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  • « Quand tu donnes je donne »

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     RENCONTRE Youssou N’Dour évoque son nouvel album, avant la présentation, à New York, de Retour à Gorée, le film  de Pierre-Yves Borgeaud qu’il a inspiré en mémoire de ses ancêtres esclaves.  

    On le voit à l’écran dans Retour à Gorée, et l’homme est exactement le même au naturel, en jeans rapiécés dans le lobby de ce palace parisien : Youssou N’Dour est resté la simplicité même en dépit de sa gloire mondiale, de son « empire » et de son rôle emblématique dans la défense universelle des droits de l’homme. Très présent au Sénégal, il y a lancé au printemps 2007 une première mouture de son nouvel opus sous le titre d’Alsaama Day (« bonjour le jour », en mandingue), redéployé pour sa diffusion mondiale sous le titre de Rokku Mi  Rokka, signifiant « quand tu donnes je donne » en langue pulaar. La touche mauresque et peul est d’ailleurs accentuée par la présence de feu le guitariste Ali Farka Touré, alors que la chanteuse Neneh Cherry rejoint Yousou pour l’irrésistible Wake up sur lequel s’achève l’album, probable tube à venir…    

    -          Comment présenteriez-vous votre dernier album à… un sourd ?

    -          D’abord, je lui donnerais une carte du Sénégal pour lui expliquer la traversée des Peuls du sud à l’ouest et au nord du pays et lui montrer qu’en cette zone, partagée entre le Sénégal, la Mauritanie et le Mali, s’enracinent des musiques comme le blues ou le reggae. La danse pourrait lui faire voir ensuite ce que je raconte dans ce disque, qui remonte aux sources du rythme. La langue peut aussi être un obstacle à la compréhension de ce que je dis, comme la surdité, mais mon « message » passe d’abord par le rythme. Enfin, je dirais à « votre » sourd qu’il est beaucoup question, dans Rokku mi Rokka, de la vie de mon pays.

    -          Pourriez-vous évoquer le dernier morceau de ce nouvel opus, intitulé Wake up ?

    -          J’y parle, précisément, à mes frères Africains. En premier lieu, j’exprime la nouvelle réalité de L’Afrique qui se réveille et commence à parler : à parler d’elle-même et à se parler, entre Africains. En outre, j’y affirme que, par rapport au monde, l’Afrique n’a plus à se justifier d’être réduite au cliché d’un continent dévasté par le sida, la pauvreté et la guerre, mais doit se montrer fière de sa façon de percevoir le monde et de faire avancer les choses à sa façon, avec son énergie et sa joie de vivre.

    -              Beaucoup d’artistes et d’écrivains africains sont déchirés, par rapport à leur pays d’origine, qu’ils soient en exil politique ou cherchent la notoriété en Occident. Est-ce pourquoi vous êtes resté au Sénégal ?

    -          L’Afrique est un continent contradictoire, et beaucoup d’écrivains se sont expatriés pour fuir les dictatures et continuer d’exprimer l’opposition et l’espoir de leur communauté. Si j’ai eu la chance de pouvoir exporter ma musique, je ne l’ai jamais conçue hors de son environnement vivant. Il me semblait plus important de parler d’abord aux Africains, quitte à en devenir ensuite le porte-voix. Si je voyage beaucoup et trouve des sons ailleurs qu’en Afrique, celle-ci est ma vraie mesure : elle m’apaise. C’est là que j’ai mon cœur.

    -          De là le côté « racines » de votre dernier disque ?

    -          En fait, j’ai toujours été « roots », mais le fait d’avoir voyagé m’a sans doute aidé à mieux « sentir mes racines ». Je suis un griot, qui a beaucoup parlé jusque-là de la vie moderne. Mais à présent je trouve intéressant de remonter à nos sources.   

    -          Dans le film de Pierre-Yves Borgeaud, ce retour se fait de façon plus large et profonde, aux sources de l’esclavage et du jazz. Qu’est-ce qui vous y a amené ?

