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  • Les anges ont encore des ailes

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    Michel Piccoli et Marie Kremer 

    Michel Piccoli et Mylène Demongeot irradient d’humanité dans Sous les toits de Paris du réalisateur Hiner Saleem.  

    Locarno, le 10 août 2007. - « Le cinéma ne mourra pas tant qu’il y aura des fous de l’espèce d’Hiner Saleem », déclarait hier Michel Piccoli après la présentation, en première mondiale, d’un film d’une grande beauté et d’une infinie tendresse, qui a cela de particulier d’être extrêmement taiseux, son dialogue se réduisant à peu près à une vingtaine de répliques...

    « A vrai dire, poursuivait le grand comédien, qui recevra aujourd’hui l’Excellence Award pour sa carrière, il ne m’est arrivé que deux fois, dans ma carrière, d’avoir un rôle aussi silencieux, la première avec Marco Ferreri, dans Dillinger est mort, et cette fois à un point réellement extrême. Mais j’aime les extrêmes. J’aime faire mon métier en restant, ainsi, extrêmement discret par rapport au réalisateur. Ce qui n’empêche pas l’autre extrême d’un engagement absolu, accordé à la folie et au délire de l’œuvre. J’ai horreur des petites comédies dénudées. Même si je ne voyais pas au début ce que voulait dire Hiner, je me suis adapté en toute confiance à sa demande, comme j’ai cherché à m’exprimer en consonance avec les lumières du film. On ne joue pas en effet de jour comme de nuit. Et là, nous étions aux mains d’un couple diabloique, avec Hiner et son chef opérateur Andreas Sinanos… »

    La lumière est en effet essentielle dans ce superbe poème cinématographique, construit comme une sorte de tableau labyrinthique jouant essentiellement sur l’émotion à fleur de peau, la sensation liée à la présence très physique des comédiens et sur la musique des images et de la bande sonore. 

    La poésie de Sous les toits de Paris n’a rien du chromo « bohème », ni rien non plus du cliché misérabiliste en dépit de son scénario. Marcel (Michel Piccoli) est un vieil homme délaissé par son fils Vincent, vivant dans les combles d’un immeuble parisien à côté de son ami Amar (Maurice Bénichou) qui ne rêve, lui, que de rentrer dans son pays. Malgré la sollicitude de Thèrèse (Mylène Demongeot), serveuse sexagénaire dans un bistrot de quartier, et le lien qu’il noue avec sa jeune voisine (Marie Kremer) après que l’ami de celle-ci a été terrassé par une overdose, Marcel « baisse » et c’est comme un chien malade qu’il finira dans sa soupente, après un été de canicule, de terribles orages et le retour du froid.

    Ainsi que le remarquait Mylène Demongeot, ce film radical a nécessité, de la part des acteurs, une totale remise en question de leurs acquis. « Nous avons vraiment fait du cinéma. C’est la première fois que cela m’arrive comme ça. J’ai eu le sentiment que j’avais à descendre au fond de moi-même avant de pouvoir ouvrir mon âme»…

    Quant au dessein du film, le réalisateur l’explique par son regard d’Oriental sur notre société. Kurde d’origine établi à Paris, Hiner Saleem a été frappé de découvrir, dans notre monde civilisé, des vieux abandonnés par leur famille, mais également des jeunes réduits à la solitude. A contrario, la relation qui se noue entre Marcel, en fin de vie, et la jeune fille incarnée par Marie Kremer (tout à fait remarquable elle aussi), diffuse une lumière qui adoucit la déchéance  presque insoutenable du vieil homme auquel son amie Thérèse offre par ailleurs une dernière balade à travers son cher Paris. Aussi éloigné de la sociologie que du pamphlet, Hiner Saleem touche pourtant à de multiples aspects du mal-être social dans Sous les toits de Paris. Par sa simplicité apparente (qui ne va pas sans une extrême densité d’observation), son empathie et sa beauté, ce film dans lequel il faut se laisser couler sous peine d’ennui (car il semble ne rien s’y passer) rappelle à la fois les épures d’un Alain Cavalier et la profonde sensibilité d’un Yasujiro Ozu, grand maître de la parole silencieuse…

