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  • Sur les infréquentables

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    Réponse à Juan Asensio.
    Un écrivain peut-il tout dire ? Et faut-il défendre à tout prix celui qui pratique l’invective ? Est-ce parce qu’un penseur ou un romancier est rejeté par l’opinion publique ou médiatique qu’il mérite notre attention ou notre respect ? Les plus grands talents, les plus originaux, les plus hardis sont-ils forcément les moins fréquentables de l’heure ? Enfin y a-t-il seulement un dénominateur commun entre ceux qu’on dit infréquentables ?
    medium_Rebatet.2.JPGJe me pose ces questions depuis une trentaine d’années, après avoir bravé, à vingt-cinq ans, ce qui était alors l’Interdit par excellence en matière de critique littéraire, consistant à rendre visite à Lucien Rebatet, auteur des Décombres, l’un des pamphlets antisémites les plus débridés de l’immédiat avant-guerre. Je précise aussitôt que l’écrivain que j’allais alors interroger n’était pas l’auteur des Décombres mais celui des Deux étendards, magnifique roman d’apprentissage que Rebatet, condamné à mort pour faits de collaboration, écrivit en partie les chaînes aux pieds, et dans lequel on ne trouve pas trace d’idéologie fasciste. C’est cependant par provocation autant que par intérêt que je m’étais rendu chez Rebatet sans partager du tout les positions d’extrême-droite qu’il continuait de défendre dans le journal Rivarol, comme j’ai rendu visite à Robert Poulet dont j’admirais l’intelligence critique. Durant un bref passage au sein des Jeunesses progressistes lausannoises, entre 1967 et 1968, j’avais été choqué de me voir reprocher la lecture de certains auteurs, à commencer par Charles-Albert Cingria dont j’étais fou de l’écriture, auquel il était reproché d’avoir été maurrassien en sa vingtaine à lui. Je n’avais alors aucun penchant pour Maurras, pas plus que pour aucun idéologue raciste ou fasciste, j’étais déjà une espèce d’humaniste paléochrétien revenu du protestantisme sans adhérer vraiment au papisme ; à vrai dire, ce que j’aimais chez Cingria était sa façon de chanter le monde dans une phrase qui chantait. J’aimais Cingria comme j’aimais Bach ou Cézanne. Des idées de Cingria je me foutais complètement, à cela près que les idées de Cingria chantaient elles aussi dans une sorte de psaume de l’esprit et des sens qui fusait certes d’un profond catholicisme, mais qui rayonnait bien au-delà de la seule doctrine. Pendant quelques années, j’ai cependant accordé certaine attention à celle-ci. Par réaction contre le conformisme de plus en plus répandu de ce qui annonçait le politiquement correct, par anticommunisme aussi, je me situais plutôt à droite dans mes adhésions et mes articles, sauf dans mes jugements littéraires. Ainsi me sentais-je aussi à l’aise en compagnie de Pierre Gripari, qui se disait lui fasciste à tout crin (mais je n’ai pas encore compris de quel parti), antisioniste et antichrétien, qu’avec Georges Haldas ci-devant compagnon de route des communistes et d’un christianisme de plus en plus ardent. Ce que j’aimais dans leurs livres n’avait rien à voir avec leurs positions idéologiques respectives. De la même façon, j’ai et continue d’avoir autant de plaisir à lire et relire Le traitmedium_Witkacy.2.jpgé du style d’Aragon, Les mots de Sartre ou Matinales de Jacques Chardonne, Nord de Céline. Qui plus est: je vote aujourd'hui plutôt à gauche, quand je ne l'oublie pas. Sacré progrès...
    En matière d’idées, j’avais trouvé à vingt-cinq ans, dans les romans fourre-tout de Stanislaw Ignacy Witkiewicz la critique la plus dévastatrice qui me semblât, des totalitarismes, mais aussi et surtout la vision prémonitoire de la fuite vertigineuse dans le bonheur généralisé de nos sociétés de consommation, mais qui eût pu dire de quel bord était Witkiewicz ? Les années passant, et découvrant quels énormes préjugés, quel refus de penser, quels blocages dissimulaient les plus souvent, chez mes amis de gauche ou de droite, leurs certitudes idéologiques, je me suis éloigné de plus en plus de celles-ci en même temps que j’approfondissais une expérience de la littérature, par l’écriture autant que par la lecture, dont la porosité allait devenir le critère essentiel, que l’œuvre de Shakespeare illustre à mes yeux en idéal océanique. Or Shakespeare est-il de gauche ou de droite ? L’océan est-il fréquentable ou infréquentable ?
    medium_Proust2.2.jpgJe lis Proust sans discontinuer depuis des années, et je relis ces jours Dostoïevski, je lis et relis Balzac, je lis et relis Montaigne et Pascal, j’aimerais bien lire une bonne fois La montagne magique de Thomas Mann et L’homme sans qualités de Musil, que je n’ai jamais lus en entier, comme j’aimerais lire tout Shakespeare et l’annoter pièce par pièce, et plus je vais et plus je constate que, dans cet océan, tout est à sa place. Je lis tous les jours des tas de livres, dont j’aime à replacer chacun. Chacun est comme une bribe de l’immense conversation qui se poursuit jour et nuit à travers ce texte dont les livres ne reproduisent qu’un fragment, et qui me semble le contraire de l’universel bavardage pour autant que CELA converge, à savoir : que CELA monte.
    Hors de CELA, que je dirais la poésie du monde, point de salut à mes yeux. Toute parole séparatrice, tout verbe coupé de sa source, de son rythme et de sa couleur, de son grain de voix et de son âme, je renonce à les fréquenter comme je renonce à la laideur et à la vacuité, à la platitude et à la mesquinerie - à toute délectation morose.
    Plus je vais et plus la littérature me semble le lieu de la relation et non de la séparation, de la continuité et non de la rupture, de la fécondité et non du repli sur soi. Je comprends qu’on la trouve aujourd’hui menacée et vilipendée, mais je vois aussi qu’on la comprend mal. J’essaie de comprendre ce que dit Juan Asensio dans L’infréquentable est le révolutionnaire le plus abouti, et je vois que des notions séparatrices, pour ne pas dire sectaires, contredisent absolument une exigence de liberté qui accorde ou dénie la qualité en fonction de jugements restreignant précisément ladite liberté. Ainsi célèbre-t-on le style, en référence au « grammairien par excellence » que serait Dieu, pour mieux rejeter un Julien Gracq ou un Francis Ponge, stylistes manquant en somme à la foi si je comprends bien, moi qui trouve pourtant chez Ponge et Gracq bien plus de pages vivantes et vibrantes que chez un Renaud Camus, dont la seul qualité est probablement de penser un peu, parfois, à contre-courant - sans style aucun hélas, à mon goût tout au moins.