    -          C’est d’abord la rencontre avec le jazz, au Festival de Cully, à l’initiative de Moncef Genoud, et ensuite avec Emmanuel Gétaz qui voulait donner une suite aux concerts. J’ai pensé alors qu’il serait beau de faire ce voyage à la fois musical et historique aux origines du jazz. Avec Pierre-Yves, en lequel j’ai senti que je pouvais avoir confiance et qui était si discret avec sa caméra, nous avons vécu une aventure humaine magnifique et je suis content que le film rayonne et parle à tous  les publics, au-delà des amateurs de jazz. Je reviens à l’instant d’Angleterre où il a été très bien accueilli.

    -          Quels personnages ont compté le plus dans votre formation personnelle et votre vision du monde ?

    -          Le premier est Nelson Mandela, qui m’a beaucoup marqué et appris, à la fois par son combat politique et, lorsqu’il a laissé le pouvoir alors que tant s’y sont accrochés, par sa stature humaine, notamment dans sa lutte le sida. Peter Gabriel m’a aussi apporté énormément, autant pour son intérêt à ma musique que par son engagement au service des droits de l’homme, en me permettant de mieux incarner ces valeurs que je sentais en moi, représentant mon idéal humain.       

     

     

    Youssou N’dour en dates

    1959                       Naissance à Dakar, le 1er octobre. De religion musulmane, dans la tradition soufi.

    1985                      Concert pour la libération de Mandela, auquel il consacre une chanson, au stade de l’Amitié de Dakar.

    1994                      Succès planétaire de 7 Seconds, avec Neneh Cherry, (2 millions d’exemplaires).

    1996                      Prix du meilleur artiste africain.

    1998                      Musique du film d'animation Kirikou et la sorcière et de La Cour des Grands, hymne de la Coupe du monde de football disputée la même année en France.

    1999                      Artiste africain du siècle.

    2005                      Grammy Award pour Egypte, meilleur album de musique du monde. Youssou N’dour est ambassadeur de bonne volonté de l’Unicef et du BIT. Il a mis sur pied une maison de production, le studio Xippi, et le groupe de presse Futurs Médias.

    2007                      29 octobre : sortie de Rokku Mi Rokka. Novembre : présentation de Retour à Gorée à New York.

    Ci-dessus: la dernière porte, à Gorée, que passaient les esclaves.

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24Heures du 1er octobre 2007.

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  • ISSUE DE SECOURS

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    Dans le TGV, ce 26 septembre. – En lisant Dans le Café de la jeunesse perdue de Patrick Modiano, aussitôt je suis touché de retrouver une voix, à la fois une respiration et comme un murmure, une musique qui me ramène certaine matinée de printemps du coté de la rue Legendre, dans ce que Modiano appelle l’« arrière-pays » de Paris, ou rue Pascal une après-midi d’automne, où je rejoignais mon hôtel miteux à rideaux de velours de théâtre pour y poursuivre la lecture des Palmiers sauvages de Faulkner, rue Fontaine que je descendais à point d’heures après une soirée chez Alain Gerber ou de l’autre côté de la Butte où le roman se perd aussi, enfin partout où, loin des lieux « à visiter », l’on se trouve dans ces zones neutres, comme les appelle aussi Modiano, qui diffusent cette espèce de musique, sous un ciel blanc, que jamais je n’ai entendue telle chez aucun autre auteur.
    Une fois de plus je suis entré dans un livre de ce romancier avec le sentiment de me retrouver dans un univers intime et vaguement inquiétant, comme un refuge cerné d’ombre aux personnages un peu tremblés, ou floutés comme on dit aujourd’hui, quelque part entre les somnambules hyperréels de Simenon et les rêveurs apparement plus chics encanaillés de Sagan.
    Modiano entre Simenon et Sagan : je n’y avais jamais songé, mais cela me vient à l’instant de déchiffrer ici, sur la vitre du TGV Lyria de Lausanne à Paris, l’inscription : ISSUE DE SECOURS, et du coup je songe à Monsieur Monde, à des figures pressées s’en allant sous de merveilleux nuages comme il n’y en a qu’à Paris, ou à la même façon de fuir de Louki, dans ce dernier livre de Modiano, qui fleure elle aussi Paris avec son mélange de délicatesse et d’équivoque, son côté peuple et son aristocratie naturelle.
    Le monde de Modiano, comme celui de Simenon ou celui de Sagan, est tellement typé, par l’atmosphère qu’il diffuse et vaporise (le mot est de l’écrivain lui-même), qu’on pourrait conclure au cliché en lisant mal : Modiano « fait du Modiano », comme d’aucuns disent que « du Tchékhov » se réduit à une mélancolie décadente de villes d’eaux, ce qui est non seulement un cliché mais tout faux, car le vrai Tchékhov est à la fois plus noir et plus tonique, plus foisonnant et plus virulent que maints auteurs apparemment plus « réalistes », et de même les romans de Modiano sont-ils plus vivants et vibrants qu’il n’y paraît de prime abord, non réductibles en tout cas au cliché de la nostalgie, et pire: de la nostalgie rétro.
    En quoi cette vitre est-elle une ISSUE DE SECOURS ? Je me le demande. Est-elle la seule cassable de la rame ? Je l’ignore. En lisant Dans le Café de la jeunesse perdue, que Modiao situe dans le quartier de l’Odéon, je me rappelle un matin de soleil, en mai 68, au café Condé qui n’existe pas mais dont je me souviens néanmoins très bien. Il y avait là Jean Babilée le danseur et Arthur Adamov, une jeune femme qui se tenait à l’écart et un étudiant qui était peut-être Modiano, d’autres encore et la tenancière française au nom algérien - surtout je me rappelle ce rayon de soleil gris dans lequel nous avions l’air d’avoir tous le même âge des anges des bars du ciel, et je me dis alors que si j’écris un papier sur ce tendre et beau livre je l’intitulerai Au Café des années bohèmes
    Patrick Modiano. Dans le café de la jeunesse perdue. Gallimard, 148p.