  • La parole aux sans-mots

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    L’Adieu au Nord de Pascale Kramer

    Les mots ne disent qu’une partie de ce que nous ressentons, et souvent un regard ou un geste, un frémissement des traits du visage ou un mouvement du corps expriment bien plus, corrigent ou même contredisent ce qui est affirmé par la parole. On le voit à merveille dans le dernier film d’Ingmar Bergman, Saraband, où l’essentiel est exprimé en deça ou au-delà des mots, avec une incomparable porosité.
    Or il est certains écrivains qui, plus que d’autres, parviennent à ressaisir cette langue-geste ou cet infra-langage, comme il en va de la romancière Pascale Kramer, notamment dans ses trois derniers romans marquant, par ailleurs, une constante et remarquable progression. Entrée en littérature il y a une vingtaine d’années, et désormais établie à Paris, Pascale Kramer (née en 1961) a développé un univers très particulier, mélange de réalité triviale et d’âpre poésie, où des personnages souvent immatures se débattent maladroitement, incapables de formuler ce qu’ils ressentent. Très curieusement, ils « parlent » bel et bien au fil du récit, mais sans recours à aucun dialogue ni aucun discours indirect. Leurs expressions, leurs postures, leurs gestes, leurs attitudes, leurs réactions suffisent à « raconter » ce qu’ils vivent, un peu comme dans les « romans de l’homme » de Georges Simenon où le plus est suggéré avec le moins. On pense d’ailleurs au Coup-de-vague, mémorable roman de Simenon évoquant également la campagne marine, en lisant L’Adieu au Nord dont le décor, une cressonnière où s’activent quatre hommes plutôt rugueux, compte beaucoup dans l’atmosphère du roman, entre le ciel bas et l’eau liquide.
    Autour de la ferme de Jean, en couple solide avec Annie, se croisent trois hommes (Serge le plus dur, le trouble Sven et Alain qu’agite le désir de sexe et d’amour) et deux très jeunes filles soudées par une sorte de complicité agressive, Patricia la femme-enfant et Luce la sauvageonne qu’on dit « destinée au viol ». Mâles et femelles se reluquent. Une fille battue par son père se donnera peut-être par vengeance avec le même pressentiment d’un gâchis que le jeune homme qui la « saute » une première fois en rut pantelant, peu sûr de l’aimer vraiment et la suivant pourtant lorsqu’elle fuit en Irlande, pour un misérable séjour dont un enfant devrait naître à leur retour – dernière tuile ou rai de bonheur dans le noir couloir ? Et voilà se dit-on : c’est la vie, et peut-être bonne après tout ? Mais les mots hésitent à tout moment, entre les coups affolés de l’homme et les ruses de la mère portant en elle cette nouvelle vie, et l’irrémédiable redouté est-il si sûr ?
    Raconter L’adieu au Nord n’a guère de sens, qui nous touche par immersion sensible et nous hante longtemps après lecture. Tout semble très mal parti pour Alain et Patricia et pourtant la romancière nous les rend aussi proches, en leur fragilité criseuse, que tous les personnages de son théâtre émotionnel, dont le « sentiment de perdition » ne mène pas à la désespérance mais à une requalification sans pathos (et sans mots) de la simple vie.
    Pascale Kramer. L’adieu au nord. Mercure de France, 227p.

  • Un livre par jour

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    Ici je proposerai, un jour après l’autre, une nouvelle idée de lecture ou de relecture.

    En toute subjectivité, j’y présenterai tel ou tel livre qui vient de paraître ou tel autre qu’on m’a fait découvrir, comme souvent cela se passe.

