Souvenirs d'un ami, par François Debluë
Comme pour beaucoup d’autres, Georges Haldas aura été pour moi un extraordinaire passeur d’énergies. De combien de rencontres où je m’étais rendu d’humeur sombre ou maussade ne suis-je pas revenu vivifié, ressourcé, étonné d’avoir découvert de nouveaux territoires, de nouvelles raisons d’être – et impatient de me mettre au travail !
Je n’avais pas vingt ans; Haldas venait de franchir ses cinquante ans. Avec une passion contagieuse, engagé qu’il était dans l’aventure de vivre et d’écrire (ce qui ne faisait qu’un), le poète, le prosateur et l’infatigable lecteur que je rejoignais le plus souvent à Genève me révélait des continents entiers : ceux des littératures russe, espagnole, italienne ou américaine, où l’air et l’esprit circulent plus au large que chez les seuls français auxquels l’école et l’académie nous confinaient d’ordinaire.
Au-delà de ces littératures, pourtant, non pas contre elles mais avec elles, c’est le monde même que l’écrivain m’appelait à interroger : ses enjeux politiques, sociaux et spirituels, collectifs aussi bien qu’individuels.
Dans le même temps, c’était son œuvre qu’il m’était donné de découvrir. Ses premiers recueils poétiques, comme aussi, à une époque où il n’avait pas encore publié ses Carnets de L’Etat de Poésie, ses premières « chroniques », celles qui devaient me toucher le plus, de Gens qui soupirent, quartiers qui meurent au Livre des Passions et des Heures, en passant par Boulevard des Philosophes, Jardin des Espérances, La Maison en Calabre, Chute de l’Etoile Absinthe et Chronique de la Rue Saint-Ours. Un monde était en train de naître, des livres où se manifestaient une voix nouvelle et un regard d’une exceptionnelle acuité, à la faveur d’une forme profondément originale.
À ces chroniques, je choisissais bientôt de consacrer une première synthèse (dont Jacques Mercanton avait accueilli généreusement le projet). La prose de Haldas n’était pas toujours appréciée : elle dérangeait les conventions ; sa fécondité même paraissait suspecte ; elle se heurtait au scepticisme, aux réticences et aux silences de certains critiques bien-pensants. Pour moi, l’enjeu en était vital. Ces livres me révélaient à moi-même, angoisses, tourments et émerveillements, ils éclairaient mon chemin.
Loin des bibliothèques (que je fréquentais d’ailleurs assidûment), loin surtout de certains laboratoires formalistes et sectaires, nos soirées étaient aux « petits établissements » de Genève, dont Georges Haldas connaissait par cœur la géographie. Nous mangions d’incomparables entrecôtes mexicaines, buvions quelque savoureux chiroubles, et Georges Haldas, devenu Georges (mais toujours nous nous serons vouvoyés) m’accordait le plus précieux : son temps, son amitié, sa confiance. Mes premiers livres devaient ainsi paraître à l’enseigne de la collection du « Rameau d’Or » dont Vladimir Dimitrijevic lui avait confié la responsabilité aux éditions de l’Âge d’Homme.
Georges Haldas me parlait de ses travaux en cours ; plus allusivement (parce qu’il ne fallait pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué) de ses projets ; de ses lectures. Depuis longtemps, il interrogeait la Bible, le Don Quichotte (ô combien j’aurais souhaité qu’il écrive l’essai dont il me parlait à son sujet !), Homère et les tragiques grecs. Baudelaire, Charles-Louis Philippe, Léon-Paul Fargue, bien d’autres encore, lui étaient des compagnons de vie. Tous lui donnaient ce « courage d’être » dont avait parlé le théologien Paul Tillich. Et ce même courage, sans le savoir peut-être, Georges me le transmettait à son tour. Malgré les doutes, les gouffres, les vertiges – à leur mesure même – la vie reprenait sens ; du moins, la nécessité s’imposait de lui en trouver un. Dire, comme André Breton, que la vie est à « repassionner » ne suffisait pas : elle était urgence et passion !
