroché aux barreaux, des amulettes de plumes et de cristaux bleus. Le chien m’observait, tête posée sur les pattes. Un bâtard famélique, inquiet. Il s’est mis à gronder, me fixant dans les yeux. « Ouh, tais-toi ! », a tonné le vieil homme, agenouillé dans un coin devant sa cheminée. « Comprenez, c’est qu’on ne voit jamais personne. » Il me tournait le dos, remuant doucement l’eau bouillante d’une casserole, y jetant une poignée de feuilles. Des soubresauts incontrôlés lui agitaient les mains.
    Il s’est tourné vers moi, a soulevé son chapeau. « Santos, c’est comme ça que les gens m’appellent. » Quinte de toux rêche, douloureuse. « M’appelaient. » Trempé de sueur, j’avais les yeux exorbités. Je me sentais partir. Désignant un tabouret, il m’a fait signe de m’asseoir. « Tu es malade, l’ami. La Puna, ça vous brise un homme. » Il m’a tendu une tasse blanche, ébréchée, bouillante. « Thé de coca, ouh ! » Je me suis forcé à boire le liquide brûlant, par petites gorgées. Il a tiré d’une boîte en fer deux galettes de maïs, qui se sont effritées au contact de mes mains. « Crevaison, hein ? Ouh, je ne suis qu’un vieux paysan ! Je ne peux pas grand-chose. Il est tard, tu vas dormir là. Les camions passent tôt le matin, sur la nationale. Des Chiliens. » Nous sommes restés silencieux pendant un long moment. L’effet de la coca commençait à se faire sentir.
    J’ai dû m’assoupir sur mon tabouret. Quand j’ai ouvert les yeux, Santos n’était plus là. L’odeur rance d’un ragoût de chèvre m’a soulevé le cœur. Dehors, il faisait noir. La lueur des flammes éclairait les murs nus. La peau d’un grand puma était clouée au-dessus de la porte, dont les pattes pendaient, énormes, animées d’une force bestiale. Posé sur un buffet en bois de caroubier, le crâne blanc de l’animal exhibait des crocs menaçants. La porte s’est ouverte, laissant entrer le froid. Santos a posé son chapeau sur le rebord du lit. Sans un mot, il s’est accroupi près du feu, inspectant le ragoût. « Faut bien rentrer les chèvres. Sinon le puma, ouh ! » J’ai montré du doigt le trophée. « C’est moi qui l’ai tué. » Il remuait le ragoût, parlait à voix basse, étouffée, comme pour lui-même. « Je l’ai tué de mes mains. Avec la pierre que tu vois là. » Un galet rond, noirci de sang, gisait sur la terre battue. Santos m’a resservi du thé. Il s’est assis en face de moi.
    « Certains parlent de Mauvais Œil. Tomber sur une femelle qui vient de donner bas, et le mâle qui entre en furie, ça n’arrive à personne, jamais… J’aurais dû mourir. Hé, ce n’était pas mon jour ! A Chicloana, un type s’est fait arracher le bras d’un seul coup de griffes, et puis la tête… »
    Pour la première fois, je voyais ses yeux. Blanchis par le soleil, incapables de me fixer, ils sautaient de droite et de gauche, comme de leur propre volonté.
    « J’avais marché toute la journée, sur les hauteurs. C’est en rentrant le soir que j’suis tombé sur eux. Le mâle m’a sauté à la gorge avant que je le voie. Le soleil, ouh ! Il m’a jeté par terre, j’ai tendu mes vieux bras, pour attraper sa carotide... Qu’est-ce que je sais ? J’ai vu la vie s’enfuir, il fallait bien lutter… Ses yeux, je les revois souvent. »
    Santos pleurait. Des larmes de vieux, silencieuses. Il les a essuyées de ses grosses mains tremblantes.
    « Le puma me déchirait les bras, le cou, mais je n’ai pas lâché. Il m’a traîné derrière une roche et il me secouait, le sang ça les rend fous. Ses yeux… J’ai pensé Une pierre, j’ai attrapé celle que tu vois, j’ai frappé fort, encore et encore et encore. Et le puma est tombé mort, sur moi. »
    Il a levé les yeux vers la peau du félin, s’est signé plusieurs fois, psalmodiant des prières en une langue inconnue.
    « Il m’a laissé idiot, vois-tu. Mon âme s’est envolée là-haut, au pied du rocher. Depuis que ma dame est partie, je suis comme perdu… Je tourne en rond. Si jamais je m’éloigne, je ne reviendrai pas. Ouh, malédiction ! J’ai tué ce puma, et il a pris mon âme. »

    D.F.

