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  • Des essaims d’essors

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    Sur une formule de Peter Sloterdijk. Contre le nihilisme.

    Un ami très cher, et d’autant plus cher qu’ils sont rares, ces amours d’amis vivants (les morts sont plus nombreux) avec lesquels il est encore possible de parler par les temps qui courent dans le désert flouté des gens qui courent, ce frère avéré m’envoie cette image qu’il a prise de mes couleurs avec, au dos, cette citation d’ Ecumes de Peter Sloterdijk dont il est un constant lecteur : « Lorsqu’une grande exagération a fait son temps, des essaims d’essors plus discrets s’élèvent ».

    Je sais bien que Sloterdijk pense à autre chose en désignant cette « grande exagération », mais sa formule retentit aussitôt en moi comme une relance de ferveur à batailler contre le nihilisme au goût du jour et, parmi les équivoques de celui-ci, contre l’opinion mortifère selon laquelle plus rien ne se fait aujourd’hui en matière d’art et de littérature.

    Un maître à penser  local me taxait récemment d’esprit petit-bourgeois pour cela seulement que je me suis permis de trouver « lugubre » le Désenchantement de la littérature de Richard Millet, dont je partage une partie des sévères constats (sévères par exigence légitime, je ne le sais que trop) mais en rejette le manque de générosité et de nuances, plus encore l’attitude consistant pour notre génération à retirer l’échelle derrière elle.

    Le même constat désenchanté a été tiré, il y a quelques années, dans un vaste et fol essai aussi formidablement intéressant qu’injuste dans sa conclusion (selon laquelle la littérature cesserait d’exister après 1960), intitulé L’Homme seul et paru à L’Age d’Homme sous la plume de notre ami Claude Frochaux. Or celui-ci est un véritable écrivain, comme l’est aussi Richard Millet, et les écrivains doivent parfois recourir à des grandes exagérations pour être ce qu’ils sont. Philippe Sollers exagère lui aussi plus souvent qu’à son tour, jusque dans ses récentes Guerres secrètes où il constate que plus personne ne lit aujourd’hui. Mais Sollers fait lire, tandis que le maître à penser cantonal ne veut lire que ce qui le conforte dans son déni de toute création vivante l’autorisant à taxer de petit-bourgeois tout ce qui prétend échapper à son nihilisme de notable dont le cul s’est posé une fois pour toutes sur la commode des Arts et des Lettres.

    Au reste je ne craindrai pas de défendre la paire de pantoufles réelles du petit-bourgeois, autant que l’état réel de petit-bourgeois me sied, tel en tout cas qu’il était vécu par l’un de mes maîtres à sentir, Vassily Rozanov, génial prophète de la fin de la littérature « littéraire », au sens d’un culte de caste non vécu dans sa culotte, si j’ose dire, Rozanov estimant que la littérature lui était essentiellement une sorte de pantalon, et le plus seyant serait le mieux, lui chauffant bien les jambes et la boutique, une seconde peau s’il vous plaît, un objet cher de sa vie privée à côté de sa chère femme et de sa chère mère, et de là des soupirs, des prières, des éclats, des pleurs, la main sur le piano ou le samovar, des notes prises dans la rue des prostituées, des conversations avec la droite et la gauche, des confitures savourées à la fenêtre, une voix murmurant dans la nuit – enfin tout ce qui semble insignifiant à notre fourrier du prêt-à-penser embourgeoisé au pire sens (au sens donc de Léon Bloy) qui de la littérature ne voit que les Grands Noms.

    L’image des essaims d’essors m’enchante. Trois livres merveilleux, très différents l’un de l’autre (Regarde la vague de François Emmanuel, Le Cheveu de Vénus de Mikhaïl Chichkine, La Symphonie du Loup de Marius Daniel Popescu), me sont apparus comme autant d’essaims d’essor poétique en cet été indien, et j’y resonge avec reconnaissance tous les jours. Plus tôt en Suisse romande : La corde de mi d’Anne-Lise Grobéty ou Revenez, chère images, revenez, de Rose-Marie-Pagnard. Plus récemment enfin le fulgurant et bouleversant Demeure le corps de Philippe Rahmy.

    Mais j’en vois partout et de toutes les couleurs. En lisant Guerres secrètes je vois les efforts d’essors du meilleur Sollers, et je me rappelle alors ma lecture de cet été d’Artefact de Maurice G. Dantec, livre bancal selon moi mais témoignant de quel fantastique effort d’essor lui aussi, et je lis Dantec et continuerai de le lire  avec la même espèce d’amitié occulte que je lis La littérature à contre-nuit de l’intempestif Juan Asensio. Celui-ci a beau rejeter Sollers ou Todorov et leurs essors respectifs : cela m’est égal, mais ce n’est pas que tout soit égal, au contraire, c’est que les uns et tant d’autres (je pense aux essors de Patrick Modiano, de Pascal Quignard, de Michel del Castillo, d’Alina Reyes, de Linda Lê, de Georges-Olivier Châteaureynaud, d’Alain Nadaud…) incarnent ces essaims d’essors dans la littérature en train de se chercher et de se faire, frayant peut-être la voie de celle de demain.