Dans les rues de Genève, la nuit depuis longtemps venue, nous évoquions Rousseau, Amiel, Tchekhov, Kafka, Reverdy, mais aussi Jean Vuilleumier, notre contemporain, devenu si proche à son tour. D’autres de nos contemporains avaient droit, il est vrai, à quelques féroces et joyeuses méchancetés dont nous savions assez le peu de fondement et la parfaite gratuité. Revenu à plus de gravité, Georges me faisait parler de Proust et de Céline, dont il évitait la lecture : leur fréquentation aurait sans doute interféré avec sa propre écriture. C’est que Georges Haldas est un styliste ; il est de ceux, somme toute très rares, qui se trouvent une voix, un rythme, des inflexions à quoi on les reconnaît désormais sans hésiter.
Mais nous nous relayions alors, dans les rues maintenant presque désertes, pour évoquer tel passage d’Apollinaire :
Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir…
L’heure était à la mélancolie. La voix chargée d’émotion, dans l’impératif et tenace élan de vie qui n’a cessé d’être le sien en dépit des épreuves, Georges me récitait un poème des « Amis inconnus » de Supervielle :
On voyait le sillage et nullement la barque
Parce que le bonheur avait passé par là.
Je me méfiais, je me méfie encore de ce mot « bonheur ». Il m’a toujours paru imprudent sinon indécent de le prononcer, au risque de le compromettre immédiatement.
Aux côtés de Georges Haldas pourtant, je savais pouvoir partager quelque chose qui n’en devait pas être trop éloigné. Un élan. Une présence. Un amour du monde. Comme une intuition de cela même qui nous habitait et nous dépassait.
Je n’ai plus vingt ni trente ans. Le sillage ne s’est pas effacé pour autant. Ce que j’ai reçu continue de vivre en moi. Pour cela, cher Georges, je vous demeure à jamais reconnaissant.
En 1973, François Debluë proposait une première synthèse intitulée Les Chroniques de Georges Haldas, une œuvre au cœur de la relation. Plus tard, outre divers articles, il a dirigé et publié, en collaboration avec Jean Vuilleumier et Vladimir Dimitrijevic, un recueil d’essais et de témoignages sous le titre À la rencontre de Georges Haldas (L’Âge d’Homme, 1987). Poète et prosateur, lauréat du Prix Schiller 2004 pour l’ensemble de son œuvre, François Debluë a publié récemment Conversation avec Rembrandt (Seghers, 2006).
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Nous autres périphériques
La littérature-monde, et après?
Une quarantaine d’écrivains francophones de diverses provenances, emmenés par Michel Le Bris et Jean Rouaud, ont signé en mars dernier un manifeste prônant la «littérature-monde en langue française», qu’illustrera un recueil de textes à paraître à l’occasion du prochain Festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo.
Que dit ce manifeste? Qu’il n’est pas de bon bec que de Paris. Que l’institution de la francophonie se ressent de relents colonialistes en ce qu’elle «parque» les francophones dans leurs territoires respectifs. Que la littérature française n’a pas à intégrer ses périphéries mais à s’intégrer elle-même dans l’ensemble des littératures francophones et de toutes les langues.
Tout cela semble bel et bon, et notamment pour ceux qu’impatiente la sempiternelle condescendance de la France à l’égard des francophones.
Méfions-nous, cependant, de ce que le concept de «littérature-monde» pourrait avoir à son tour de réducteur ou de trop opportun pour certains. Enracinés et déracinés ont également droit de cité dans la littérature, qui ne gagne pas à se diluer dans un magma, comme il en a été de la «world music»…
Si la «littérature-monde» contribue à la meilleure circulation des œuvres, alors qu’elle vive et nous autres Romands la défendrons les premiers. Mais gare à la nouvelle mode, gare à la dernière toquade… parisienne.
Ce texte constitue l’éditorial de la dernière livraison du Passe-Muraille, No 72, Mai 2007. Commandes : Le Passe-Muraille, Case Postale 1164, 1001 Lausanne -
La passion du réel
Lecture d’ Un Roman russe d’Emmanuel Carrère, par Antonin Moeri
L'entame du livre est canon. Soutenu dans une posture acrobatique par celle qu'il aime, le narrateur pénètre une Japonaise dont le mari fait remarquer, après les transports de jouissance de Madame Fujimori, que le train n'avance plus. Il s'agit d'un rêve mais le train, lui, est bien réel. Il est arrêté quelque part entre Moscou et Kotelnitch, un trou de la Russie profonde où le héros va tourner un film avec son équipe de télévision pour échapper aux "histoires de folie, de gel et d'enfermement" qui l'ont chaque fois laissé exsangue. Pourtant, il racontera dans ce film l'histoire d'un Hongrois qui, capturé par les Russes à la fin de la seconde guerre, aura passé plus de cinquante ans enfermé dans un asile psychiatrique à Kotelnitch.
