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  • Que la lecture est irremplaçable

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    A propos de Perla de Frédéric Brun et de Fracas de Pascale Kramer.
    Je viens de lire ce matin gris un petit livre en une heure, le premier d’un auteur du nom de Frédéric Brun, paru sous le titre de Perla, et, resongeant aux arguties de Pierre Bayard sur la non-lecture, je me dis que malgré tout rien ne vaut la lecture et complète, d’un livre, et que parler de celui-ci sans l’avoir lu serait une absurdité. Je me faisais la même réflexion hier à propos d’un autre livre, de mon amie Pascale Kramer, intitulé Fracas et dont pas une miette ne doit être perdue sous peine de passer à côté. Que maintes gens passent à côté de Perla ou de Fracas ne m’inquiète pas autrement, je suis bien conscient qu’on peut vivre et survivre sans avoir lu Fracas ou Perla, mais ce n’est qu’en lisant ces livres d’un bout à l’autre qu’on peut se parler à soi-même d’eux en connaissance de cause, en démêler les qualités et les éventuels défauts, surtout s’en incorporer la substance puisque substance il y a - étant entendu que les livres sans substance, on les laisse tomber après deux trois pages et voilà tout.
    Perla est un livre de deuil, comme on dit, un livre de larmes et limpide, comme nettoyé par la douleur et l’effort de la surmonter en écrivant, un livre clair et lumineux. Frédéric Brun a rêvé qu’il brûlait son manuscrit après être revenu à Auschwitz, soixante ans après que sa mère Perla y a séjourné quelques mois, déportée dans le dernier convoi parti de Drancy, en juillet 1944. Frédéric Brun n’a pas détruit son manuscrit en réalité et nous lui en savons gré car son récit, vital sans doute pour lui, mérite aussi d’être lu et « vécu » par chacun. C’est l’histoire d’un homme qui va devenir père au moment où sa mère, Perla, disparaît après des années à la fois brillantes (elle s’est refaite une belle situation, comme on dit, au retour des camps) et régulièrement marquées par la dépression. Tandis que le fœtus de son enfant grandit dans le ventre de Manon, Frédéric évoque, en alternance, les faits liés à la Shoah, dont sa mère lui a très peu parlé mais qu’il documente avec tous les livres qui en témoignent, et les motifs de l’apprentissage existentiel qu’il découvre dans les Bildungsromanen des romantiques allemands. D’aucuns hausseront les épaules et diront sans lire : lu et relu, vu et revu. Or précisément, la vraie lecture de vrais livres ne relève jamais du « déjà vu ». Cela tient à des riens, dont un Pierre Bayard ne dit rien : cela tient à la voix de l’auteur, à la forme de ses phrases, à la musique de celles-ci, à ce qui fait l’unicité de chaque personne, que l’art exprime corps et âme. Parler en ville de Perla ne nous donnera aucun prestige, mais lire ce livre est un cadeau qu’on se fait.

    medium_Kramer.2.jpgPareil pour Fracas, en plus fouillé, complexe, tordu et captivant, pour autant qu’on lise sans en perdre une miette. Pascale Kramer est une romancière tout à fait originale, dont la substance de l'écriture, si poreuse, est unique. Il ne se passe apparemment presque rien dans Fracas, qui se donne sans dialogue « extérieur ». Or ce livre hypertendu bruisse de voix et les événements minuscules s'y bousculent. Il s’agit d’une famille franco-américaine qui se retrouve dans une maison perdue, au bord d’un canyon californien  ravagé par une tempête, avec la menace latente d’un bloc de rocher en suspension au-dessus de son toit. Au déchaînement récent des éléments fait pendant la sourde tempête intérieure  qui tourmente les membres adultes de la famille (mais les mômes aussi s’agitent alentour) après un accident dont vient d’être victime la jeune Cindy, probable maîtresse du père, mais celui-ci et sa femme, à cran, font tout pour verrouiller ce secret.
    Lu et relu, vu et revu ? Sans doute, s’il n’était question que du « sujet », mais quel est-il en réalité ? Et qui a jamais observé comme ça, forgé de telles métaphores et trouvé de tels adjectifs, dit tant de choses sur ce qui ne se dit pas à l’ordinaire ? Une telle lecture ne m’est pas plus vitale, dans l’absolu, que celle de Don Quichotte, que je n’ai jamais lu en entier (ça viendra) ou de La Divine Comédie, dont je n’ai jamais lu en entier Le Paradis, mais ces jours Fracas, comme Tumulte de François Bon, lu en parallèle, ou Perla, m’ont apporté des choses que la non-lecture ne m'apportera jamais. C’est affaire, une fois encore, de voix plus que de savoir, de peau et de regard, de ce je ne sais quoi qui fait que chaque vrai livre a un bout de vérité unique in the world à nous transmettre…
    Frédéric Brun. Perla. Stock, 2007.
    Pascale Kramer. Fracas. Mercure de France, 2007.