    Mais penser mal est-il, au fait, une qualité suffisante à faire un écrivain ? Juan Asensio s’interroge sur ce qui fait le propre d’un infréquentable, sans parvenir vraiment à se convaincre de ses approximations successives, et c’est tant mieux. On ne voit pas bien ce qu’est « le révolutionnaire le plus abouti », pas plus que ce qui distingue celui qui assume ses positions (de droite évidemment) ou sa foi (catholique résolument) équivaut à un brevet d’infréquentabilité, ni moins encore la qualité de « logocrate » chère à George Steiner, qui ne connaît aucune frontière idéologique. Est-ce l’ « échec social des antimodernes » qui les valorise alors ? Quelle dérision ce serait, que de considérer qu’une réussite sociale fasse ainsi illusion. D’un glissement l’autre, Juan Asensio finit donc par établir que l’infréquentable serait « d’abord et avant tout un homme libre », ou bien encore « celui qui dérange les Assis », à moins que, der des ders, l’infréquentable ne soit « qu’une notion sans consistance autre que celle que veulent à tout prix lui donner les censeurs, un non-lieu où sont prudemment relégués celles et ceux qui ont osé et osent affronter les minables catégories érigées par la bouche anonyme de « l’universel reportage ».
    Il y a du vrai dans tout cela, mais beaucoup de rhétorique aussi, à base d’idéologie. La littérature excède ces limites. Or il est intéressant, à lire attentivement les textes (très inégaux eux-mêmes) réunis sous le fronton de ces Ecrivains infréquentables, combien se mêlent les goûts et les idées, les partis pris et les conclusions hâtives, la liberté de jugement et les âneries à œillères. La vraie critique littéraire demande de l’humilité et de la précision, de l’amour et des citations. On en trouve heureusement, par exemple dans le texte de Sarah Vajda consacré à Corneille, ou dans les introductions à Dominique de Roux, Léautaud ou Nicolas Gomez Davila, entre autres. Mais ce que je préfère dans cette revue, c’est que l’oreille de la liberté pointe bel et bien un peu partout, avec des éclats de littérature. Une ou deux lettres de Dominique de Roux et c’est parti. Ensuite, infréquentables ou pas, reste à voir sur pièces. Car cela seul est intéressant : le détail et non la catégorie. Le détail, pour aller voir ailleurs, c’est In memoriam de Paul Léautaud, notes griffonnées au chevet du père agonisant, c’est relire Corneille et s’en amuser en se foutant des nouvelles conventions le classant républicain pro-Bush. C’est lire Gombrowicz dans son Journal et le Gombrowicz de Dominique de Roux, c’est relire Bernanos qui est au purgatoire plus qu’au placard des infréquentables, c’est lire Post Mortem ou Ma confession de Caraco, c’est lire Ponge et Michaux aussi volontiers que Suarès ou Darien, c’est lire Giorgio Agamben qui lit Carl Schmitt qui lit Dostoïevski ou Bloy, c’est lire Bloy contre Zola et Jules Renard contre Bloy.
    Vous avez raison finalement, Juan Asensio : les infréquentables ne le sont que par délation médiocre. Nul écrivain de qualité, nul penseur de valeur n’est infréquentable. Mais les médiocres se fréquentent, et ça fait du monde place de Grève…