Cette enquête débute avec la consultation du dossier médical, la visite de la menuiserie où Andras Toma travaillait et du pavillon où il a passé plusieurs décennies. Le destin de cet Hongrois intéresse beaucoup Emmanuel Carrère car il lui rappelle celui de son grand-père maternel, disparu à Bordeaux en septembre 1944, qu'on n'a jamais revu et dont la mère de l'écrivain, Madame Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuelle de l'Académie Française, eût préféré qu'on ne révélât pas l'existence. L'histoire "honteuse" de Georges Zourabichvili forme la seconde trame du livre. Sans doute la plus passionnante, la plus bouleversante: une manière d'exorcisme.
Emigré géorgien arrivé en France sans le sou en 1925, il écrit d'interminables lettres d'amour, lit des livres, ne s'occupe pas de sa fille, admire Mussolini et Hitler, déteste la petite-bourgeoisie, le parlementarisme et l'Amérique. Sa qualité d'homme cultivé éveillera le respect des Allemands occupant la France. Il travaillera pour les services économiques allemands. On l'enlèvera sur dénonciation et plus personne ne le reverra. La rumeur en fera un collabo. On racontera au petit Emmanuel qu'il est parti pour un long voyage. Partout dans le monde s'établira la seule vérité: les résistants sont des héros, les collabos des salauds. Il faudra se taire. Se résigner. Remâcher sa honte.
Une étrange histoire d'amour forme la troisième trame. Celle que le narrateur aime, Sophie, souffre des longues absences de son écrivain-cinéaste chéri. Elle hésite. Que préfère-t-elle? Partir avec Arnaud dont elle est sûre qu'il l'aime mais qu'elle n'est pas sûre d'aimer? Ou rester avec Emmanuel qu'elle est sûre d'aimer sans être sûre qu'il l'aime? Comment sortir de ce dilemme? Emmanuel décide alors d'écrire un conte érotique que Sophie devra lire dans le train quand elle viendra le retrouver à La Rochelle au mois de juillet. Il lui demande, dans ce texte écrit pour les 600.000 lecteurs du Monde, d'imaginer son sexe palpitant, l'ouverture des lèvres quand ses doigts caressent longuement le clitoris dans la chaleur du souffle qui s'emballe. Il imagine le regard des lectrices du Monde sur Sophie. L'une d'elle disparaît aux toilettes pour se branler et voir dans le miroir ses doigts glisser entre ses lèvres trempées.
Le lecteur a le sentiment, au terme de ces trois"intrigues" habilement entrelacées, que le piège se referme sur le narrateur. "L'histoire de folie, de gel et d'enfermement" à laquelle il voulait se soustraire en aimant une femme d'un milieu social plus modeste que le sien, en poursuivant son apprentissage du russe, en retournant vers ses "origines", en réalisant son film dans un trou de la Russie profonde, en lisant attentivement les lettres de Georges Zourabichvili que son oncle lui a remises, on pourrait dire que cette histoire de bruit et de fureur l'a rattrapé. Si le réel ne se réduit pas à la réalité mais se conçoit dans son extrême violence comme ce qui reste après qu'on a dépouillé la réalité de son écorce trompeuse, on pourrait alors dire que le réel a rattrapé le fils à maman.
Mais en tentant le diable, en violant un secret de famille, en dévoilant sa propre intimité, en rejetant l'injonction maternelle ("je te demande de ne pas toucher à mon père"), en écrivant Un roman russe et, surtout, en décidant de le publier, le fils à maman accède à un autre statut: il devient celui de sa mère. A ce jeu, l'enfant qui"boude et qui attend qu'on le console, qui joue à haïr pour qu'on l'aime, à quitter pour qu'on ne l'abandonne pas", cet enfant impose sa couronne d'épines, occupe le devant de la scène, règne en souverain blessé. Il prend une sorte de revanche, même si les mots dont il"dispose ne peuvent servir à dire que le malheur".