  • Une rentrée cache l'autre

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    EDITION ROMANDE Nos éditeurs accusent le coup de la déferlante française. Avec une offre à la baisse mais qui reste riche et variée. Aperçu sélectif.

    Quels livres publiés en Suisse romande sont-ils à recommander ces temps prochains ? Après l’impossible exercice consistant à trier dans la masse des 727 nouveaux romans de la rentrée française, la tâche du chroniqueur est nettement plus facile. Hélas, pourrait-on dire, car l’édition romande s’étiole (lire encadré) et fait de moins en moins le poids sur le marché du livre. Autant dire que la tâche des « passeurs », consistant à repérer des livres originaux qui ne « marcheront » pas de manière aussi probable que Zaïda, le dernier pavé romanesque d’Anne Cuneo paru chez Campiche et déjà présenté en ces colonnes.

    96792f81571f6fdcc20dc20567036a03.jpgA la même enseigne, dans un registre d’observation et d’expression très vif et fouaillant le « quotidien » de 2001, Antonin Moeri nous revient avec son neuvième livre, après Le sourire de Mickey, intitulé Juste un jour et passant au scanner verbal, sur fond de « monde nickel dominé par l’urgence et la proximité », un quatuor familial en séjour dans le paradis programmé d’une station de sports d’hiver. Il y a du Houellebecq, en moins nihiliste et en plus nuancé, chez cet ironiste walsérien qui a l’art de prendre les lieux communs au piège de sa lucidité, et de jouer avec l’oralité de manière nouvelle.

    On rit également à faire blêmir Calvin, loin des langueurs nombrilistes de l’âme romande, avec La Vie Mécène de Jean-Michel Olivier, à paraître à L’Age d’Homme et constituant un portrait à multiples reflets d’un affairiste genevois de haute volée, viveur et grand intuitif en matière d’art et de musique, bienfaiteur prodigue du club de foot local et de moult institutions et créateurs. Sans être un roman à clef, cette satire menée au pas de charge ne manquera pas de faire quelques vagues au bout du lac.

    Dans le même club des « quinquas », Serge Bimpage propose, à L’Aire, avec Pokhara, le récit d’une virée au Népal réunissant deux vieux copains, dont les retrouvailles scellent un double bilan de leurs trajectoires respectives et de la vie en général, jusqu'au dénouement émouvant. Emotion aussi, mais sans rien de commun, dans le nouveau roman d’Asa Lanova, paru chez Campiche sous le titre de La nuit du Destin, quête existentielle et spirituelle de belle écriture, et dans le Journal de Bagdad d’Elisabeth Horem, représentant la part « brute » du roman Shrapnels.