    Pas plus tard qu’hier, ainsi, j’ai commencé de lire un livre que Pierre-Yves Borgeaud, rencontré au festival de Locarno à l’occasion de la présentation de Retour à Gorée, son superbe nouveau film (à découvrir absolument, ces jours, sur les écrans romands), m’avait recommandé chaleureusement : Au dos des images, de Luc Dardenne.

    Passionnant journal d’un des deux frangins cinéastes, tenu entre 2001 et 2005, ce livre contient également les scénarios de deux de leurs films récents : Le fils et L’enfant.

    Voilà ce que j’y ai relevé pour commencer, qui recoupe exactement mon propre sentiment général devant le cinéma d’aujourd’hui : « L’impression que beaucoup de films sont des mises en images et musique d’une mécanique dramatique de plus en plus triviale, platement évidente, sans ombre sinon celle calculée par le concepteur-gestionnaire afin de maintenir en alerte le consommateur ».

    S’il reste intraitable par rapport à cette tendance au « feuilleton universel », Luc Dardenne n’en répond pas moins aux grincheux qui prétendent que plus rien ne se fait dans le cinéma actuel - n’est-ce pas Freddy Buache, et n'est-ce pas Jean-Luc Godard  ?

    « De toute façon tout a déjà été fait et mieux que ce que nous pourrions jamais faire. Ils ont raison, ces anciens et nouveaux cinéastes qui annoncent la mort du cinéma, qui commentent son enterrement. Ils ont raison. Eh bien justement ! C’est parce qu’ils ont raison qu’ils nous poussent à les contredire, à croire, mon frère et moi, que nous pouvons encore filmer, inventer, faire quelque chose de nouveau. La camera oscura n’est pas une chambre mortuaire où veiller le corps du disparu. Objet perdu pour toujours ! Objet que jamais nous ne retrouverons ! On s’en fout ! Ne nous laissons pas prendre par leur mélancolie ! Recrachons la bile noire ! Que les morts enterrent les morts ! Vivre ! Vivre le cinéma qui vient ! A nous d’être à la hauteur »…

    On pourrait dire la même chose de la littérature actuelle, donnée pour morte et enterrée par d’aucuns. Que les morts enterrent les morts ! Vivre ! Vivre la littérature qui vient !

    Livre du jour : Luc Dardenne. Au dos de nos images 1991-2005. Seuil, la Librairie du XXe siècle, 322p.

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  • Le Dantec nouveau

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    Lecture intégrale d’ Artefact. Notes.


    DANTEC Maurice G. Artefact. Machines à écrire 1.0. Albin Michel, 565p.

    Vers le nord du ciel

    - Exergue d’Ernest Hello : « Le monde est un désert où la foule va et vient ».
    - 1. La Tour.
    - Le narrateur dit être né ce matin à 8h46.
    - Mourant et naissant en même temps.
    - Dans un « endroit unique au monde ».
    - Il est « un peu plus qu’un être humain ».
    - D’origine aussi inconnue que ses destinations.
    - Sachant que les Temps viennent.
    - Il sait tout ce qui advient.
    - Est chargé d’une Mission.
    - Le rythme du récit a quelque que chose de la scansion biblique.
    - Il naît dans le hall de la firme juridique.
    - Au centre du centre-monde.
    - Qui n’est autre que le World Trade Center, à 8h.46, au 90e étage.
    - Il naît à sa nouvelle vie au moment où l’avion percute la Tour nord.
    - Le choc et le fracas sont évoqués avec beaucoup de force.
    - Il sait déjà ce qui va se passer.
    - L’événement va déclencher une guerre sans précédent.
    - Il vient du Vaisseau-Mère, auquel sa Mission le lie.
    - Mais il a déjà décidé de vivre sa liberté.
    - Ce qui se passe dans la Tour nord est une « condensation verticale de l’enfer ».
    - S’il a déjà connaissance des faits à venir, il ignore ce que lui-même va faire.
    - Il pressent que la catastrophe va révéler quelque chose.
    - « Je viens de naître au milieu de l’Enfer, je viens de naître au milieu du monde des Hommes ».