    Cette nouvelle de David Fauquemberg a constitué l'ouvertrure du No76 du Passe-Muraille, paru en octobre 2008. Le prochain livre de l'auteur de Nullarbor, Prix Nicolas Bouvier en 2007, est à paraître en septembre prochain chez Fayard.

  • Pensées de l'aube (51)

    Scribe34.jpgDu cycle éternel. - Cher enfant de l’aube, les Egyptiens se figuraient que chaque matin représente le recommencement de la Création. Les Egyptiens saluaient chaque matin d’un hymne de reconnaissance qui rejoignait, aux premières lueurs du jour, les oraisons des babouins sur les collines du vieux Caire. La veille au soir le dieu Aton, vieilli sous le poids de la fatigue et du jour, avait conduit vers l’ouest la barque du soleil, et la déesse du Ciel, Nout la douce revêtue de ciel africain parsemé d’étoiles, avait fait voûte au-dessus de nos fronts et nous avions dormi. A la chaleur avait succédé la fraîcheur, le monde s’était reposé, aux douze portes du monde souterrain le soleil avait triomphé du grand serpent Apophis, personnification du néant de toute chose.

    De la pesée. - Et ce matin j’ai vu de loin la barque du soleil réapparaître et je me suis senti renaître, puis je l’ai suivie des yeux qui s’en allait vers l’ouest et vers toi que j’ai confié à la prière des enfants de l’éveil. Les Egyptiens associaient la beauté au sacrement de chaque chose et de chaque être. A l’instant de la mort ils se figuraient que le coeur du défunt était pesé sur une balance dont l’autre plateau portait une plume provenant de la chevelure de la déesse Maât, déesse de la Vérité. Il fallait aussi bien que le coeur d’un hommne mort fût trouvé aussi léger qu’une plume s’il voulait échapper à la dévoreuse d’âmes à forme de crocodile.

    Du jour qui vient. - Je me figure alors ce matin que je suis un scribe accroupi au milieu de la salle du renouveau et que je t’écris, petit pharaon au regard de Fayoum. Je me figure que j’ai toute la vie de ce jour pour ne faire que donner un corps à la pensée du matin et une âme aux signes du jour.

  • L’enchantement au bord de l’eau

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    Concert scénique, la dernière création de Heiner Göbbels, à Vidy, relève d’un art incomparable.
    La magie conjuguée du verbe, de la musique et de l’image émane en beauté pure de la dernière réalisation du compositeur et metteur en scène allemand Heiner Göbbels, à laquelle participe le sublime quatuor vocal anglais du Hilliard Ensemble, dans une scénographie également magistrale de Klaus Grünberg.
    Qualifier cette création polyphonique de «concert scénique» indique immédiatement le type d’écoute requis, où la perception sensible passe avant la compréhension d’un sens quelconque. Celui-ci n’est pas absent pour autant des quatre textes poétique rassemblés, à commencer par la fameuse Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock, où l’humour du génial T.S. Eliot entremêle trivialité quotidienne et résidu de cérémonie sacrée. Au-delà du récit et de tout « message » discursif, dont La Folie du jour de Maurice Blanchot illustre le dépassement dans une modulation «simultanéiste» merveilleuse de Klaus Grünberg, le fil rouge d’une narration épurée lie les trois morceaux principaux, dont le Cap au pire de Samuel Beckett touche à une sorte de litanie sonore défiant la traduction, et l’intermède ironico-lyrique de L’excursion à la montagne de Franz Kafka.
    Les spectateurs impatients de comprendre ce que « ça veut dire » seront peut-être aussi désorientés que devant une toile de Rothko ou à l’écoute du Miserere d’Arvo Pärt (autre interprétation référentielle du Hilliard, soit dit en passant), mais rien, dans I went to the house but did not enter, de l’esbroufe sonnant creux de tant de spectacles de «recherche», car ici l’on «trouve», au sens des trouvères médiévaux. A partir de textes qui sont à retrouver (quatre pures merveilles à revisiter aussi bien), le compositeur-metteur en scène trouve, de concert avec cet autre homme–orchestre qu’est le scénographe-peintre, et avec quatre voix comme surgie hors du temps, la beauté où elle est, cernée d’abîmes, portée par le chant, voilée de mystère…