  • Léautaud à vue de chien

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    Le point de vue de Fellow. Et la (superbe) réponse d'Ygor Yanka.
    Je m’étonne au plus haut point, à vrai dire, que nos amis les hommes puissent classer un être de la qualité de Monsieur Léautaud au nombre des infréquentables. En tant que simple chien, et chien lecteur qui plus est, ce qui légitime doublement mon témoignage, je tiens à rappeler ce qu’un jour, inspiré par une sensibilité que ne partagent pas tous les gens d’Eglise, l’abbé M. n’hésita pas à dire à notre place : à savoir que, le jour où Monsieur Léautaud se présenterait à la porte du Paradis, où l’on verrait le prudent saint Pierre hésiter, peut-être même renauder à l’idée de recevoir ce qui semblait un bien mauvais coucheur, un tel concert d’acclamations de tous les chiens et les chats qu’il avait sauvés sur terre de la faim, de l’abandon ou des mauvais traitements, s’élèverait, qui ferait alors le Seigneur lui-même se déranger pour l’y accueillir.
    Je sais bien que c’est une façon de parler, car Monsieur Léautaud n’avait guère de penchant mystique ou religieux. Le vague, le faux mystère et les simagrées lui faisaient horreur, et le seul mot d’ « âme » lui tirait des ricanements à la Voltaire ponctués de véhéments coups de canne. Pourtant il restait en lui cette zone hypersensible de l’éternel enfant abandonné, nostalgique à jamais de la moindre tendresse maternelle, et le cœur bronzé par la dureté de son père, auquel le spectacle de la cruauté frappant tout innocent, et l’animal le premier qui ne peut se défendre, était intolérable.
    Monsieur Léautaud préférait la compagnie des animaux aux hommes, mais c’était pour être plus tranquillement seul. Monsieur Léautaud n’était pas pour autant le misanthrope affreux et sale qu’on a dit parfois : c’était un homme au contraire d’une rare élégance, sinon de tournure vestimentaire (encore avait-il une façon unique de porter ses nippes) au moins d’esprit et de langage. Ainsi avait-il la vulgarité de parole en horreur, alors qu’un beau vers mélancolique de Verlaine ou de Jammes suffisait à lui arracher des larmes.
    Monsieur Léautaud ne supportait ni les faisans ni les tartuffes, et le sentimentalisme étalé lui faisait horreur, autant dire qu'il eût trouvé de quoi vitupérer par les temps qui courent, mais ce n’était pas moins une âme sensible, je dis bien une âme, et sensible aussi bien…