  • Magicien de la désillusion

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    Hommage à Jean Baudrillard

    Avec l’auteur de Cool Memories disparaît un observateur aigu, souvent paradoxal, voire incompris, de la société « déréalisée ».

    C’est une grande figure de l’intelligentsia française qui vient de disparaître en la personne du sociologue Jean Baudrillard, décédé mardi à Paris à l’âge de 77 ans. Célèbre à la fois pour son travail d’analyste de la société moderne et post-moderne, qui a nourri une cinquantaine d’ouvrages, et pour ses interventions sur la scène médiatique, où ses déclarations rompaient souvent avec le discours convenu, Baudrillard avait déployé ses pensées les plus personnelles et originales dans un monumental journal à facettes et fragments paru, entre 1987 et 2005, sous le titre de Cool Memories.
    Né en 1929 à Reims, Jean Baudrillard, germaniste de formation (il avait traduit Marx, Brecht et Peter Weiss), avait participé au groupe de la revue Utopie et publié, en 1968, un premier essai qui fit date intitulé Le Système des objets, où il mettait notamment en évidence le fait que, dans la société de consommation, l’inessentiel de l’objet (sa forme ou son aspect) prime sur sa fonction essentielle. Toute l’œuvre de Baudrillard, par la suite, se développera dans une réflexion multiple sur la « déréalisation » progressive de l’univers social où le simulacre et le virtuel se substituent peu à peu au réel. Proche de Roland Barthes dans son approche des « signes » et autres « mythologies » contemporaines, Jean Baudrillard se plaisait à décrypter des phénomènes selon lui significatifs, tels que les commémorations à n’en plus finir, les grandes actions humanitaires (qu’il n’hésita pas à appeler « tsunactions ») et autres démonstrations lénifiantes ne visant qu’à solidifier un « axe du bien » à caractère « totalitaire ». Jouant souvent sur le paradoxe, jusqu’à la provocation, en poussant la logique propre à l’époque actuelle, jusqu’à l’excès révélateur, il soutenait que la saturation de l’image, dans le monde contemporain, aboutit à un brouillage de la représentation, de même que « notre hystérie autour de la pédophilie est telle que nous ne comprenons plus vraiment ce qu'est l'enfance », avant de conclure que « l’enfant n’existe plus ». De la même façon, il avait soulevé un tollé en affirmant que la guerre du Golfe n’avait pas eu lieu…
    Ayant rompu avec le marxisme, comme en témoigne Le miroir de la production (1973), Jean Baudrillard s’était éloigné des analyses fondées sur l’économie pour s’intéresser de plus en plus, dans le sillage du sociologue canadien Marshall MacLuhan, fondateur du concept de « village planétaire», à la détermination des relations sociales par les formes de communication. Ainsi, dans L’échange symbolique et la mort, avait-il développé une réflexion sur la substitution progressive, de l’objet par sa copie et du réel par le virtuel.
    Souvent mal compris dans un univers médiatique et politique pratiquant la pensée bipolaire, Jean Baudrillard, bravant les modes (il fustigea l’art contemporain) et le manichéisme intellectuel (il osa célébrer le génie de Joseph de Maistre et affirmait que "la lâcheté intellectuelle » était devenue « la véritable discipline olympique de notre temps"), s’exprimait le plus librement dans les fragments de ses Cool Memories, véritable laboratoire de pensée et d’écriture – ce « satrape » institué du Collège de Pataphysique étant après tout (ou avant) un écrivain…


  • Simenon à la russe

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    Un sombre drame

    Ce roman « paysan » est sans doute l’un des plus sombres de la série que Simenon appelait les « romans de l’homme », dont la trame policière s’efface à peu près complètement derrière le drame humain, auquel s’ajoute certes, ici, le dénouement le plus dramatique.

    Cela se passe dans l’âpre campagne de Vendée, par un automne pourri où le ciel rampe. Pendant que deux femmes, Joséphine Roy et sa fille Lucile, rangent des pommes dans le grenier de la ferme cossue dite du Gros-Noyer, un homme se fait renverser et abandonner sur la route proche, dans les poches duquel on découvre une grosse somme.