Dans une lettre saisissante à sa mère, le narrateur revendique sa propre place d'écrivain. Maman eût préféré qu'il devînt un écrivain « heureux »du genre Erik Orsenna. Il n'a pas eu le choix. Heureusement pour nous. L'horreur et la folie, il devait les endosser. IL est devenu JE: "L'horreur et la folie, je les ai dites".
Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L.Ce texte a paru dans la dernière livraison du Passe-Murraille, No 72, Mai 2007. Commandes : Le Passe-Muraille, case Postale 1164, 1001 Lausanne.
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Le saisissement du monde
Hommage à Ryszard Kapuscinski, par René Zahnd
Dans les années 50, un journaliste débutant – on pourrait l’appeler K – parcourt les régions de son pays natal, la Pologne. Dans ses reportages et comptes-rendus, il témoigne de la réalité qu’il observe : la vie des campagnes, les difficultés d’approvisionnement, les questions propres à l’agriculture, l’existence telle qu’elle se déroule au jour le jour, alors que fument encore les décombres de la guerre et que les Soviets consolident leur empire. Mais en secret, le jeune homme rêve de passer la frontière : d’aller voir de l’autre côté. Et justement un beau jour, sa rédactrice en chef l’envoie non pas en Tchécoslovaquie ou en Hongrie mais… en Inde ! Pour guide, elle lui offre les Histoires d’Hérodote, inusable manuel du pèlerin qui cherche à s’approcher des secrets enfouis dans les plis de la réalité.
Aussitôt K part. Lui qui n’a jamais franchi les limites de son pays, il prend de plein fouet le séisme de l’altérité, est choqué, désarçonné, ébloui, frustré et finalement conforté dans sa vocation : se lancer sur les routes, les pistes, les voies maritimes et aériennes, les sentes de traverses, les tracés ferroviaires et tenter le saisissement du monde. « Le voyageur est en effet contaminé par le voyage, une maladie pratiquement incurable », a-t-il écrit un demi-siècle plus tard, peu de temps avant son dernier départ, franchissant en janvier 2007 une frontière plus improbable que toutes les autres.
L’Inde, la Chine de Mao, l’empire du Négus, le Congo du Cœur des ténèbres, l’Amérique latine, l’Iran du Shah, puis l’Afrique kaléidoscopique sont les territoires où il s’aventure, autant à la quête des autres que de lui-même. Jamais il n’oublie le maître qui lui parle du fond de son antiquité. « C’est pourquoi, fort de sa découverte selon laquelle la culture d’autrui est un miroir permettant de se contempler afin de mieux se comprendre, chaque matin, inlassablement, toujours et encore, Hérodote reprend son bâton de pèlerin. »
Bientôt, correspondant de l’agence de presse polonaise pour… toute l’Afrique ( !) K sillonne le continent. Comme les autres, il court l’événement. La décolonisation suit son cours. Il tient la chronique des coups d’état, des révolutions, des guerres civiles. Mais au lieu de voler de capitale en capitale, d’hôtel pour occidentaux en ambassade, il partage le quotidien des populations, saute sur des camions, prend des trains, dort dans des cases, endure la chaleur, l’attente, les privations, la poussière… Aujourd’hui, on parlerait d’immersion. Au fil des ans, sa conception du métier évolue. Il comprend que rendre compte des faits et des embrasements ne suffit pas. Il faut tenter d’en saisir la genèse. Il enquête, interroge, lit, réfléchit. Il devient mouvement dans le mouvement du monde. Il devient, selon l’expression de certains, un « reporter absolu », flâneur inquiet, plongé dans la cage des méridiens et des parallèles.
Aujourd’hui, il nous reste de lui quelques livres, concentrés cristallins des centaines d’articles parus dans la presse (en français notamment dans Le Monde diplomatique). Ebène est sans doute la meilleure introduction à l’Afrique contemporaine écrite par un Occidental. Mes voyages avec Hérodote a la force d’un testament philosophique, qu’on pourrait qualifier d’extraordinairement humaniste, si ce dernier terme n’était souillé par mille gâte-sauce de la pensée.
En lisant K, alias Ryszard Kapuscinski, on a l’impression d’être attablé au bistro, en face de quelqu’un qui te raconte ses voyages, qui en quelques minutes te fait comprendre le génocide du Rwanda ou le fondement historique des déchirements du Libéria. On le sent constamment poussé vers l’autre, curieux, intrigué, se défiant des apparences.