    - 2. Celle de l’étage 91.

    - Dans la Tour noir, le plein jour devient ténèbres.
    - On apprend qu’il a observé l’humanité pendant des siècles.
    - Il est Observateur.
    - Et décidé à braver tout déterminisme.
    - Pense que le sacrifice en vaut la peine.
    - Il va s’incarner pour la dernière fois.
    - Constate que l’événement marque le début du XXIe siècle.
    - L’humanité est devenue idolâtre d’elle-même.
    - Et voici qu’il entend une voix de petite fille.
    - Pressent alors qu’il est venu pour cette enfant.
    - La rejoint et la charge sur son dos.
    - Il sait déjà que 1366 personnes auront été bloquées dans le WTC-1.
    - Et se met à descendre. Sait qu’il a eu de temps avant l’effondrement de la tour, après la tour sud.
    - Il entend vaincre les nombres.
    - Et commence alors la descente effrénée.
    - A remarqué que la petite portait une croix huguenote.
    - Observe l’humanité depuis plus de mille ans.
    - « En fait, je suis le futur de votre espèce ». (p.35)
    - Il voit dans la nuit et saura dévaler les étages en mettant à profit certaines facultés extra-terrestres.
    - Il est au 40e étage lorsque la Tour sud s’effondre.

    - 3. Nuit et brouillard
    - Le chaos est bien rendu.
    - « il y a un train géant qui descend des cieux ».
    - Le récit est à la fois statique et très dynamique, limpide et très évocateur.
    - Ils arrivent dans le chaos du parterre, alors que la Tour nord commence de s’effondrer à son tour.

    - 4. Là où les rues portent 3000 noms.
    - Tandis qu’il fuit avec la petite fille, des hommes en costumes sombres quadrillent le parterre. L’un deux le repère. Que fait-il avec cette petite fille ?
    - Il la présente comme la fille du sénateur du Wyoming.
    - Etrangeté et menace bien rendues.
    - Et la Tour nord s’effondre.
    - Il se sauve avec la petite fille, auquel il fait boire le contenu d’une fiasque de whisky relique d’une de ses vies passées, durant la guerre des Boers…

    - 5. Cities on flame with rock’n’roll
    - Ils se retrouvent dans Manhattan.
    - Il l’emporte vers son domicile du sud du Village
    - Fuit le Ground Zero de la société-monde.
    - Plus une société : un champ de bataille.
    - Parvient à sa maison-piège.
    - Aux installations sophistiquées.
    - Où il prépare une salle d’op pour soigner l’enfant.
    - Qui s’appelle Lucy. Ben voyons. Skybridge. Naturally.
    - Il se prépare à un séjour ultérieur au Canada.
    - Il avait d’ailleurs tout prévu, sauf la môme.
    - Revoit la journée sur CNN.

    6. L'observatoire du monde humain
    - Il repasse ses souvenirs depuis la prise de Saint-Jean d’Acre.
    - Considère ses livres. 1003 écrits par lui, et 5000 autres.
    - Il a commencé à écrire en 998.
    - Il est devenu un authentique spécialiste du simulacre humain.
    - Au XXe siècle, il a fait tous les métiers.
    - Il a vécu une petite dizaine d’années dans la maison de New York.
    - L’intendance des Observateurs est assurée par les Truqueurs. Des sortes d’anges gardiens.
    - « L’Amérique est la première civilisation a avoir vécu à la vitesse de la lumière. Elle est probablement la civilisation qui mourra le plus vite ». (p.75)
    - Lui-même est devenu un super-Américain.
    - Les Observateur ne vieillissent pas.
    - Ou presque pas.
    - La petite fille remarque que son sauveteur a une drôle de façon de se dédoubler.
    - Il sait que la mère de la petite a cramé.
    - Elle lui apprend que son père les a abandonnées, sa mère et elle.
    - Un climat étrange, avec quelque chose d’ingénu dans le récit.