    « La Sphère Une a implosé », constate Sloterdijk après Nietzsche. « Mais quoi, les écumes vivent. Si les mécanismes de la récupération par les globes simplificateurs et les totalisations impériales sont percées à jour, cela n’explique justement pas pourquoi les hommes devraient jeter par la fenêtre tout ce qu’ils considéraient comme grand, animant et précieux. Dire que le Dieu nocif du consensus est mort, c’est reconnaître les énergies avec lesquelles on reprend le travail – ce sont forcément les mêmes que celles qui étaient absorbées par l’hyperbole métaphysique. Lorsqu’une grande exagération a fait son temps, des essaims d’essors plus discret s’élèvent » (*)

    Peter Sloterdijk. Ecumes,Sphères III, p. 20. Maren Sell, 2003.

    Richard Millet. Désenchantement de la littérature, Gallimard, 2007.

    Claude Frochaux. L’Homme seul. L’Age d’Homme, 1996. Repris en Poche Suisse.

    Photo: Philippe Seelen.

  • Le loup sur les ondes

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    Marius Daniel Popescu fait l’unanimité de Lectures croisées et de La Librairie francophone.

    En principe, l’émission intitulée Lectures croisées, produite et réalisée sur Espace 2 par Louis-Philippe Ruffy, propose un débat critique contradictoire où il arrive souvent que les fers se croisent entre Sylvie Tanette, qui a des goûts affûtés et bien arrêtés, et le sieur JLK, pas moins têtu dans les siens.

    Or voici que, pour aborder trois livres de la rentrée romande, après un préambule consacré au thème que j’ai lancé récemment dans la page Livres de notre journal, sous le titre Déclin ou transition, à propos de l’état actuel de l’édition et de la littétarure romande, une pleine unanimité s’est faite autour de La Symphonie du loup de Marius Daniel Popescu, qui a fait la même unanimité des libraires à l’enseigne de la Librairie francophone, sur les chaînes associées par France-inter.

    Je l’ai écrit et répété : La Symphonie du loup est un événement littéraire. Parce que son auteur est conducteur de bus ? Nullement, à cela près que mener à bout une telle chronique romanesque alors qu’on a tous les jours 60 tonnes d’humanité à transbahuter à travers Lausanne et environs, relève de la performance.

    Mais La Symphonie du loup ne se borne pas à un exploit « sportif » : c’est une extraordinaire prise de parole, d’abord par la voix d’un vieil homme revenu de deux guerres et resté indomptable devant le Parti unique de Ceausescu, qui raconte la mort accidentelle de son fils, plus indomptable encore, à son petit-fils, l’auteur lui-même, dans un premier récit qui se déploie à travers tout le livre au rythme de l’enterrement du père. Ensuite, en alternance avec le prodigieux déferlement des récits « roumains », le fils devenu père, à Lausanne, apprend le monde et les mots à ses deux petites filles, avec une attention tendre qui englobe la présence de la mère et se module sur une voix plus intimiste

    Il y a du conteur-musicien gitan chez Popescu, qui brosse un tableau de la Roumanie en déglingue avec un sens du symbole social et politique vécu qui coupe court à toute argumentation idéologique. Ce qu’est le communisme, ce que sont les serviteurs du Parti unique, on le voit par le comportement des gens, qui seraient sans doute aussi serviles dans notre radieux pays. Celui-ci est d’ailleurs vu  avec la même lucidité chaleureuse par Popescu, pour qui tous les humains sont pareils.

    c8b72dd85797866d0149f3e36ee3e04a.jpgAinsi que le dit bien Sylvie Tanette dans Lectures croisées, l’un des grands intérêts du livre tient à la situation particulière de cet exilé atypique, qui n’est nulle part et partout chez lui, et dont le regard reste d’une totale liberté et d’une même porosité . Son livre est à la fois un rituel d’observation et d’écriture, d’une poésie à ras l’objet, qui transfigure le quotidien avec une sorte de ferveur sacrée, sans l’édulcorer. C’est en outre une saga au souffle tonifiant, ponctuée de scènes inoubliables. Les premières sept pages, évoquant l’annonce faite à l’adolescent , en train de pêcher dans une rivière, de la mort de son père et le bain que lui donne sa grand-mère, dans lequel il verse les premières larmes de sa vie, sont à pleurer aussi bien. Et la scène du train fou ! La scène du cheval crucifié par les ouvriers ! La scène de l’avortement ! Tant d’autres…  