    Qui est-il ? Que venait-il faire au Gros-Noyer ? Et de quelles relations embrouillées, de quels secrets de famille, de quels mensonges cet inconnu frappé d’amnésie va-t-il devenir le révélateur ? Parallèlement à l’enquête officielle (où le gendarme du titre ne joue qu’un rôle secondaire), le dévoilement progressif de l’énigme nous fait pénétrer dans un univers qui évoque Dostoïevski.

    Par delà le déterminisme social et psychologique qui pèse sur les personnages, ceux-ci semblent en effet possédés par des forces qui les dépassent et les séparent. Aura-t-on jamais vu des parents aussi étrangers les uns aux autres ? En osmose avec ce monde de la terre, Simenon donne ici de son meilleur, comme dans L’Homme qui regardait passer les trains repris dans la même collection.

    Georges Simenon. Le rapport du gendarme. Folio policier, 185pp. 

  • Dantec est-il infréquentable ?

     

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    L’écrivain « culte » mérite-t-il une Fatwa, comme l'a demandé  le magazine Technikart après la publication d’ American Black Box ?
    Maurice G. Dantec, le plus controversé des romanciers français avec Michel Houellebecq, a publié récemment le troisième tome de son monumental journal, sous le titre d’ American Black Box, recouvrant les années 2002-2006 et se voulant la «boîte noire » du crash annoncé d’une « civilisation qui ne croit plus en elle-même », menacée par un « néo-totalitarisme planétaire ». Somme des lectures et des réflexions géo-politiques ou philosophico-théologiques de l’écrivain « exilé » à Montréal, ce livre refusé successivement par les éditions Gallimard et Flammarion, qui craignaient (notamment) les contrecoups de son anti-islamisme virulent, a paru chez Albin Michel dans la foulée de deux énormes romans, Cosmos incorporated et Grande Jonction, marquant à la fois le sommet momentané d’une œuvre saisissante et le début de l’empêtrement de l’auteur dans une sorte de prophétisme halluciné à base de catholicisme ultra (Dantec s’est converti) et de rejet virulent de l’Europe pourrie (ramassis de Zéropéens) et de la France moisie, en attendant à la fois le Grand Djihad anti-Occidental et une Nouvelle Chrétienté, voire une Nouvelle Croisade, un nouvel Armageddon liguant les forces de l’Amérique de Bush et d’Israël, entre autres « visions ».
    A en croire Dantec, le monde actuel serait un vaste Camp, héritage du XXe siècle qui fut essentiellement « le siècle des camps ». Depuis septembre 2001 se déchaînerait la 4e Guerre mondiale qu’il a d’ailleurs vue se pointer : « En trois livres, j’ai dit la guerre qui venait, j’ai dit le monde qui s’achevait, j’ai dit le choc qui ouvrirait l’abîme ». S’il convient que « ce n’est pas être contre les PERSONNES de confession musulmane que de ne pas être en accord avec le Coran », il n’en affirme pas moins que, « bientôt l’islamisme conquérant trouvera son véritable Hitler, c’est-à-dire un mélange de prophète religieux charismatique et de leader politique-publicitaire, soit l’Antéchrist tout simplement ». Or il n’y a pas que l’islam a représenter l’Antéchrist aux yeux du rocker transformé en catholique errant: « Mahomet, plus Luther, plus Hitler, plus Lénine, le Quadriparti antichristique qui cloue l’Occident par ses quatre orifices est désormais installé pour des siècles ». Et de fustiger les « talibanlieusards » tout en priant « pour que des musulmans libres aient la bonne idée de s’unir un jour contre ce qui conduit leur civilisation au chaos et à la ruine » ; et de stigmatiser l’ « œcuménisme panthéiste baba cool des épiscopats modernes » en appelant de ses vœux un nouvel Occident chrétien fondé sur les forces de l’OTAN et « la réouverture imminente du Saint Tribunal de l’Inquisition et le rallumage de ses bûchers » ; et de vouer Chirac aux gémonies pour ne pas s’être engagé en Irak, en prévoyant (on est en 2003) que les Américains vont créer à Bagdad la première République fédérale arabe, modèle s’il en sera…
    Les 600 pages d’American Black Box ne s’en tiennent pas, heureusement, à l’énoncé des positions politico-philosophiques de l’auteur, qui déverse pêle-mêle le produit de lectures très poussées (plus précisément à hautes doses de Risperdal, neuroleptique utilisé dans le traitement de certaines psychoses et de la schizophrénie…) en matière de patristique, les échos de querelles nettement plus triviales voire parisiennes, des aphorismes dont certains sont parfois lumineux (« La beauté est ce qui dans ce monde n’est pas de ce monde », ou « Quand on est nombre on est ombre ») mais parfois aussi d’une pesante platitude (« Les pires envieux sont ceux qui vous envient pour la vérité»), des engouements intellectuels successifs qui en disent long sur une quête d’autant plus incertaine qu’elle se veut péremptoire dans ses affirmations, et nombre de développements aussi, souvent les plus intéressants voire les plus émouvants, sur une trajectoire personnelle chaotique qui fut celle également d’une partie de sa génération, nourrie de situationnisme et d’électro-punk, de SF et de substances diverses…
    Et l’écrivain là dedans ? Il y est certes aussi, mais souvent épars, relâché quant à l’expression, sentencieux, parfois même assommant, profus et confus. Les poèmes qu’il égrène au fil de ces pages ne relèvent en rien de la réelle poésie qui fulgure dans ses romans, et si telle page endiablée relève de sa bonne verve (« Allez, zoukez, zoukez les zombies de la plage Inifinity Beach»…), l’ American Black Box fait plutôt figure de « foutoir » d’urgence, assez au-dessous des deux premiers volumes du Théâtre des Opérations.
    Ce qui pèche, surtout, c’est que le Dantec d’American Black Box est essentiellement idéologue, alors que c’est le conteur, le poète au sens large, le fou visionnaire et fictionnaire  de Villa Vortex et de Cosmos Incorporated et d’une partie de Grande Jonction qui en font, indéniablement, l’un des romanciers français les plus singuliers du moment.
    Autant dire que si ce livre déçoit et si, plus généralement, l’évolution de Dantec a de quoi inquiéter, ce n’est pas tant à cause de ses « positions » et autres provocations visant le « politiquement correct », qu’au risque de le voir sacrifier son indéniable génie créateur à un catéchisme doctrinaire. On a vu cela chez Philip K. Dick, fondu en ésotérisme vaseux, comme on la vu chez Gogol, finalement liquéfié de religiosité ou encore avec un Alexandre Zinoviev, contempteur génial de l’idéologie qui sombra finalement dans la paranoïa…
    Quant au gros titre de la revue « branchée» Technikart qui, dans sa livraison de février 2007, posait la question Dantec mérite-t-il une Fatwa ?, on le mettra au compte d’un goût du scandale équivoque - agression médiatique irresponsable  à laquelle l’écrivain prête évidemment le flanc…
    Maurice G. Dantec. American Black Box. Albin Michel, 690p.