    JLK, Portrait de Fellow, 5 décembre 2006.

    Cette note de Fellow a été suscitée par la présence de Paul Léautaud dans le choix d'Ecrivains infréquentables sélectionnés et présentés par Juan Asensio dans la revue de Joseph Vebret, La Presse littéraire. L'article consacré à Léautaud, excellent au demeurant, est signé Ygor Yanka. Celui-ci a fait, à notre ami Fellow, une réponse magnifique, dans un texte encore meilleur que celui de la revue. A découvrir  sur le blog d'Ygor: http://opusxvii.hautetfort.com/

  • Gripari caviardé

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    J’ai censuré l’infréquentable...
    La récente livraison de La Presse littéraire consacrée, hors série, aux Ecrivains infréquentables, comporte diverses lacunes déjà signalées dont la présence de Pierre Gripari n’est pas des moindres. Celui que nous appelions Gripotard, du nom d’un de ses personnages, n’était pas, en effet, qu’un jovial conteur pour les enfants, dont les Contes de la rue Broca, La sorcière de la rue Mouffetard ou Le prince Pipo et la princesse Popi ont enchanté nos mômes: c’était aussi un écrivain puissant et original, quoique assez inégal dans ses réussites romanesques, et, au naturel, une espèce de franciscain rigolard en sandales que ses idées politiques et religieuses, autant que sa dégaine de pauvre, avaient mis au ban de la société littéraire. Si les éditeurs en vue ne crachaient pas sur le succès de ses livres pour enfants, il a fallu un Dimitrijevic, à L’Age d’Homme, pour accueillir « tout » Gripari, et vraiment « tout », sans aucune réserve.
    Pierre Gripari, après un séjour juvénile chez les staliniens, avait rejeté le communisme après avoir rejeté l’horrible démocratie bourgeoise, pour se retrouver dans une sorte de fascisme « platonique » qui empruntait à la défense mussolinienne de la classe moyenne et des artisans. Il y avait en lui du « révolutionnaire de droite », si cette expression peut avoir un sens, qui rejetait également toute foi religieuse. Une lecture sérieuse de la Bible, quoique très « fondamentaliste » à contresens, ou disons purement «rationaliste», lui faisait trouver dans l’Ancien Testament le germe du nazisme, qu’il rejetait également, et l’origine aussi, dans le Nouveau testament, de l’humanitarisme contemporain, qui lui était odieux.
    Or désirant, au mitan des années 70, présenter son œuvre dans un hebdomadaire suisse romand, et trop fauché moi aussi à ce moment-là pour faire le voyage de Paris, je soumis par écrit un lot de questions à notre ami, qui leur répondit avec la minutie consciencieuse et la liberté de ton qui étaient siennes.
    Je fus plutôt satisfait, sauf de deux expressions qui, décidément, coinceraient auprès de la rédaction de Construire, « hebdomadaire du capital à but social », dirigé alors par une femme admirable du nom de Charlotte Hug qui ne saurait, je le savais, admettre de telles formules, ne fût-ce que par respect de ses 600.000 lectrices et lecteurs de tendance massivement démo-chrétienne…
    Mais quoi donc qui coinçait en l'occurrence? Cela que Pierre Gripari taxait le Dieu de l’Ancien Testament d’« ordure nazie » et son fils unique Iéshouah de «salope sentimentale», ce qui faisait beaucoup à la fois pour de braves gens.
    Or je fis, à Gripari, la proposition de couper lui-même ces termes, sans remettre en cause le reste de ses propos, assez gratinés déjà. Mais rien n’y fit, et je coupai donc d’autorité. L’infréquentable me trouva faible : je lui répondis qu’il attigeait. L’entretien parut du moins, dont il me remercia. Comme nous n’étions riche ni l’un ni l’autre, je lui proposai de partager le pactole de 600 francs suisses que la chose me rapporta. Gripari l’accepta et m’en sut gré malgré ma censure. Pour ma part, je suis rétrospectivement content de lui avoir rendu ce service. S'il en avait connu les tristes péripéties, sa mort absurde l’aurait conforté dans l’idée que ce monde l’est absolument, autre point sur lequel nous divergions décidément, mais c’est une autre histoire…