    Göbbels4.jpgLausanne. Théâtre de Vidy, jusqu’au 21 mars. Me-je-sa, 19h. Ve, 20h.30. Di, 17h.30. Durée :2h. Location : (021) 619 45 45 ou www.vidy.ch

    Images: La séquence tirée du Cap au pire de Beckett; Heiner Göbbels.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 17 mars 2009.

  • Pensées de l'aube (50)

    Samivel4.JPGDe la louange. – Quant au complot des dénigrants, qui s’affairent tous les jours à défaire, ne lui oppose aucun autre argument que ce bonheur de faire qui t’a fait ce que tu seras et qui t’aide à faire, au sens qu’entend la poésie et qui soulève tes paupières de fer tandis que l’oiseau Bach vocalise les yeux fermés…

    Du l’exorcisme. – Tu me dis DEJA et je te réponds : JADIS en souriant au long récit qui se continue, tu me tentes avec un ENFIN satisfait, auquel j’oppose un ENCORE qui te freine et te confronte à mon attention présente, puis nous en revenons au JAMAIS et au TOUJOURS dont nous usons et abusons alternativement – et pour avoir le dernier mot, comme les curés, je te dirai que JAMAIS tu ne m’auras et que TOUJOURS je résisterai à notre commune tentation du désespoir…

    De l’aveuglement. – Une fois de plus, les beaux jours revenant, tu te dis que cet apparent triomphe de l’azur irradiant le bleu publicitaire n’est peut-être qu’un leurre, une autre façon de ne pas voir ce qui est, un agrément de tourisme abruti, quand la vraie musique est trempée de noir et du pire qui donne à entendre ce qui ne se dit pas…

    Image: Samivel 

  • L’âme nageuse

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    …Regarde-la pour mieux te voir toi-même, toi qui te crois changer avec l’âge alors qu’elle te signifie combien ton âme d’enfant lui reste consubstantielle, ton corps paresseux à se déprendre de ses vieilles peaux, ton esprit de chaque matin qui te retrouve dans la vague porté par ta joie de toujours, regarde-là qui t’ouvre le bleu du temps suspendu où ton verbe va modulant nue par nue…

    Photo  JLK: Nuage, le 20 août 2007.

  • Ceux qui tuent la pianiste

     

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    Celui qui se demande comment il a fait pour en arriver là / Celle qui regarde ses lèvres crevassées en se rappelant les gerçures de sa mère / Ceux qui ne se souviennent plus vraiment du moment où ils ont cessé de s’en faire / Celui qui trouve un peu écœurant le souvenir de sa tante esthéticienne qui l’achetait en somme avec ses cadeaux coûteux / Celle qui n’organise des soirées que pour montrer ses nouvelles toilettes / Ceux qui réapprennent à dire non / Celui qui revit grâce à son nouveau coupé à l’intérieur tout cuir / Celle qui confesse son dernier plan cul au curé de la paroisse des Bleuets / Ceux qui se sont connus sur Facebook et se sont fâchés sur Meetic / Celui qui se fait agresser par trois skinheads dans son jardin privatif où déboulent soudain ses Rottweiler Alfie et Killer / Celle qui sermonne la fille enceinte du Lycée de la Vierge / Ceux qui disent à leurs employés qu’ils sont remplaçables / Celui qui dit qu’il ne veut pas d’histoires / Celle qui demande à sa mère de ne pas faire une histoire de sa fugue au Niger / Ceux qui prétendent que l’histoire de la Pologne en fait un Christ des nations et ceux qui rétorquent que c’est plutôt la Serbie que Dieu préfère au fond / Celui que le Diable tire par la queue / Celle qui s’est donnée au Diable une fois dans sa vie sans se rappeler quand / Ceux qui ont lu Les Diaboliques pour exorciser une passion maudite du feu de Dieu…

    Image: Philip Seelen