    - 7. Me and my black box
    - Il annonce à la petite fille qu’ils vont partir.
    - Elle accepte de le suivre.
    - Lui fait jurer de ne pas s’aventurer hors de la maison pendant qu’il prépare le voyage.
    - On ne sait pas qui est réellement la petite.
    - Il évoque sa bibliothèque et les morts de Ground Zero
    - 8. Un peu au nord du désastre.
    - Les Truqueurs lui bricolent une nouvelle identité.
    - Qui lui permettra de passer la frontière.
    - Se retrouve dans les Appalaches.
    - Sur la route (on the Road) il sent l’onde du bonheur le traverser.
    - Ils arrivent dans la petite maison dans la prairie, yes sir.
    - Tous deux sont sortis de l’humanité, mais l’humanité est entrée en eux dans le même temps.
    - Il a vécu mille ans et de nombreuses vies, dont quelques mariages, mais jamais il n’a procréé.
    - Les Observateurs n’en ont pas la permission.
    - En cas de transgression, les Contrôleurs sévissent.
    - N’empêche, il pense maintenant « famille ».
    - Beau début d’un récit étrangement épuré, nouveau départ après Grande Jonction, instaurant un rapport très singulier avec le temps et la fiction… (A suivre)

  • Peindre l'eau du désert

     

    1c572093d0f0c36c4faa55da2811bda3.jpgNotes pratiques

    Ce qu’il faut évidemment, pour peindre l’eau du désert, c’est apprendre à en voir chaque goutte de sable et ensuite les mettre ensemble sur la toile, ça c’est le conseil de papa : il faut. « Le matin, quand on est abeille, pas d’histoire, faut aller travailler », notait pour sa part l’oncle Michaux.
    Donc j’essaie depuis deux jours de peindre du sable et de l’eau et le grain du ciel d’un bord de grève où deux enfants jouent. J’en avais tiré une espèce de petit poème de rien du tout en trois minutes, le Number One de mes Œuvres poétiques complètes, qui en comptent sept à ce jour.
    Voici le poème en question :


    Petites filles à la mer
    Dans les herbes hautes, on voit leurs chapeaux
    de paille claire, avec des rubans ;
    elles se dandinent un peu
    sur la dune molle ;
    on les sent légères :
    il s’en faut de peu qu’elles ne décollent
    de l’arête soufflée par le vent ;
    puis elles disparaissent un instant,
    puis on les revoit, plus menues –
    entre-temps elles ont pressé le pas ;
    tout en bas la mer brasse et remue
    son pédiluve à grand fracas ;
    mais elles connaissent,
    ça ne les impressionne pas :
    elles y vont tout droit, juste pour voir,
    si c’est si froid qu’on dit ;
    elles sont jolies,
    dans la lumière belle ;
    il n’y a qu’elles
    sur le sable gris.