Le désir du monde est peut-être la forme suprême de l’égoïsme. Mais aussi, sans le moindre doute, la plus belle : « L’homme qui cesse de s’étonner est un être creux, son cœur est calciné. L’homme qui considère qu’il est arrivé au bout du chemin, que plus rien ne peut le surprendre, a perdu le joyau de la vie, sa beauté. »
Sept livres de Ryszard Kapuscinski sont disponibles en français, notamment Ebène (Pocket, 2002) et Mes voyages avec Hérodote (Plon, 2006)
Ce texte a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No72, Mai 2007. Commandes : Le Passe-Muraille, Case Postale 1164, 1001 Lausanne. -
Et la beauté légère...
Proses inédites de Marc Tiefenauer
Cinquante
Dans le stéréoscope de bakélite j’aperçois Grace Kelly
tellement belle puis monégasque et d’une pression de
l’index défilent des hauts-de-forme et des marins
endimanchés des officiers un peu glamour puis plus du
tout comme ce trou dans l’océan Bikini Test et l’atoll
est foutu les îles Marshall c’est pas Monaco on oublie la
bombe H mais pas Marilyn si blonde en épousant
Miller communiste peut-être quand la Granma accoste
à Cuba à bord Castro et Guevara ils en ont marre
comme Ambedkar et trois cent mille Mahars néobouddhistes
nés intouchables ça en jetait en cinquantesix
mais toi t’es là bien plus qu’Elvis que Mendès
France et les souverains de bakélite.
Coupe du monde
Tout le monde attend. Presque tous. Ce soir ce sera le
ballon la boule à faire tourner le monde tout le monde
dans l’extase de la sphère. Comme un devoir de ne pas
manquer ce rond dans ce rectangle-là. Maillots drapeaux
calicots et masses humaines pressées au bord de l’herbe
des téléviseurs. La messe cathodique ce soir le culte
profane des forces populaires. Ce soir vous allez voir ils
peuvent courir la Terre tourne en rond et rien ne roule
en ville les rues seront vides. Les chaînes télévisées nous
enfermeront impossible d’y échapper. Enfer ce soir
pour qui sort la tête la coupe du monde est annoncée.
Au sol aimé
Au sol aimé les pieds des femmes flattent la rue la
malmènent des talons promenés cliquetants. Au bal des
dactylos les jambes se croisent les yeux touchent les
cuisses du bout de la langue. Les seins balancent entre
les hommes ballants contemplant le rythme des corps.
Gravité tout de même. Impassibles les hommes fascinés
assistent à leurs rêves projetés par-devant eux. L’ombre
est complice quand elle complique l’entr’acte des murs
entre deux salves de chairs. Vivement l’hiver. Après
tout non le supplice est gourmand et la beauté légère
qui cadence les sèves à fleur de goudron.
Au sol mariné
Au sol mariné le pollen fond de teint voile puis dévoile
les pas. Du lac le vent lève une brume qui suit la rue
blonde sur ses rives où l’asphalte est ridé. Au bord de
l’arrêt le goudron se plisse le bus s’en approche ballotte
le long du quai granitique. La nuit reflue. Les jambes
embarquent les mains s’accrochent à l’inox tango des
corps cahotés ondulant sur l’essieu. Les vitres vibrent le
bus crache le flux s’ouvre et la caravane dépasse l’îlot
arrêté parmi les phares. Mais le convoi s’échoue
baleinier au carrefour sous les feux pollinisés.
Marc Tiefenauer est né à Lausanne en 1973. Licencié en lettres indiennes et orientales. Rédacteur publicitaire. Auteur de poèmes, récits fantastiques, textes sur Internet, et traduit des nouvelles anglophones. Anime le site http//:www. rimeur.net.