  • Lire n’est pas obligatoire mais ça peut aider

    Est-il obligatoire de lire les livres dont on parle? Et faut-il les lire entièrement «soi-même» pour en dire quelque chose? N'y aurait-il pas une méthode qui permette de parler d'un livre qu'on n'a pas ouvert? Autant de questions que Pierre Bayard aborde dans un livre dont le titre provocateur annonce un discours critique et cynique à la fois: Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?

    Prenant le contre-pied d'un certain terrorisme, ou d'un conformisme certain, qui frappent de honte celui qui n'aurait pas lu tel ou tel livre «qu'il faut avoir lu» ou «dont on parle», Pierre Bayard s'affaire à détendre l'atmosphère, si l'on peut dire, en commençant par rappeler la boutade d'Oscar Wilde, grand lecteur devant l'Eternel: «Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique, on se laisse tellement influencer»…

    Blague à part, Pierre Bayard brocarde avec raison la convention souvent hypocrite qui voudrait qu'une honnête femme ou qu'un honnête homme du XXIe siècle ait forcément lu Proust et tout Proust, tout Joyce et les 633 pages tassées du Nom de la rose d'Umberto Eco ou les 903 pages non moins compactes des Bienveillantes de Jonathan Littell. Nul doute que beaucoup de ceux qui en parlent n'ont pas vraiment lu ces deux «musts» de la littérature contemporaine. Par ailleurs, beaucoup de ceux qui causent de tel «classique» incontournable (de Don Quichotte aux Essais de Montaigne) à ou, à l'opposé, de tel ou tel best-seller mondial (de Love story au Da Vinci Code) ne les ont peut-être lus qu'en partie, et peut-être ce qu'ils en disent se réduit-il à des on-dit…

    Oscar Wilde, lui encore, remarque aussi que «pour apprécier la qualité et le cru d'un vin, point n'est besoin de boire tout le tonneau». Et d'ajouter qu'«il est facile de se rendre compte, en une demi-heure, si un livre vaut quelque chose ou non. Six minutes suffisent même à quelqu'un qui a l'instinct de la forme. Pourquoi patauger dans un lourd volume?» Or ce que Wilde dit avec malice, ce n'est pas du tout que la lecture est inutile, mais que la qualité d'un livre ou d'une lecture est plus importante que la performance quantitative du lecteur. Que certains livres ne méritent même pas les six minutes d'un premier aperçu. Que d'autres nous donnent plus par lampées fines qu'à pleine barrique. Que mal lire un livre en entier ne vaut pas mieux qu'en lire bien quelques pages. Mais cela signifie-t-il pour autant que lire ou ne pas lire revient au même? Nullement, en tout cas dans l'esprit de l'humoriste anglais.

