Sur Les livres que je n’ai pas écrits, de George Steiner (1)
Si les livres que George Steiner regrette (plus ou moins) de n’avoir pas écrits ne sont que sept, le genre devrait occuper des centaines et des milliers de rayons de la Bibliothèque de Babel pour peu qu'on multiplie les sept livres présents par le nombre d’écrivains repentants depuis le nuit des temps.
La vertigineuse rêverie commence d’ailleurs, ici, sous les meilleurs auspice, puisque le premier livre non écrit par l’auteur concerne un érudit monstrueux dont la bibliographie connue compte déjà 385 titres. Or combien de livres Joseph Needham se fût-il reproché de n’avoir pas écrits ?
Ce qui est sûr c’est que la raison qui a empêché George Steiner d’écrire, dans les années 70, l’ouvrage consacré au fameux savant biologiste et sinologue, à l’invitation de l’éditeur de la collection Modern Masters, nous fait toucher illico à la faille d’un titan du savoir. C’est en effet pour un motif purement éthique (plus précisément éthico-politique) que le lien fut rompu à la première rencontre des deux hommes, après que Steiner eut sondé Needham sur les arguments qui, quelque temps plus tôt, avaient poussé le savant à déclarer en public sa conviction que les Américains pratiquaient la guerre bactériologique en Corée. Needham était-il scientifiquement convaincu de la chose ? Le seul doute du jeune homme provoqua la colère du grand homme, en dépit de son premier ravissement à l’idée d’entrer dans le panthéon des Maîtres Modernes, et jamais ils ne se revirent.
C’est pourtant un projet de livre fascinant que George Steiner déploie ici en exposant le grand dessein de Joseph Needham, venu de la science dure et se redéployant tous azimuts dès qu’il amorce son grand œuvre dont l’entier comptera 30 volumes, sous le titre de Science and Civilisation in China.
Le comparant à Voltaire et à Goethe, George Steiner illustre l’extraordinaire mélange de connaissances et d’intuitions de Needham, tout en posant quelques questions aussi gênantes que fondamentales. Pourquoi, ainsi, ce connaisseur parfait de la civilisation chinoise, qui voit en Mao le restaurateur d’une haute tradition interrompue des siècles durant, et qui a beaucoup voyagé dans la Chine contemporaine, s’aveugle-t-il à ce point sur les atrocités de la Révolution culturelle ? Et à quelles fins finales ce monument extravagant de savoir ?
L’une des réponses de l'essayiste est particulièrement saisissante, qui rapproche les œuvres totalisantes de Needham et de Proust : «Science and Civilisation in China et la Recherche constituent, je crois, les deux plus grands gestes de remémoration, de reconstruction totale de la pensée, de l’imagination et de la forme modernes ». Par ailleurs, une échappée sur l’œcuménisme culturel et philosophico-religieux de Needham n’est pas moins éclairante. Needham: « Le taoïsme était religieux et politique; mais il était évidemment tout aussi puissamment magique, scientifique, démocratique et politiquement révolutionnaire ». Et Steiner de s’interroger : « Serait-ce le reflet de Needham dans un miroir ? »
Comme toujours, George Steiner se montre aussi érudit que porté à la critique « fictionnaire » de l’érudition, au point qu’on se demande parfois si Joseph Needham n’est pas une invention de son cru, comme une créature de Nabokov ou de Borges ? Mais non, et Laurence Picken l’a corroboré: Joseph Needham est bel et bien l’auteur de « la plus grande entreprise jamais menée par un seul homme de synthèse historique et de communication entre les cultures ».
Lirons-nous Needham pour autant ? Pour ma part, je m’en tiendrai paresseusement et définitivement à la Recherche en notant pourtant, sous la plume de George Steiner, cette réflexion qu’il rapporte au « processus de déploiement du style » et à « l’élaboration d’u ton distinctif » de Joseph Needham lui-même : « Toute œuvre d’0art, toute œuvre littéraire digne de ce nom aspire à engendrer le dessein qui lui est propre, cherche à boucler la boucle sur ses origines »…
George Steiner, les Livres que je n’ai pas écrits. Gallimard, 287p.
Commentaires
JOUER AUX CUBES
Pauvres érudits d'empire
Qui collectionnent les étiquettes
En guise de traduction savante
De ce que le langage ignore
Jusqu'à jamais
Armés de prothèses stylistiques
Cannes blanches des sourds
Ils consacrent leur faible temps
A des chimères que les marées
Balaient toujours sans scrupule
C'est en effet, dit un proverbe bantou, avec la canne blanche du sourd que le sage reçoit le message de l'écume.
les bantous ont-ils des bâtons d'autres couleurs?
Les couleurs des bâtons bantous, infiniment déclinables, découlent de la numération en treize mots fondamentaux de la langue basque, lesquels fondent le rutilant Système des Mécanismes.
certains disent que vous avez un regard de lecteur impitoyable, jlk, force est de reconnaître cela: cette information, en provenance de la Société Savante du Labour, n'a été publié qu'une seule fois le 6 juin 1966 dans la rubrique archéologique de l'Echo de Saint Pée...respect pour cette étonnante mémoire.
Pour le regard impitoyable, hélas non: je me trouve bien souvent d'une aménité tout à fait excessive, mais je vais m'efforcer ces prochaines décennies de m'endurcir pour satisfaire réellement aux critères des savants laboureurs. Quant à l'étonnante mémoire de l'Echo de Saint Pée, elle ignore encore un détail d'importance à valeur historique: à savoir que le 6 juin 1966, à l'oral de maths du Bac, notre prof découvrit, comme il me l'apprit plus tard, que j'avais une voix, qu'il entendait pour la première fois après deux ans de coexistence pacifique.
J'ai mis des mois, et peut-être même des années (le temps passe si vite) pour m' habituer à votre ligne rouge et à l'étroitesse de la colonne de lecture centrale. Je partais, revenais, claquais la porte (en pestant contre moi-même et mon hyper-sensibilité aux couleurs* qui m'empêchait réellement de vous lire jusqu'au bout). Votre blog était dans mes favoris depuis le premier jour mais j'étais si rétive à cette page que je n'y venais que de loin en loin, comme repoussée par cette couleur trop puissante, agressée vraiment! Et puis, peu à peu, assez récemment... la page et moi, nous nous sommes apprivoisées et tout s'est arrangé. Je viens très souvent, lit toujours, commente parfois.
Hmmm comment dire, là maintenant ça me plaît bien moins, c'est tout nu, grand, blanc et froid comme un immense appart' neuf qui sent la peinture!
Bon je lirai un texte demain, ça ira peut-être mieux !
*(et j'adore la couleur rouge pourtant!)
Oh mais ... ah!