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  • Le souffle de la vie

    medium_Vitus9.JPGVoir et revoir Vitus de Fredi M. Murer

    On est parfois tenté de désespérer, accablé par le poids du monde, et notamment devant les images affreuses de celui-ci que diffusent les médias, et voici qu’un beau geste ou qu’un bon regard, ou la seule lumière du jour, un arbre, la mer, un square, un air de musique, un tableau, un beau livre nous irradient et nous traversent comme d’un souffle vital et régénérateur – or tel est l’effet vitalisant de Vitus, les mots disent ce qu’ils ont à dire : tel est le bienfait de ce film de Fredi M. Murer qu’il faut voir et revoir.
    Vitus est une sorte de conte heureux, dont l’esprit d’enfance est le fil rouge incandescent.

    medium_Vitus7.JPGC’est l’histoire d’un garçon surdoué, dont la monstruosité du talent artistique et de l’intelligence font un être d’exception. Ses parents, la mère surtout, se mettent en quatre pour favoriser l’épanouissement de ces extraordinaires dispositions, qui ne tardent pas cependant à isoler le gosse, rêvant bientôt de redevenir normal et rusant, jusqu’à jouer, à la suite d’un accident, celui qui a perdu son don de pianiste prodige et de super-cerveau. Ce refus instinctif de la gloriole, ce besoin surtout d’être aimé pour autre chose que son QI, Vitus en trouve l’écho et le soutien chez son grand-père, veuf non conformiste avec lequel le garçon va manigancer divers bons plans.
    Vitus pourrait se réduire, avec tous ses ingrédients propres à séduire le grand public, à une jolie fable flatteuse au happy end sirupeux, mais à cela Fredi M. Murer échappe avec la grâce de son art. Sans être idéalisés, tous ses personnages ont en eux un potentiel de bonté et de beauté, que les acteurs réunis modulent avec un égal bonheur. Le jeu des deux garçons (Fabrizio Borsani et Teo Gheorghiu), de six et douze ans, qui incarnent Vitus, est d’une justesse absolument sans faille, mélange de candeur et de gravité rebelle, d’ingénuité pure et de sensibilité à vif. Fredi M. Murer a beaucoup attendu avant de trouver le Vitus ideal, qu’il a finalement rencontré en la personne d’un jeune pianiste prodige. Dans le rôle du grand-père, Bruno Ganz est merveilleux de drôlerie bougonne et de tendresse, complice parfait du môme mais sans trace de mièvrerie. La parents aussi, la mère (Julika Jenkins) ambivalente (tentée de pousser la carrière de son petit génie mais non sans en voir les pièges) et le père (Urs Jucker), inventeur embarqué dans l’exploitation industrielle d’un appareil pour mal entendants, sont également impressionnants d’authenticité.medium_Vitus16.JPG
    Voilà d’ailleurs ce qui fait, de ce grand film (à budget modeste, il faut le préciser) d’une substance émotionnelle richissime, et qui aborde de nombreux thèmes importants, une œuvre si belle et bonne : l’authenticité. Vitus parle de la passion de la musique, de l’amour vécu ou rêvé, du besoin de se dépasser, de la complicité tendre entre tout jeunes et tout vieux, du sens de la vie enfin, avec autant de légèreté que de malice, de sagesse souriante. Sa beauté formelle, jamais ennuyeuse, jamais ostentatoire, et la bonté du regard de Fredi M. Murer, font de ce film un poème de cinéma sans trace d’effets spéciaux, sauf celui de l’éternel bon génie humain.
    Fredi M.Murer. Vitus. Ours de bronze à la Berlinale 2006. Prix du meilleur film suisse de fiction 2007. Prix du public aux Journées de Soleure. DVD Frenetic.
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    Sortie de Vitus dans les salles de Suisse romande et de France: le 28 février 2007.

  • L'écriture aux doigts de rose

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    Maurice Chappaz commente deux contes d'Afrique archaïque et donne ses versions définitives des Géorgiques de Virgile et des Idylles de Théocrite.