    Or il en va tout autrement dans le propos de Pierre Bayard, qui se livre bonnement à une apologie de la non-lecture en multipliant les arguments démagogiques visant à rassurer paresseux et papoteurs. Pour Bayard, ce qui importe n'est pas tant de lire un livre que de savoir le situer plus ou moins. Lui-même affirme qu'il ne lira jamais l'Ulysse de Joyce, se contentant de seriner à ses étudiants que «ça» se passe à Dublin et que c'est une sorte de remake de L'Odyssée d'Homère. Et d'expliquer (assez mal au demeurant) comment s'y prendre, devant la personne qu'on aimerait séduire, prof à l'examen ou petit(e) ami(e) pour lui faire croire qu'on a lu tel ou tel bouquin…

    Et le plaisir, là-dedans? L'enrichissement personnel que suppose toute vraie lecture? Les merveilleux voyages imaginaires? La symphonie des mots? La lecture n'est-elle qu'un moyen de briller en société ou une approche du monde et des autres qui aide à se connaître soi-même et à vivre?

    Pierre Bayard. Comment parler des livres que l'on n'a pas lus? Minuit, 162 p.

    Cette chronique a paru dans l’édition de 24heures du 1er mars 2007

  • Mesure de Léautaud

    A propos du Petit ami et d'In Memoriam

    Aujourd’hui c’est la prose de Paul Léautaud, dont je viens de relire Le petit ami et le bouleversant In memoriam, qui me semble le mieux rendre la vérité de Paris et de cette France douce et dure à la fois, populaire et voltairienne, où l’apparence d’un clochard peut cacher un dandy raffiné. On l’a dit misanthrope et cynique, mais les mots qui lui viennent au fil de la plume, tandis que son père agonise, ne sont pas d’un coeur sec, il s’en faut de tellement de douleur contenue, mais d’un vieil enfant qui en salue un autre dont le visage fait de si drôles de grimaces, et voilà, la vie s’en va, il n’y a pas eu tant d’amour entre nous mais c’est comme ça, on n’en dira pas plus, ni moins, puisque c’est comme ça.


    Je lis Le petit ami et cela ne fait pas un pli: je vois notre belle langue française couler de source. C’est la parfaite mesure de l’expression claire et fluide, où le ton le plus naturel module tous les sentiments sans trace de pathos. D’une émotion parfaitement filtrée, c’est un petit livre tout en grâce, mais au fond grave en dépit du côté volage de ses tournures. Son seul défaut, encore que je prenne cela comme un charme supplémentaire, est peut-être ce zeste de préciosité à l’anglaise, ou à l’italienne - disons plutôt à la Stendhal, qui guinde ici et là le naturel. Mais Léautaud avait alors 30 ans et ça lui a passé par la suite.

    Dans le Journal particulier, qui est justement d’un homme plus avancé en âge, les mêmes qualités de précision sèche et de netteté s’appliquent au domaine érotique, où le moins qu’on puise dire est que le drôle ne fait pas dans le vaporeux. Ainsi le voit-on trousser debout sa grasse maîtresse dite le Fléau, ou culbuter la dévouée Marie Dormoy, sa secrétaire, sur les piles de manuscrits du Mercure de France. C’est d’une crudité totale, et pas vraiment ragoûtant, mais le souci de noter ce qui est, tel que c’est, me plaît à vrai dire mieux que les fioritures convenues en la matière.

    Reste que la mesure de Léautaud est étroite, qui ne connaît ni l’Italie ni la Grèce, ni le baroque allemand non plus que Rembrandt ou Goya, ni les grands écrivains russes ou américains, ni le jazz, ni le cinéma, ni la poésie chinoise, ni les traditions mystiques sous aucune forme - tout cela dont Cingria fait l'inventaire avec malice et raison.



