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  • Paul Morand le passeur

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    Pour qui se rappelle l’aigreur désabusée du Journal inutile (1968-1976) de Paul Morand, fustigeant volontiers la décadence de la culture française, le contraste est saisissant à la lecture de ces Lettres de Paris, d’une ouverture d’esprit et d’une générosité à tout moment transportées par l’enthousiasme.

    Il faut dire que, de 1923 à 1929, Paris méritait sa réputation de capitale du goût et de la création à tous égards, et qu’un chroniqueur n’avait qu’à puiser dans cet extraordinaire vivier pour offrir, quatre fois par an, aux lecteurs américains de la revue The Dial, le panorama le plus substantiel. Entré en littérature en 1921 avec les proses magnifiques de Tendres Stocks, Morand était déjà fort estimé des meilleurs esprits (dont un Ezra Pound) et se révèle, dès ses premières lettres, un lecteur-critique d’une acuité sans faille et d’une indépendance d’esprit remarquable. Ami de Proust et de Cocteau, il parle de peinture (Monet, Matisse, Picasso, Braque) avec le même bonheur qu’il détaille ses lectures (Larbaud, Valéry, Bernanos, Radiguet), sans jamais peser. Point non plus de parisianisme exclusif : il est ouvert à Cendrars, à l’Europe, et se montre plus généreux avec l’Amérique que Dreiser avec la France. Rédigées directement en anglais ( !), ces lettres ont été traduites et sont présentées par Bernard Delvaille. Belle redécouverte !

    Lettres de Paris, de Paul Morand. Arléa, 246p.

  • Ghérasim Luca in vivo

    1546397806.jpgFigure mythique de la poésie surréaliste, Ghérasim Luca (né en 1913 à Bucarest, il se jeta dans la Seine en 1994, comme son ami Paul Celan) a fasciné plusieurs générations et fut déclaré  le « plus grand poète français vivant » par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Personnage des extrêmes, comme le fut un Artaud, il incarnait la passion et le désespoir jusqu’au tréfonds de son verbe à la fois organique, viscéral et éruptif, jouant sans cesse sur l’hésitation et la répétition, comme par tâtonnement à l’aveugle, entre délire apparent et folle obstination à dire, à dégager ce qui veut et ne veut se dire, à exprimer « en deça de ceci/et au-delà de cela/ hors hors de moi »…

    Célèbre par ses « performances » autant que par la constellation de ses recueils, Ghérasim Luca est à entendre autant qu’à lire, à voir autant qu’à entendre, et c’est l’intérêt majeur de ce nouveau DVD d’une heure reprenant le récital d’Océaniques, daté de 1988 et réalisé par Raoul Sangla.

    Document audio-visuel fascinant (que l’éditeur aurait pu compléter cependant par une notice biographique à l’usage des non-initiés), l’objet est du moins rendu plus accessible par l’adjonction, en livret, de tous les textes « vécus », jusqu’à la transe, par le poète.

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    Ghérasim Luca, Comment s’en sortir sans sortir. DVD. José Corti et Héros-Limite. Dist. Volumen.