    D’aucuns, dans ce pays où l’on « freine à la montée », comme me le disait mon ami Thierry Vernet, et les mêmes qui jurent au ciel qu’ils aiment les « étrangers », n’ont pas manqué de snober ou de dénigrer Popescu. Moi qui suis son ami, je me suis souvent demandé si l’énergumène, car énergumène il est assurément, parviendrait à mener son grand projet à bon port. La Symphonie n’est pas sans défauts, comme tout ce qui vit surabondamment, et quelques pages auraient pu être élaguées, mais après en avoir vécu l’apparition comme un grand bonheur personnel de lecteur, alors que si peu de voix nouvelles surgissent autour de nous, comment ne pourrais-je me réjouir de voir ce livre accueilli avec reconnaissance, et bien au-delà de nos étroites largeurs, pour son souffle si vivifiant ?        

    RSR, Espace 2, Lectures croisées, aujourd’hui  4 octobre à 11h. Reprise à 19h. La Librairie francophone, samedi sur RSR et dimanche sur France-inter. Marius Daniel Popescu a été nominé pour le prochain prix Wepler, attribué le 12 novembre. Invité à l’émission Devine qui vient dîner du 23 octobre, sur RSR 1, j’y ai également invité MDP.

  • Faulkner à la trace

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    William Faulkner. Une vie en romans, par André Bleikasten

    « Il y a une énigme Faulkner », écrit André Bleikasten, qui connaît pourtant son œuvre comme sa poche puisqu’il fut l’un de ses éditeurs dans la collection La Pléiade. Ce qu’il entend alors touche plutôt l’homme et les personnages publics qu’il a joués, avec pas mal de légendes forgées de toutes pièces. Mais en savoir plus sur les tenants de son alcoolisme effréné (pas du tout inventé) et les aboutissants d’un mariage immédiatement désastreux nous en apprendra-t-il beaucoup sur l’univers de l’un des plus grands romanciers du XXe siècle ? Ce que révèle en tout cas ce formidable bouquin, qui nous fait rencontrer l’homme à travers les masques superposés de ses personnages, d’un roman à l’autre, c’est la cohésion secrète et l’osmose constante entre l’univers romanesque de Faulkner et sa propre vie, laquelle ne donne pas pour autant la clef de l’œuvre.  Une biographie est l’histoire d’une écriture, affirmait Nabokov, mais nous voyons également, ici, le sieur Billy, mal vu de ses concitoyens, « inventer » le Vieux Sud et déployer une inoubliable frise de personnages aussi « réels » que lui-même. Du premier scandale de Sanctuaire au prix Nobel, en passant par le cinéma et une vingtaine de romans passés au peigne fin, cette traversée de la planète Faulkner fera date.     

    05937696865c377c624ec8e57322d074.jpgEditions aden, coll. Le cercle des poètes disparus. 728p.

    Deux autres biographies à lire « en miroir », s’agissant de deux grands poètes contemporains qui partagèrent leur vie, leurs tribulations et une part de leur univers intérieur, viennent également de paraître dans cette collection de qualité supérieure, consacrées respectivement à Sylvia Plath et Ted Hughes.

     

  • Le grain de Millet

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    Deux livres nouveaux, entre aigreur et saveur.

    Romancier reconnu mais posant à l’incompris, styliste impeccable jusqu’à l’affectation, essayiste ombrageux aux prises de position de plus en radicales dans leur catastrophisme, éditeur enfin qui accompagna (notamment) Jonathan Littell et ses Bienveillantes, Richard Millet vient de publier deux ouvrages illustrant à la fois ses hautes qualités d’écrivain et sa discutable dérive dans un négativisme teigneux dont lui seul, estime-t-il, ressort blanc comme le chevalier de l’immaculée lessive.

    S’il y a du bon à prendre dans les observations de son Désenchantement de la littérature, à propos de la dégradation de la langue en général, sous l’effet du « langage mortifère de la communication », et du déclin de la littérature actuelle en particulier, force est de s’inscrire en faux contre son manque total de nuances (cela même qui fait le sel de toute littérature vivante) et de générosité.

    Egaré dans ses vaticinations idéologiques de pseudo-prophète, Richard Millet nous revient en beauté avec L’Orient désert, récit de voyage spirituel non moins qu’érotique d’un homme blessé, aux sources chrétiennes du Liban meurtri de son enfance, et jusqu’en Cilicie où le poigne la nostalgie de son baptême «dans une petite église de granit à clocher-mur, au plus haut d’un village de Corrèze », pays de ses romans, et qui écrit enfin: « On ne peut que se taire, dans une manière d’innocence »…   

     

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    Richard Millet. Désenchantement de la littérature. Gallimard, 66p. L’Orient désert. Mercure de France, 223p.