  • Voyage au bout de Céline

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    Le Dictionnaire Céline de Philippe Alméras

    Si l'œuvre de Louis-Ferdinand Céline figure désormais dans la Bibliothèque de la Pléiade, où ses pamphlets scandaleux seront également réédités, l'écrivain reste un maudit de la littérature contemporaine, à juste titre. Loin de disculper l'antisémite et le collabo, l'auteur du Dictionnaire Céline fournit toutes les pièces nécessaires à un jugement en connaissance de cause.
    Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, qui rata de peu le Goncourt en 1938, et le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, pour mieux rejeter l'ignoble pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie. Cette position dualiste se compliqua nettement à l'égard des livres parus après la guerre, où la malédiction frappant l'ex-collabo revenu de sa fuite et de sa captivité au Danemark, n'empêcha pas l'écrivain de composer des ouvrages aussi importants sinon plus que le Voyage, chroniques d'une déglingue apocalyptique et chefsd'œuvre de prose tels D'un château l'autre, Nord, Féerie pour une autre fois ou
    Guignol's band.
    Alors même que l'écrivain, rescapé d'une exécution probable (un Brasillach n'y coupa pas, qui fut moins violent que lui et bien plus digne humainement parlant), s' ingéniait à réécrire son histoire avec autant de mauvaise foi que de rouerie inventive, les céliniens en nombre croissant se voyaient soupçonnés d'antisémitisme larvé s' ils ne se dédouanaient pas en invoquant le « délire » ou la « folie » de l'intempestif, comme s'y employait sa veuve Lucette Almanzor, accréditant elle-même la thèse de la folie de son cher Louis et bloquant la réédition des pamphlets.
    Or, au fil des années, la publication de divers documents plus ou moins révélateurs ou accablants auront contribué à dévoiler le personnage dans sa complexité tordue, dont la créativité est inséparable de la paranoïa, la verve souvent nourrie par l'abjection, la lucidité aiguisée par une angoisse pascalienne ou une plus triviale trouille de couard. Oui, ce merveilleux orfèvre de la langue était à la fois un sale type (mais certes pas que cela), un ingrat mordant la main qui le nourrissait, un rapiat obsédé par son or, un délateur et un faux jeton en amitié, notamment. On peut certes, alors, choisir de ne pas le lire en se fondant sur ces jugements moraux, mais le lisant il faut tout lire de lui, n'était-ce que pour saisir d'où il vient et où il va.

    medium_Celine4.jpgC'est du moins le parti de Philippe Alméras qui, travaillant sur Céline depuis quarante ans, comme un Henri Godard (responsable de l'édition en Pléiade) estime que Céline et son œuvre sont indivisibles et doivent être pris pour tels sans souci constant de les excuser ou de s' excuser d'y prendre de l'intérêt. Loin de s' en laisser conter par Céline, Alméras, auteur de la seule biographie de Céline non autorisée (Céline entre haines et passion, Laffont 1994) est d'autant plus crédible qu' il récuse autant la fascination mimétique des uns (très fréquente avec cet auteur, comme avec un Thomas Bernhard) que l'inquisition réductrice des autres.
    Comme un labyrinthe
    Le bon usage de ce Dictionnaire Céline, précisons-le d'emblée, suppose une certaine connaissance préalable de l'œuvre et du parcours de l'écrivain, auxquels chaque article se rattache comme la digression d'un immense roman fourmillant de personnamedium_Celine_kuffer_v1_.jpgges historiques ou imaginés par l'écrivain.
    A la lettre A, par exemple, sont traités notamment Abetz (célèbre ambassadeur allemand à Paris chargé des relations avec les écrivains), Afrique (le périple de 1916 qui le dégoûte du vin et l'accroche à l'écriture), A l'agité du bocal (son règlement de comptes légendaire avec Sartre), Allemagne (« pays maudit funeste »… en 1948), Amour (« c'est l'infini à la portée des caniches », Animaux (qu' il aura préféré à la plupart des humains), Arletty (sa chère amie), Arrestation (un récit héroïque mais démenti par Alméras), Audiard (qui rêvait d'adapter le Voyage avec Belmondo en Bardamu), Avocats (« rigolos au salon, sinistres à l'aube, inutiles à l'audience »), etc.
    Ainsi se déploie une sorte de tapisserie-palimpseste aux multiples fils et ramifications, relevant à la fois de la chronique individuelle et du tableau d'époque.
    Que de la musique ...
    Au fil d'un prodigieux travail de recoupement, assorti de commentaires toujours vivants, souvent piquants, combinant témoignages et compilations, extraits de lettres ou coupures de presse, éléments de reportages ou extraits d'études, citations innombrables donnant au livre sa palpitation, Philippe Alméras nous propose à la fois une cartographie de l'univers célinien et un jeu de piste sur les traces du Dr Destouches (dont toutes les adresses sont répertoriées !), une analyse éclatée de l'œuvre, un « Who's who » de l'Occupation et de l'Epuration, un portrait en mouvement de l'homme en prise avec son époque et ses semblables. Y voisinent en outre un aperçu passionnant de l'accueil critique réservé à un auteur jouant toujours les victimes et dénigrant tout autre que lui ou presque, une exploration du laboratoire de l'écrivain au travail, un aperçu du méli-mélo de ses jugements balancés à tout-va et de ses positions plus ancrées de Celte, d'hygiéniste, de païen conchiant la décadence, de prophète vitupérant la religion, de dynamiteur du langage obsédé par la palpite du verbe réduit à sa seule musique: « Vous me prenez pour une femme ? Avec des opinions ? Je n'ai pas d'opinions. L'eau n'a pas d'opinions »…
    Philippe Alméras. Dictionnaire C éline. Plon, 879 pp.