    cf20485dfd3b808ed6e00b63a4f4482b.jpgSi la relève juvénile brille par son absence, le deuxième roman d’Angel Corredera (37 ans) à L’Aire, après une entrée remarquée en littérature avec La confrontation, était attendu et tient ses promesses dans une narration beaucoup plus ouverte qui explore, en perspective cavalière, le monde de la fin des « seventies ». De son côté, également à L’Aire, Loyse Pahud évoque les années 60-75 dans le récit choral de Casse-tête. Plus directement autobiographique et enjouée, La vallée de la jeunesse d’Eugène, publiée à La Joie de lire, revisite une enfance et une adolescence partagées entre la Roumanie d’origine de l’auteur et sa découverte du monde, par le truchement de vingt objets qui lui ont fait du bien ou du mal.

    Digressions et varia

    e4f9c3c137df8a04de0eb3a2f1bcd2c1.jpgComme souvent, « nos » écrivains brillent autant sinon plus dans l’essai digressif que dans le roman, mais c’est entre les deux genres que Jean-Bernard Vuillème module la narration très originale d’Une île au bout du doigt, paru chez Zoé où le nomadisme cher à Bouvier rebondit. De la même façon, Jil Silberstein, à L’Age d’Homme, combine profession de foi  personnelle et variations littéraires dans La neuvième merveille. Chez le même éditeur, entre autres publications débordant largement nos étroites frontières (avec la poésie complète de D.H-Lawrence, La paix soit avec vous de Vassili Grossman ou Les contes de l’Arbalète de G.K. Chesterton), les « fans » de Georges Haldas retrouveront ses fameux carnets (2005) avec Paroles nuptiales. Sous le signe de l’ « état de poésie », les éditions Empreintes promettent, en fin d’année, de nouveaux recueils d’Antonio Rodriguez et de Matthias Tschabold, et L’Aire propose un recueil du Lausannois Pierre Katz, sous le titre d’Angoisses.

    Forcément partiel, cet aperçu ne saurait s’achever sans faire mention, pour les vingt ans des éditions Noir sur Blanc, au rayonnement également international, de la parution de Balthazar, l’autobiographie de Slawomir Mrozek, et d’un superbe recueil de nouvelles d’auteurs de l’ancienne « autre Europe », Bienvenue à Z., titre éponyme de Mikhaïl Chichkine. Ce dernier, qui domine la rentrée française avec son génial Cheveu de Vénus (Fayard) avait marqué le dernier Salon du livre de Genève avec La Suisse russe, captivant aperçu de la découverte de notre pays par les écrivains du sien, auquel fait écho aujourd’hui Vivre en Russe de Georges Nivat.4b82687b7c77fc97216bd70754b48c36.jpg Au même rayon des regards croisés, rappelons enfin la publication, en mai dernier chez Metropolis, d’un épatant Petit guide de la Suisse insolite, sous la plume de Mavis Guinard. Autant dire que la rentrée ne se fait pas à un mois près…  

     

    Déclin ou transition ?

    La rentrée littéraire romande n’est plus ce qu’elle était il y a une vingtaine d’années, où l’on pouvait annoncer chaque automne une centaine de titres nouveaux, rien qu’en littérature, témoignant d’une vitalité remarquable de nos écrivains autant que de nos éditeurs, dont le travail était suivi par une quinzaine de « passeurs » fidèles dans les journaux et à la radio, et par un public attentif.

    Une édition littéraire comme nous l’avons connue au XXe siècle, de sa première « refondation » autour de Ramuz, puis avec Mermod et les grands clubs de la Guilde et de Rencontre, ensuite avec Vladimir Dimitrijevic et Bertil Galland, et la pléiade de leurs pairs plus jeunes (Marlyse Pietri, Michel Moret, Bernard Campiche), existera-t-elle encore dans vingt ans ?

    La question se pose à la fois du fait de la fin de carrière des plus âgés, la modification de la donne du marché du livre en Suisse romande et la relève à peu près inexistante, tant des éditeurs que des auteurs.