Ces proses inédites ont paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 72, Mai 2007. Commandes: Le passe-Muraille, Cas Postale 1164, 1001 Lausanne. -
La Russie passe par la Suisse
SALON DU LIVRE La grande nation restaurée présente sa production à Palexpo-Geneva, du 2 au 6 mai, reflétant une réalité en mutation, et quelques-uns de ses auteurs. Dont Mikhaïl Chichkine, auteur de La Suisse russe, passionnante chronique à la mémoire de nos chers hôtes villégiateurs, révolutionnaires ou exilés…
Deux tombes majestueuses voisinent au cimetière de Clarens, où reposent Vera et Vladimir Nabokov, l’un des écrivains les plus géniaux du XXe siècle, et, d’autre part, le grand peintre Oskar Kokoschka. A un coup d’aile de pigeon de là : le château de Chillon fut le lieu de pèlerinage de moult Russes cultivés, où Gogol grava son nom. Dans un parc de Montreux, la statue pensive de Stravinsky rappelle sa collaboration avec Ramuz pour L’Histoire du soldat, dont il écrivit la musique à Lausanne. Or c’est à Lausanne, aussi, où séjournèrent le compositeur Scriabine, le philosophe Léon Chestov et le chorégraphe Diaghilev, entre autres, que parurent deux livres majeurs de l’époque soviétique : Vie et destin de Vassili Grossman, chef-d’œuvre échappé aux pattes du KGB et publié à L’Age d’Homme, comme Les Hauteurs béantes d’Alexandre Zinoviev, retourné en Russie où il est mort l’an dernier.
« Les rives des lacs alpins fourmillent d’ombre russes », écrit Mikhaïl Chichkine dans l’introduction de La Suisse russe, formidable ouvrage qui vient de paraître en traduction, évoquant, avec autant de chaleur érudite que de piquant, plus d’un siècle de relations vives (de pâmoisons devant la nature en bâillements d’ennui) entre les Russes et notre pays.
Des voyageurs romantiques de la fin du XIXe siècle à l’exil médiatisé de Soljenitsyne, en passant par le transit des révolutionnaires (le terroriste Netchaïev, le prince anarchiste Bakounine et Vladimir Illitch Oulianov, dit Lénine), la Suisse a vu passer – même s’ils restaient souvent en cercles fermés – les plus illustres auteurs russes, de Dostoïevski, claquant l’argent de son pauvre ménage au casino de Saxon-les-Bains, au jeune Tolstoï ou au théosophe Andrèi Biély, entre cent autres qui ne virent pas tous, comme un Nabokov, la copie du profil de Pouchkine dans le nez du Matterhorn…
Mikhaïl Chichkine, qui se définit comme « un écrivain russe résidant à l’étranger », établi à Zurich depuis 1995 mais également reconnu dans son pays (lauréat du Booker russe, notamment), fait partie de la délégation d’une quinzaine d’auteurs présents au Salon du livre, aux côtés de quelques écrivains déjà connus des lecteurs francophones, tels Andréi Guélassimov, auteur de La soif et de L’année du mensonge, publiés chez Actes-Sud, Olga Slavnitkova, présente chez Gallimard avec L’homme immortel, ou encore Valéri Popov dont l’attachant Troisième souffle a paru chez Fayard en 2005.
Si les récits de voyageurs russes en Suisse réduisent souvent notre pays à des clichés éculés, l’inverse est avéré, ainsi que le remarquait récemment, dans un entretien avec RIA Novosti, la romancière Olga Stolnikova, déplorant que « toute information véridique sur la Russie ne puisse être que négative». Cela étant, nous pourrions objecter que la vérité de la littérature ne consiste pas forcément à « positiver » et que les meilleures preuves en sont données par deux ouvrages récents, toniques en dépit des dures réalités qu’ils reflètent : les extraordinaires Carnets de guerre de Vassili Grossman, et, passionnante satire de science-fiction politico-historique dont les outrances « pornographiques » lui ont valu un procès et l’opprobre des jeunesses poutinienne : Le Lard bleu de Vladimir Sorokine, enfant terrible de la nouvelle littérature russe dont la réflexion grinçante qu’il propose sur l’utilisation des écrivains par le Pouvoir est aussi à l’honneur de la littérature russe…
Mikhaïl Chichkine. La Suisse russe. Traduit du russe par Marilyne Fellous. Fayard, 516p.
Vassili Grossman. Carnets de guerre ; de Moscou à Berlin, 1941-1945. Calmann-Lévy, 390p.
Vladimir Sorokine. Le lard bleu. Traduit du russe par Bernard Kreise. L’Olivier, 417p.
Cet article a parudans l’édition de 24 Heures du 1er mai 2007