    medium_Celine5.2.jpgAbécédaire célinien

    AU-DELÀ « Je ne voudrais pas te désobliger mais je t' avoue ne point donner de pensées aux problèmes d'au-delà. L'humanité que j'ai soufferte et que je souffre me dégoûte trop, je l'ai trop en haine pour lui désirer autre chose que des asticots et éternellement. » (Au Dr Camus, 7 juin 1948)
    ARYEN « Quel est l'animal, je vous demande, de nos jours, plus sot ? plus épais qu'un Aryen ?»
    CHINOIS « Quand les Chinois vont venir, ils vont être bien étonnés de voir ces êtres partout à la fois en meme temps, à l'hôpital, au bordel, sur les Alpes, au fond de la mer et sur les nuages. » (A Roger Nimier)
    ÉCRIRE « Je trouve d'abord la posture grotesque — ce type accroupi comme un chiot. Quelle stupidité ! Ignoble. Je ne m'en excepte pas. Loin de se presser le ciboulot, d'en faire sortir ses « chères pensées »! Quelle vanité !»
    JUIFS « Les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides loupés, tiraillés, qui doivent disparaître. »
    (L'Ecole des cadavres)
    MEIN KAMPF « Aucune gêne à vous avouer que je n'ai jamais lu Mein Kampf ! Tout ce que pensent ou racontent ou écrivent les Allemands m'assomme. » (A Milton Hindus, en 1947) Mais Philippe Alméras précise: « S'agissant de celui qui avait tenté d'établir le Reich millénaire et avec lequel il avait tant de points communs et quelques convictions, Céline a parcouru toute la gamme des positions possibles. Il est passé de la révérence au suprême mépris. »
    RACE «La race, ce que t' appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français. » (Voyage au bout de la nuit)
    RAMUZ « Que lira-t-on en l'an 2000 ? Plus guère que Barbusse, Paul Morand, Ramuz et moi-même il me semble. » (Lettre au Magot solitaire, 1949)
    SEXE « L'intromission d'un bout de barbaque dans un pertuis de barbaque, j'ai jamais vu là que du grotesque — et cette gymnastique d'amour, cette minuscule épilepsie. Quels flaflas !» (A Albert Paraz, 1951)
    VIEILLIR « Il faut vieillir tôt ou mourir jeune. »