    Cela pour le sentiment. Mais peindre la chose est une autre affaire, j’entends : peindre le sable et la lumière du sable, peindre le détail des choses sans s’y arrêter, peindre la couleur de chaque grain de lumière et que tout ça bouge ensemble et chante la moindre, peindre avec cette petite notation des carnets de Bonnard en point de mire : « Que le sentiment intérieur de la beauté se rencontre avec la nature, c’est ça le point ». Monsieur Bonnard qui écrit en 1946 au milieu de l’Europe en ruine: «Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture ». Ou ceci : « Celui qui chante n’est pas toujours heureux », qui me rappelle le chapitre de Tzvetan Todorov consacré à Rilke, mal fichu à vie, recevant de Rodin le premier conseil: de ne faire que travailler, et le second conseil de Cézanne ensuite : de travailler sans discontinuer.
    Les carnets de Monsieur Bonnard, c’est du matin au soir et tous les jours, guerre ou pas guerre. D’ailleurs en 1945, voilà ce qu’il trouve à peindre au lieu d’un hymne à la Paix ou à la Liberté : des baigneurs au soleil couchant. Le sable du premier plan est jaune chiné de vert céladon et de rose pompon avec plein de blanc comme le décrit scientifiquement le bon Théodore Monod du Musée de l’Homme de retour du désert. La mer est faite de cent bleus et de cent verts friselés d’écume, et le ciel au-dessus est une fusion de mauves orangés sur fond d’ocre sable comme si le ciel était un peu le reflet suspendu du sable du rivage. Et là au milieu fulgurent une douzaine de taches d’or orangé humain visiblement insouciantes des séquelles de la guerre. Et Monsieur Bonnard de noter sur son carnet, mais c’était en 1939 : « A l’instant où l’on dit qu’on est heureux, on ne l’est plus ».
    C’est le relatif de l’absolu que Rilke a bien connu. Monsieur Bonnard note encore : « Mallarmé / La recherche de l’absolu ». Et lui aussi est de l’aventure, Monsieur Bonnard, malgré son air placide, vaguement égaré, l’air aux abonnés absents mais pas du tout : abeille pointeuse dès le matin.
    Tout le reste il n’y a que la peinture qui le dit. La pensée de la peinture ne se pense qu’en regardant ce qui n'a été pensé que par la peinture, disait à peu près Merleau-Ponty à propos de Cézanne. Et ça continue.
    A la fenêtre de ce matin le noir est une couleur et nous sommes, salut Kerouac de notre jeunesse éternelle, on the road again. Encore une journée divine, disait la Winnie du vieux Sam, et même si ça ne se voit pas à l'instant ça y est presque. Sur son nuancier Monsieur Bonnard détaillait tel jour froid de beau temps comme il s'en prépare un rude à l'instant: Violet dans les gris. /Vermillon dans les ombres orangées, sauf qu'ici dans la neige ce sera plutôt du mauve dans les blancs crayeux et du bleu d'eau de fonte dans la terre d'ombre... 

    W.Turner, aquarelle.

  • Nothomb nippon bis

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    Ni d’Eve ni d’Adam, le nouveau récit d’Amélie Nothomb, pourrait être dit la face claire de Stupeur et tremblements. De fait, il y est question, à la même époque où la jeune femme revint au Japon de son enfance pour s’y casser les dents sur l’Entreprise japonaise, d’une idylle qu’elle vécut avec un jeune Rinri, auquel elle entreprit d’enseigner notre langue.

    « Le moyen le plus efficace d’apprendre le japonais me parut d’enseigner le français » est d’ailleurs l’incipit de cet assez épatant récit autobiographique promis, n’en doutons pas, au même succès que celui de Stupeur et tremblements. Le ton en est en effet d’une vivacité renouvelée, les observations sur le Japon et les Japonais sont à la fois pertinentes et souvent drôles, et puis cette histoire d’amour entre deux jeunes gens et deux cultures est d’une fraîcheur cocasse, tendre et vaguement sardonique, où apparaît une nouvelle facette « privée » de cette chère Amélie qui aime volontiers mais sans se laisser prendre au piège du sentimentalisme peu japonais (croit-on) du jeune Rinri pleurant depuis sa tendre enfance de mal s’adapter à la compétition militaire de ses parents et collatéraux, impatient en outre d’épouser l’intelligente Belge. Dans la foulée, nous rencontrons les aïeux dudit Rinri, vieillards dont la loufoquerie infantile semble caractéristique du retour du refoulé chez les tout vieux Nippons. Tout cela pourrait n’être qu’un sémillant jabotage, et pourtant il y a toujours de la bonne substance à recueillir dans les livres d’Amélie Nothomb, même s’ils nous laissent presque à tout coup sur une petite faim à compenser au sushi voisin.

     

    Le livre du jour : Amélie Nothomb, Ni d’Eve ni d’Adam. Albin Michel, 244p.