    medium_Asensio0001.3.JPGCes « maudits » qu’on fabrique
    Qui sont les auteurs infréquentables ? Antisémites ? Fascistes ? Réactionnaires chrétiens ? Esprits réfractaires au « politiquement correct » ? Telles sont les questions que pose, incidemment, la lecture de la livraison hors-série de La Presse littéraire, dirigée par Joseph Vebret, intitulée Les écrivains infréquentable et rassemblant, sous une vingtaine de signatures, une palette d’auteurs dont aucun ne semble « à fusiller » même platoniquement, sauf Brasillach qui le fut bel et bien.
    Si les « maudits » avérés que sont le super-fasciste Rebatet, Céline l’antisémite ou Matzneff le pédophile, ne figurent pas dans le choix (partiel et forcément aléatoire) de Juan Asensio, ordonnateur et présentateur du numéro, la qualité de franc-tireur pourrait être ce qui associe un Dominique de Roux (avec quatre lettres inédites flamboyantes), et l’essayiste Philippe Muray, récemment disparu, le philosophe allemand Carl Schmitt et l’essayiste espagnol Nicola Gomez d’Avila (un vrai réac, ah ça !), l’imprécateur catholique Léon Bloy et son « disciple » Dantec, notamment.
    A la question de savoir ce qui rend un écrivain « infréquentable », Juan Asensio répond par quelques approximations intéressantes liées à l’affirmation par ceux-là d’une position de droite ou d’une foi déclarée, pour se demander finalement si la liberté d’esprit, voire l’opprobre des censeurs ne sont  pas les critères d’exclusion décisifs, en fonction de normes variables. Ainsi Corneille sera-t-il jugé « macho facho » par des profs « évolués », alors que les médias grilleront Renaud Camus pour un seul « dérapage », aussi peu criminel à nos yeux que celui qui valut sa fatwa à Salman Rushdie. Quant à Paul Léautaud ou Witold Gombrowicz, originaux s’il en est mais encore moins « fusillables » que les autres, ils rappellent ici que la vraie littérature n’est jamais infréquentable que pour ceux qui n’ont de cesse de la mettre au pas…
    La Presse littéraire. Hors série no3. Spécial Ecrivains infréquentables. Mars/Avril/Mai 2007.

    Ces deux articles, en version raccourcie pour ce qui est du premier, sont à paraître dans l'édition de 24Heures du 6 mars 2007.