    Une édition vivante, dans une province comme la nôtre, ne se fait pas qu’avec des subventions mais avec ces entrepreneurs « visionnaires » que sont les vrais éditeurs, agissant en terrain socio-économique et culturel favorable, pour un public disponible. Or ces conditions, réunies jusque-là, ne le seront probablement plus demain, sauf miracle. Mais ce déclin est-il irréversible et fatal. Pour l’édition romande littéraire telle que nous l’avons connue, la chose est probable. Cela signifie-t-il la mort de la littérature dans ce pays ? Sûrement pas, mais qui pourrait dire comment le « biotope » se renouvellera ? Ramuz le disait en évoquant les grands moments de culture et de civilisation: cela dépendra des hommes. Et tant qu’il y aura des hommes…     

    Cette présentation a paru dans l'édition de 24Heures du 25 septembre 2007.     

    POST SCRIPTUM

    766041a1f55f5341fc47c9ec590da8d4.jpgUn livre absolument magnifique m'est arrivé ce midi, que j'ai lu d'un souffle en une heure, et que je relirai trois fois avant d'en écrire quoi que ce soit. Il s'agit du deuxième ouvrage de Philippe Rahmy, après Mouvement par la fin, portrait de la 159d0fa365f3c3db52b39d5fe6ecd039.jpgdouleur, paru chez Cheyne en 2005. En soixante pages étincelantes, belles à pleurer mais sans une once d'auto-compassion ou de ressentiment tournant à vide, Demeure le corps sublime le chaos et la catastrophe avec une puissance verbale extraordinaire, alternant le cri et le blues, l'imprécation et la supplique enfantine. Philippe Rahmy, né à Genève en 1965, est-il un auteur romand et fait-il encore partie de la relève ? On s'en bat l'oeil, mais on se l'arracherait aussi bien de ne pas lire Demeure le corps

     

  • Le silencieux volubile

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    Hommage à Marcel Marceau

    La disparition de Marcel Marceau ne manquera pas, comme le préfigurait hier le déferlement d’hommages officiels, amicaux ou pseudo-amicaux, de susciter un feu d’artifice d’images plus « poétiques » les unes que les autres, le qualifiant tantôt de « magicien du silence », de « funambule des étoiles » faisant clignoter son bip-bip ou d’ambassadeur silencieux de l’humanité bavarde.

    Le personnage de Bip, que le Juif alsacien né Marcel Manguel  inventa au lendemain d’une affreuse guerre où il fit lui-même acte de résistance au côté de son frère, alors que leur  père pris en otage mourrait à Auschwitz, est devenu une sorte de cliché, comme le petit prince de Saint-Exupéry ou, avant eux, le Pierrot lunaire de la tradition théâtrale populaire auquel Jean-Louis Barrault prête sa mine fardée dans Les Enfant du Paradis de Marcel Carné. Pourtant, dès que Marceau réapparaissait sur scène, ledit cliché redevenait image vivante et signifiante.  

    Simplicité enfantine, épure de l’expression et du geste, langage immémorial et universel chorégraphiant l’homme de toujours et de partout: tels étaient les composants de l’art de Marcel Marceau, qui eut le premier mérite de rafraîchir et de populariser la pantomime remontant à l’Antiquité occidentale tout en essaimant dans toutes les cultures. Parmi ses sources personnelles, les comiques du cinéma américain (à commencer par Charlot, mais également Buster Keaton dans ses vacillements et ses grimaces) ont compté, autant ensuite que l’observation directe de la comédie humaine. Plus profondément, sa parole silencieuse, il l’a expliqué, relaya le mutisme sidéré des revenants des camps de la mort, sans que cela se perçoive pour autant dans ses « récits ». Ceux-ci avaient atteint une perfection classique qui ne se renouvelait guère que par le frémissement d’une présence. La magie de la représentation, et l’émotion incarnée,  bien moins perceptible à la télévision, passaient alors jusque dans la énième répétition de ses séquences les plus célèbres, de l’homme marchant contre le vent (repris par Michael Jackson) à la plus symbolique et « incontournable » cage de verre.

