UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Dame de coeur et de cran

    06a02642bc954727ae3fb0ceade765e3.jpg

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La consécration littéraire suprême du Prix Nobel de littérature rend (enfin!) justice à Doris Lessing.

    C’est une figure majeure de la littérature romanesque anglo-saxonne du XXe siècle qui a été honorée hier avec l’attribution du Prix Nobel de littérature à Doris Lessing, âgée de 87 ans et «nobélisable» depuis des décennies. Le choix a surpris car le nom de Doris Lessing, souvent cité naguère, ne paraissait plus d’actualité alors qu’on donnait pour favoris des auteurs plus «jeunes» tels que l’Américain Philip Roth, le Mexicain Carlos Fuentes, le Péruvien Mario Vargas Llosa, l’Israélien Amos Oz ou le poète français Yves Bonnefoy, notamment. Doris Lessing s’est dite «ravie» autant que surprise «Ça fait 30 ans que ça dure», a-t-elle déclaré. «J’ai remporté tous les prix en Europe, tous ces foutus prix. Cette fois, c’est un flush royal», a-t-elle commenté en usant d’un terme de poker
    Ce franc-parler n’étonne guère dans la bouche de Doris Lessing qui, sous des airs de petite dame au regard doux et intense, dissimule l’énergie indomptable d’une femme qui en a vu de toutes les couleurs avant de publier son premier roman.
    Pétrie de chair et de sang, l’œuvre de Doris Lessing puise en effet sa substance dans une vie engagée à tous les sens du terme. Ainsi la romancière a-t-elle roulé sa bosse de Perse, où elle est née au lendemain de la Grande Guerre (en 1919), en Rhodésie raciste où elle grandit au milieu des plantations de son père (un univers qu’elle décrit notamment dans ses Nouvelles africaines, en passant par Salisbury où elle fit ses premiers pas de jeune fille au pair et Londres où, en 1949, elle émigra avec son fils Peter après deux divorces et maintes tribulations relatées dans les grands cycles romanesques des Enfants de la violence et son chef-d’œuvre, Le carnet d’or.
    Communiste en ses jeunes années, Doris Lessing a partagé les désillusions des militants de sa génération, rompant avec le PC en 1956 lors de l’écrasement de l’insurrection hongroise sans renoncer jamais à son combat contre l’injustice. Au début des années 90, ainsi, elle consacrait un livre-cri à la condition tragique du peuple afghan, dans Le vent emporte nos paroles. Dans La terroriste, en outre, datant de 1985, Doris Lessing avait analysé avec pénétration la dérive d’une jeune femme dans la violence politique sous l’effet d’un ressentiment personnel à caractère névrotique. Plus récemment, après le roman poignant consacré à un rejeton «monstrueux», intitulé Le cinquième enfant, la romancière s’est lancée dans un vaste cycle ressortissant à la science-fiction avec les cinq tomes de sa Canopus in Argos, dans la filiation visionnaire et critique d’un Orwell, où les relations entre hommes et femmes se trouvent réinvesties après les observations pénétrantes nourrissant maintes nouvelles mémorables, L’habitude d’aimer ou Notre amie Judith. La romancière s’est toujours défendue, au reste d’entretenir aucune haine sectaire «En ce qui me concerne, me confiait-elle ainsi en 1990, je suis incapable d’établir des hiérarchies en fonction de ces barrières si artificielles que sont les sexes, les races ou les religions, Ce qui m’importe est la qualité d’un individu, voilà tout!»

    Le Nobel de littérature consacre une Mère courage

    Le comité du Nobel de l’Académie de Stockholm a-t-il fait preuve de gâtisme en décernant son Prix de littérature 2007 à Doris Lessing, romancière anglaise de 87 ans, qui incarne la rébellion humaniste et féministe du XXe siècle alors que nous vivons aujourd’hui, à ce qu’il semble, une nouvelle ère d’expansion mondialisée? Et quel sens, d’ailleurs, peut bien avoir un prix de littérature, dans un univers neuf voué aux avancées de la technologie et de la performance tous azimuts ?

    La crédibilité du Nobel de littérature est-elle avérée du fait que le lauréat «touche» 10 millions de couronnes suédoises (environ 1 million de nos francs)? Absolument pas, et moins encore dans le cas de Doris Lessing, qui s'en bat l’œil (elle me l’a dit). Ce que signifie le prix Nobel de littérature est autrement important: il dit qu’une vieille femme aujourd’hui peut être reconnue pour le caractère vivifiant de ce qu’elle laisse à l’humanité du point de vue de ce qu’elle a vécu, observé, souffert, espéré et magnifiquement exprimé.

    La noblesse du Nobel n’a rien de spécialement suédois ou occidental: elle parie pour un idéal commun des habitants de la planète Terre, toutes traditions confondues. De 1901 à nos jours, les écrivains messieurs ont certes été privilégiés par rapport aux dames, et les pays riches par rapport aux pauvres. N’empêche: voici la Mère courage de partout, qui pourrait être aujourd’hui Birmane, alors même que ses livres sont purs de tout esprit partisan. Doris Lessing incarne l’éthique de la ressemblance humaine, avec autant de réalisme tragique que d’espoir réaffirmé. A celui-ci, puisse le Nobel donner de nouvelles ailes...