  • Le poète, le caïd et le nul

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    2113411516.jpgRené Frégni recouvre son honneur bafoué par un cinglant récit-vérité.
    René Frégni est un type bien. Je le pensais avant d’avoir lu son dernier livre, Tu tomberas avec la nuit, car les romans qu’il a semés derrière lui comme de noirs cailloux lumineux, de Tendresse des loups au Voleur d’innocence, ou d’ On ne s’endort jamais seul à Maudit le jour, notamment, sont marqués par la même charge de rage et d’émotion, dans une écriture limpide et lyrique à la fois. Il suffit de lire quelques pages de René Frégni pour sentir qu’il ne se paie pas de mots et que c’est un type bien. Or on le pense d’autant plus en lisant Tu tomberas avec la nuit, récit dans lequel il raconte comment un juge teigneux, persuadé d’avoir levé un gros gibier qui ferait parler de lui, l’a harcelé quatre ans durant sans le regarder jamais dans les yeux.
    L’affaire avait fait grand bruit. Livrée en pâture aux médias après une garde à vue plus que musclée, la nouvelle selon laquelle René Frégni, écrivain à Manosque connu pour ses livres et ses ateliers d’écriture dans les prisons, se trouvait compromis dans une affaire de blanchiment d’argent sale en complicité avec un caïd du grand banditisme marseillais, se répandit à la stupeur de son entourage proche et lointain. Des mois et des années durant, d’interrogatoires en perquisitions et d’humiliations en menaces, l’écrivain fut ensuite  le souffre-douleurs d’un juge nommé Second, aussi insignifiant d’aspect que retors de comportement, jubilant à l’idée d’avoir débusqué un gros bonnet du crime organisé sous le masque du doux Frégni, auteur de romans noirs connu pour son cœur grand comme ça.
    Au début de son récit, René Frégni évoque le moment de soulagement correspondant à sa décision d’aller tuer son juge, et son livre s’achève sur la satisfaction de l’avoir effacé symboliquement avec sa plume, « face à la lumière, au vent et à la mer ». Entre deux se déploie « un vrai roman », comme on dit, qui va bien au-delà du fait divers ou du règlement de comptes.
    C’est l’histoire d’un type de bonne foi qui, après la publication de son premier roman, quinze ans avant les faits, est appelé à animer un atelier d’écriture dans une prison pourrie d’Avignon, alors qu’il ne croit pas du tout lui-même à la création collective. Du moins s’aperçoit-il vite que l’écriture peut-être une planche de salut pour les taulards. « Combien de détenus m’ont dit : - J’avais oublié toutes les odeurs, un jour j’ai écrit par hasard le mot figuier, le mot septembre et brusquement tout est remonté : l’herbe mouillée des matins d’automne, la brume qui accompagne une rivière, le bruit de l’eau, celui des chiens de chasse, la saveur extraordinaire d’0une figue encore couverte de rosée… »
    C’est en prison, mais à Marseille, que René Frégni a rencontré un certain Max, caïd qui lui vouera une immense reconnaissance pour ce qu’il lui a fait découvrir par la lecture et l’écriture. Mais avant de revenir à Max, il faut parler de la redoutable Karine qui, un jour, sachant qu’il allait régulièrement de Manosque à la prison de Luynes où son petit ami purgeait une peine, le persuada de l’emmener, avec un sale petit genre et une arrogance qui allait très mal tourner. Ladite Karine était, de fait, une vraie terreur, issue d’une famille d’épouvantables frappes qui, après le refus de René Frégni de continuer de la voiturer, se mirent à le persécuter autant que sa petite fille. C’est alors qu’intervient Max, appelé à la rescousse et imposant en deux temps trois mouvements sa protection de supercaïd connu loin à la longue. Et les deux amis de monter bientôt un bistrot ensemble, à la suggestion de Max.
    René Frégni a-t-il péché par candeur en acceptant de co-gérer un ce sympathique restau avec le fameux Max ? Sans doute, mais c’est la seule faute qu’il aura finalement commise, comme en ont vite convenu les policiers : dossier vide.
    Pas pour le juge Second en revanche, qui se déménera comme un véritable potentat en multipliant les abus de pouvoir, jusqu’à l’Erreur qui permettra à l'avocat de l’écrivain de lui clouer enfin le bec. Du moins le récit de Frégni en dit-il long sur cette question bien française des juges…
    Je n’ai pas tout raconté, loin de là, car ce livre est de pâte plus dense, autant qu’il est de belle et saine écriture, révélant décidément un type bien. A lire donc fissa, ou Max vous fait la peau...
    René Frégni. Tu tomberas avec la nuit. Denoël, 130p.

  • Un irradiant amour

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    Très belle épure que l’adaptation d’Hiroshima mon amour, de Marguerite Duras, présentée au 2.21 par Giorgio Brasey.
    Le murmure intime semble émaner des deux corps des amants debout, enlacés dans un seul drap et s’opposant d’emblée, lui, le Japonais, affirmant «tu n’as rien vu à Hiroshima, rien », et elle « j’ai tout vu, tout ». Ceux qui se rappellent la première image du film d’Alain Resnais ont en mémoire le champignon maléfique de l’explosion dont l’ombre mortelle s’étend en ralenti et sur le fond de laquelle apparaissent deux corps lisses et frais. Or ne restent ici que les corps et les voix : de la femme qui dit comment elle a pleuré sur Hiroshima après s’être efforcée de voir et de savoir par les documents et le musée, sans l’avoir vécu, et lui déniant ce savoir sans avoir été lui-même à Hiroshima, où sa famille est restée. Et les voici qui miment les gestes de l’amour, alors même qu’elle dit que « ça recommencera », tout en invoquant son désir d’une « inconsolable mémoire » mêlée à la vie qui continue.
    C’est Duras au plus pur, au plus dense, à l’inextricable nœud d’Eros et de Thanatos, au cœur de la tragédie qui oppose le désir jeune et la fatalité historique, les corps qui veulent jouir et les interdits de la guerre (on se rappelle qu’avant Hiroshima il y eut Nevers sous l’Occupation, et cette même femme qu’on a tondue pour son premier amour avec un Allemand) que Giorgio Brasey revisite avec cette version stylisée d’Hiroshima mon amour, dans une scénographie (David Deppierraz) magnifiquement accordée par son graphisme limpide et ses lumières (Nicolas Mayoraz).
    L’innocence scandaleuse de l’amour sur fond de catastrophe est figurée, au début, par la nudité complète des amants, dont les vêtements ne cacheront rien non plus de ce que les mots révèlent de chacun. On est ici dans l’incandescence de la passion, mais l’impossible amour se module avec autant de douceur que d’acuité, au fil des mots que les deux jeunes comédiens (Cathy Sottas et Xavier Fernandez Cavada) habitent avec un mélange de dignité rituelle et de grâce naturelle, par lequel l’amour irradie.
    Lausanne. Théâtre 2.21. Salle 1.Jusqu’au 27 avril, ma-ve-sa, à 20h.30, me à 19h, di à 18h. Durée : 1h.30. Loc : 021 311 65 14.