    « Marcel c’est l’homme du mystère », disait Raymond Devos de Marceau, dont il hérita, malgré sa bedaine et sa faconde, une part de la grâce dansante. Plus épuré, comme les personnages d’un Beckett ou d’un Giacometti, l’homme de Marceau pratiquait la pantomime comme  « un art qui hypnotise », selon la propre expression de l’artiste. Celui-ci avait hésité entre diverses formes d’expressions avant de suivre  les cours de théâtre du mythique Charles Dullin et de trouver, à cette enseigne, sa voie chez le mime Etienne Decroux. En fondant sa propre compagnie, il avait inscrit au répertoire des mimodrames et des pantomimes tels que Le Manteau d’après Gogol, Le Joueur de flûte, Paris qui rit, Paris qui pleure. C’est cependant avec Bip qu’il aura fait le tour du monde et qu’il restera dans toutes les mémoires.

    Son héritage se perpétue en outre doublement, à la fois par l’enseignement qu’il dispensa en fondant en 1978 son Ecole internationale de mimodrame, fort de la conviction qu’un art qui ne se transmet pas est amené à mourir, et par les multiples hommages que constituent d’innombrables citation, bien au-delà de la seule pantomime muette, dans les cirques et les théâtres, de Zouc au clown Pic, entre tant d’autres - partout où le rire et l’émotion continuent de nous parler tandis que Marcel Marceau lui-même à cessé de se taire…

    Cet hommage a paru dans les éditions de 24Heures et de La Tribune de Genève du 24 septembre 2007.

  • La sincérité jusqu'où ?

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    Un échange épistolaire sur la publication des carnets intimes. Le cinéaste Richard Dindo commente L’Ambassade du papillon de JLK

    Kriegstetten, Hôtel Sternen, ce 22 janvier 2007. - je reçois ce message de Richard Dindo, à propos de L’Ambassade du papillon, qui me touche beaucoup par sa franchise: «Cher Jean-Louis, j’ai lu ces derniers jours avec grande intérêt, je dirais même avec passion, vos « Carnets », car comme vous savez, j’ai toujours était un fanatique de la littérature autobiographique. Dites-moi tout de suite ce qu’est devenue la fille de votre éditeur, son destin m’a fendu le coeur. J’espère qu’elle est toujours vivante et qu’elle va de nouveau bien. J’ai constaté par ailleurs que nous avons été marqué par les mêmes écrivains, encore que certains dont vous parlez je ne les connais que de nom, dont Antunes, Onetti, Gadda et Cingria. J’aime beaucoup comment vous parlez de votre femme et de vos filles, de votre mère, frère et beau-frère et j’aime ce que vous dites sur l’écriture et la lecture. J’aime beaucoup aussi votre goût de l’amitié et de la conversation amicale et finalement votre générosité. Des choses qui me sont plutôt inconnues. Je ne me suis toujours intéressé qu’aux femmes, les hommes m’ont toujours un peu ennuyé. Vous n’êtes pas loin finalement de penser pareil. Seule chose qui m’a un peu dérangé par moments: certaines citations sur votre premier roman, des louanges de vos amis, m’apparaissent un peu trop narcissiques. Je trouve aussi que vous allez un peu trop loin dans votre critique du caractère de Chessex. Une critique sans doute justifiée, mais à mon avis il ne fallait pas publier tous ces détails, je veux dire qu’il ne fallait pas aller au bout de cette critique. Ça devient trop humiliant pour l’autre, objectivement humiliant. Vous le mettez trop à nu à mon goût, ça m’a gêné. N’oubliez pas que les artistes ne sont pas des gens comme les autres, leur grain de folie fait partie de leur génie, il ne faut pas les juger psychologiquement, ni moralement, ni même politiquement, sinon on ne s’en sort plus. Je trouve votre « Journal » incroyablement honnête et sincère, parfois presque un peu trop honnête. J’ai toujours l’impression qu’il faut savoir garder des secrets dans la vie et ne pas tout dire ce qu’on pense. La grandeur est dans ce qu’on arrive à cacher, ce que les autres ne sauront jamais de nous, ce qu’on ne sait pas soi-même et ce qu’on ne veut peut-être même pas savoir et surtout dont on ne veut pas que les autres le sachent. La vraie dimension des gens et des choses restera toujours leur part cachée, laissée à l’imagination. L’intelligence ultime se trouve aux frontière du non-dit et de l’indicible, dans cette part non seulement maudite des choses, mais tout simplement absente qui se trouve toujours ailleurs et qui reste introuvable. On n’a pas toujours besoin de tout dire pour être honnête, à vrai dire je n’aime pas trop ce culte de l’honnêteté de chez nous, ce moralisme protestant dont je me méfie et que j’essaye d’exterminer dans mes films par la rigueur, la distance, la laconie, la réduction impitoyable à ce que je considère être l’essentiel. Ce qui n’exclut pas l’émotion, au contraire, émotion et analyse, à travers la beauté du langage, voilà ce qui m’intéresse. Mais tout cela vous le savez aussi bien que moi et vous le faites souvent comprendre d’une manière très belle et très touchante. Je sais bien qu’un « Journal » n’est pas un roman épuré, réduit à l’essentiel, mais des notes prises du jour au jour dans l’improvisation et le chaos du quotidien. Dans l’ensemble je suis très en phase avec vous. Ayant remarqué que vous aimez beaucoup Jean Genet aussi, je vous enverrai prochainement mon film sur lui, qui s’appelle Genet à Chatila. Je vous souhaite une bonne semaine, bien à vous, Richard.»