  • Ceux qui n’ont pas de badge

    e40c386a712f71e5761433a06a6e1ab1.jpg

    Celui qu’une perspective d’augmentation de 0,7% de son salaire d'employé au Service des Automobiles retient de se jeter par la fenêtre / Celle qui hésite à se faire une nouvelle estafilade sous le sein gauche / Ceux qui se frottent aux troncs de trembles dans la clarté lunaire / Celui qui fait la gueule lorsque lui apparaît enfin les reflets bleu pâle et violets de la glace de l’Alaska dont il rêvait depuis 1733 / Celle qui murmure à l’extrême bord du quai luisant de rosée où passera tout à l’heure le NightExpress / Ceux qui s’estiment lésés par les dernières décisions du Pouvoir Central en matière de zoomanie / Celui qui endosse sa tenue de camouflage d’ornithologue avec une sorte de jouissance guerrière / Celle qui brûle son bouquet de mariée devant le portrait de son père en tenue de champion de golf / Ceux qui se rappellent leur traversée du désert en 4x4 / Celui qui sait tout de l’histoire du sel / Celle qui voit partout des complots du sionisme international / Ceux qui se brossent les dents avec du sable / Celui qui révèle au public des Journées de Poésie de Wildheim qu’écrire un poème équivaut pour lui à se jeter du haut de la Tour de Fer / Celle qui pense que chaque caillou qu’elle ramasse au bord du fleuve contient une âme qu’il lui incombe de délivrer par quelque psalmodie dans la brume / Ceux qui poussent leurs épouses dévouées à la morosité par manque de romantisme et de sexe il faut bien le dire nom de bleu / Celui qui attendait Marion devant la vitrine de l’Heureuse Attente, rue de Rennes, sans se douter qu’elle venait de découvrir qu’il n’était pas le père / Celle qui estime qu’on ne peut pas prêter sa machine à coudre à une surnuméraire malgache / Ceux qui aperçoivent la deux-chevaux verte de leur période rose dans la lumière orange de l’automne lyonnais, etc.

    JLK: AutoFace I, huile sur toile, 2007. Photo Philippe Seelen.

  • Le silence de Grünewald

    c2b1ef217dd23c6e107f7e5c8c1131bd.jpg 

    En lisant Comme la neige sur les Alpes, premier poème de D'après nature de W.G. Sebald

    Il s’agit de quelqu’un qui sent en lui cohabiter Hitler et le Christ. Plus exactement il peint « les cris, les vociférations, les gargouillements, les chuintements d’un spectacle pathologique, dont son art et lui-même, il le savait bien, faisaient partie.

     Ainsi continue le poème :

    « La posture de panique

    visible dans toutes les figures

    de l’œuvre de Grünewald, la tête renversée

    qui dégage la gorge et souvent expose le visage

    a une lumière aveuglante,

    est la manière paroxystique qu’ont les corps de dire que

    la nature ne connaît pas d’équilibre,

    mais enchaîne à l’aveuglette

    les expériences brutes,

    et comme un bricoleur insensé

    démantèle ce qu’elle vient à peine de créer. »

    et plus loin ceci encore :

    « L’oiseau noir qui dans son bec

    apporte sa collation à saint

    Antoine dans son coin de désert

    est peut-être celui au cœur de verre

    qui depuis toujours

    vole vers nous,

    celui dont un autre saint homme

    des derniers jours annonce

    qu’il chiera dans la mer,

    laquelle se mettra à bouillir et s’asséchera,

    et la terre tremblera et la grande cité

    à la tour de fer sera en flammes

    et le pape sera dans une barque

    et les ténèbres se feront et

    là où le coffret noir tombera,

    une poussière grise et jaune

    recouvrira le pays. »

    208968ab56e8b42a6330bf8d77c22d88.jpgAinsi roule le poème, dont la première pierre est un visage inconnu, le tien, le mien, celui de Grünewald ou celui de son ami peut-être amant Mathis Nithart, roulant d’un tableau l’autre, tantôt à petite moustache et tantôt auréolé, tout l’homme remplissant finalement le retable.

    Un certain jour de mai cinq mille paysans, hutus ou tutsis tudesques, se firent massacrer « dans l’étrange bataille de Frankenhausen », après quoi, ayant appris la nouvelle,  Grünewald ne sortit plus de chez lui.

    « Mais il entendit le bruit des yeux

    Qu’encore longtemps on continua de crever

    Entre le lac de Constance

    Et la forêt de Thuringe.

    Des semaines durant, en ces temps-là,

    Il porta un bandeau noir

    Sur le visage ».

    Or comment ne pas penser, à ce moment de scruter le temps, à Hölderlin se retirant du monde ?

    W.G. Sebald. D’après nature. Traduit (admirablement) de l’allemand par Sibylle Muller et patrick Charbonneau. Actes Sud, 88p.