  • Ceux qui viennent ensuite

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    Celui qui a levé une multiprise slovène au café L’Iguana / Celle qui se dit clairement patate de sofa / Ceux qui estiment éthiquement correct de soutenir les pratiques émergentes / Celui qui rebondit toujours sur ce que dit sa cheffe des RH / Celle qui ratisse large en matière de spiritualité New Age / Ceux qui se branchent respect des minorités perverses / Celui qui assume sa condition de tueur virtuel de retraités / Celle qui se la joue de plus en plus prise de gaufre / Ceux qui vous remercient d’exister mais restent si durs avec leur concierge kosovare / Celui qui dit avoir enfin trouvé complémentarité et convivialité dans son nouveau job à statut flexible / Celle qui te soigne les pieds par imposition des mains / Ceux qui se déchirent dans le club des nouveaux sosies de Claude François / Celui qu’on dit le Dany Boon de la ZIP / Celle qui dit avoir un blocage sur le nouvel employé bègue de l’Entreprise qu’on dit adepte du culte vaudou / Ceux qui se prennent un bide au karaoké de la sortie du club de minigolf / Celui qui est persuadé que son fils Paul-Hervé commande aux végétaux / Celle qui ingère tous les matins une noix de saindoux en mémoire du plasticien écologiste Josef B. / Ceux qui se vantent d’avoir fait jouir la femme-canon / Celui qui a décidé de dérober le pèse- personne de la pharmacie de l’Etoile dont il estime le tenancier indigne de la France souverainiste / Celle qui fait des rêves à épisodes / Ceux qui ont plus de corps que de lits / Celui qui regrette que le texte de sa femme-livre ne soit plus disponible qu’en version malgache / Celle qui peint des scènes bibliques sur des œufs d’autruches / Ceux qui ont assisté aux derniers sacrifices d’enfants livrés aux plantes carnivores du haut plateau Mescalcoatl / Celui qui a congelé un couple d’adolescents autostoppeurs dont il fait goûter les meilleurs morceaux à ses collèges de l’agence La Vie assurée  / Celle qui affirme que l’Abbé Pierre est la réincarnation de son grand-oncle quaker / Ceux qui résistent à la dépression en pratiquant la cure de phosphate, etc.         

  • Butor lecteur du monde

    5700673.JPGGrand passeur d’une « petite histoire»

    Le nom de Michel Butor est trop strictement lié, pour beaucoup (et dans maintes histoires littéraires), au mouvement du Nouveau Roman qu’illustrèrent L’Emploi du temps et La modification, alors que plusieurs centaines de titres émaillent la bibliographie de ce grand lecteur du monde, bien plus poète et « plasticien » du verbe que romancier.

    Or c’est essentiellement en lecteur-écrivain que Michel Butor poursuit la captivante conversation que relance très discrètement (parfois même trop) Lucien Giraudo, amorcée par une première approche du livre en tant que support en évolution (surtout dans le DVD) et des diverses façons de découper une histoire en tranches et de l’éclairer, notamment par les recoupements de la littérature comparée.

    Le ton patelin, semblant hésiter dans son élocution mais pour moduler un discours d’autant plus précis et personnel, Michel Butor excelle dans la démarche consistant à « placer » les oeuvres dans leur contexte historique ou social, ou à mieux percevoir leur évolution du point de vue de la langue. De l’impossibilité, pour Chateaubriand, d’écrire encore des vers (alors qu’il est essentiellement poète), à l’importance du grand magasin à l’époque de Zola, entre cent autres exemples, en passant par la circulation en Europe des thèmes romantiques, nous voyons ainsi comment la littérature ne cesse d’être « brassée » par la société et ses avatars. Sur le ton de la conversation, qu’on aimerait parfois voir plus développée, ces entretiens supposent cependant une certaine connaissance préalable de la « grande » histoire littéraire, dont ils constituent un épatant complément. On passe ainsi « autour » de Proust sans y entrer vraiment (sauf qu’on y entre quand même par une brève lecture), mais Proust est situé comme Apollinaire est situé (par rapport à la Grande Guerre et aux peintres) au tournant d’une nouvelle époque elle aussi située par rapport aux six ou sept siècles qui précèdent.

    Original par ses points de vue, Michel Butor l’est aussi par les morceaux qu’il lit (admirablement), comme le prodigieux passage du massacre du grand cerf, dans La légende de Saint Julien l’hospitalier de Flaubert, ou tel autre de Connaissance de l’Est de Claudel. Autre apport précieux : l’anthologie qui complète le package avec une trentaine de textes constituant autant d’illustrations non convenues, des Cannibales de Montaigne aux Adieux du vieillard de Diderot ou d’un bout de La duchesse de Langeais à La tour Eiffel sidérale de Cendrars. A recommander, particulièrement, à l’automobiliste désireux de voyager en bonne compagnie.

    Michel Butor. Petite histoire de la littérature française. CarnetsNord. 5CD + 1 DVD + Anthologie de la littérature française, 145p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 8 avril 2008.