    Cette lettre m’a beaucoup intéressé, plus que tous les compliments sur L’Ambassade du papillon. Ce que Dindo me dit sur notre part cachée, et de la pudeur qu’il faut préserver, est tout à fait vrai, mais je vais tâcher de lui dire mon sentiment à ce propos. Voici d’ailleurs ce que je lui ai répondu: «Cher Richard, La petite fille est morte le 21 décembre 2000. J’en raconte la fin atroce dans mes carnets de cette année. Le petit garçon a retenu les parents en vie, qui se battent depuis contre le CHUV pour obtenir justice après deux erreurs médicales caractérisées. Les hiérarques de l’Administration se sont conduits comme des brutes, mais le procès civil est en train d’aboutir, qui ne ressuscitera pas l’enfant. Voilà. Pour le caractère extrême, à certains égards, de ces carnets, je vous donne entièrement raison, sans regretter rien. J’ai été comme ça à ce moment-là, obsédé par certaines choses qui me paraissent aujourd’hui dérisoires, et ressentimental autant que je suis sentimental. Ils ont paru obscènes à certains, d’autres les ont trouvé pudiques. Je n’en sais rien. Sur Chessex, vous avez raison, mais moi aussi. J’ai raconté l’animal dans notre amitié et dans sa trahison. Il est comme ça et je trouvais intéressant de le montrer comme ça, sans le juger vraiment pour autant. Par la suite, j’ai dit le pire bien de certains de ses livres, et du mal de ceux qui me paraissaient trichés. Je ne serai plus jamais ami avec lui, pas à cause de moi mais pour l’attitude qu’il a eue envers Bernard Campiche lors de la maladie de la petite fille. A la sortie de L’Ambassade du papillon, il m’a traîné dans la boue en appelant à mon interdiction professionnelle. Je ne lui en veux pas. Lorsque j’ai dit ce que je pensais d’un de ses derniers livres, il m’a dit que j’étais son meilleur lecteur. Ainsi de suite. Je ne suis pas dupe. Honnête? Je ne sais pas. Vous l’êtes sûrement plus que moi, parce que vous avez plus lutté que moi et que vous êtes n’êtes pas un dépravé moralisant comme je l’ai été jusqu’à ma rencontre de celle qui a changé ma vie. Pour le narcissisme, vous avez encore raison, comme ceux qui ont parlé d’un plaidoyer pro domo. Mais tout cela je le vis, comme l’amitié vertigineuse avec mon ami le Roumain, qui a failli finir dans le sang après avoir fait beaucoup souffrir ma douce. Pourtant je ne regrette rien de rien. J’essaie de ne plus faire de mal à ceux que j’aime et j’essaie de ne faire que ce que j’aime, donc les aléas de la vie sociale ne me touchent plus guère. Ces derniers temps, j’ai été content de vous rencontrer. A l’instant je suis seul dans ma chambre du Sternen à Kriegstetten après avoir assisté à l’ouverture des Journées de Soleure. Je vous remercie de la parfaite franchise de votre mot et vous enverrai à mon retour Les passions partagées, qui a d’autres qualités et d’autres défauts. Je vais aller racheter le Journal de Frisch que je ne trouve plus et me réjouis de voir votre film. Je travaille actuellement au troisième recueil de mes carnets qui s’intitulera Le souffle de la vie »…

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