    A quoi cela tient-il que certaines œuvres nous semblent écrites, ou peintes, ce matin ? Comment expliquer que la fraîcheur inaltérée des figures de Lascaux nous touche aujourd’hui encore, quand tant de productions contemporaines nous semblent déjà flétries ? Dans un essai évoquant, précisément, l’art anonyme de Lascaux, Maurice Blanchot situait à ce moment-là la « réelle naissance de l’art » qui pourrait ensuite « infiniment changer et incessamment se renouveler, mais non pas s’améliorer », annonçant ainsi une « perpétuelle naissance ».
    « Si nous entrons dans la caverne de Lascaux », poursuivait Blanchot, « un sentiment fort nous étreint que nous n’avons pas devant les vitrines où sont exposés les premiers restes des hommes fossiles ou leurs instruments de pierre. C’est ce même sentiment de présence – de claire et brûlante présence – que nous donnent les chefs-d’œuvre de tous les temps ». Or nous retrouvons cette «claire et brûlante présence » en nous replongeant, grâce à Maurice Chappaz – nonagénaire frais émoulu – dans deux contes populaires de l’Afrique ancienne découverts par l’ethnologue Leo Frobenius qu’il commente avec une vivacité intacte (ses deux gloses datent de 1955 et 2006), et dans ses nouvelles versions (avec Eric Genevay) des Géorgiques de Virgile et des Idylles de Théocrite.
    Le poète en éclaireur
    Maurice Blanchot oppose le « monde » de Lascaux, « d’obscure sauvagerie, de rites mystérieux et de coutumes inapprochables », et les peintures de cette nuit des temps qui « nous frappent tout au contraire par ce qu’elles ont de naturel, de joyeux et, à la faveur des ténèbres, de prodigieusement clair ». La même allègre clarté, dans une proximité qu’on pourrait dire l’expression même de la ressemblance humaine, irradie également les contes noirs intitulés Le luth de Gassire et La chute de Kash, autant que le monde paysan des Géorgiques, proche à son tour du «Valais de bois» que Maurice Chappaz a chanté dans Testament du Haut-Rhône à l’instant de pressentir sa perte. A ce propos, les contes noirs préfigurent d’ailleurs nos préoccupations contemporaines sur un retour à la barbarie (par la vanité, l’infidélité, la cupidité et la discorde) que Chappaz n’a cessé de stigmatiser à sa façon, notamment dans Les maquereaux des cimes blanches.
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    De Lascaux à notre époque « de l’encerclement, de la numérotation du globe » où l’on a commercialisé le bonheur, l’artiste ou le poète reste ainsi ce témoin d’un premier bond hors de la nature et ce garant d’une civilisation toujours à venir, que ce soit au temps d’Auguste, à celui des « cours dépravées et cruellement autoritaires » que traversait Théocrite sans que son chant pur n’en fût altéré, ou en notre siècle.
    L’été de ses 90 ans, avec son compère Eric Genevay et son épouse Michène l’aidant à peaufiner ses traductions sur la base de versions anglaises (!), Maurice Chappaz travaillait encore d’arrache-pied à ces deux ouvrages publiés dans les années 50 sous l’égide d’André Bonnard. Traductions complètement remaniées, fraîcheur ajoutée à la fraîcheur, saveur à la saveur, révélation grâce à Michène Chappaz d’un émouvant Héraclès enfant : telle est l’Antiquité de ce matin
    Le poète écrivait en août dernier : « Je ne happe qu’un petit coin d’une civilisation qui chavire, ou qui se suicide par son colossal développement. Les mots en poésie doivent retrouver le rythme de l’eau ou du vent, puis cueillir ce qui se glisse dans la nuit car la nature parle, gémit d’une même attente : celle de l’Esprit ». Et cinquante ans plus tôt, comme si c’était tout à l’heure : « La réalité doit être atteinte dans les faits. Nos plus simples actes : manger, fumer, travailler, ses sucer les lèvres comme dit le conte, doivent être rattachés par une liturgie peut-être, par une correspondance intérieure à la totalité des êtres par exemple à ces deux truites qui fuient sous un petit pont, à ces nuages jaunes qui traversent la plaine lors de la migration des pollens de peupliers, aussi bien que les plus petites joies de l’existence doivent nous unir nous-mêmes, les individus, les multitudes qui respirons, qui buvons tous l’air, « le cognac du Père Adam »…

    Maurice Chappaz et Leo Frobenius. Orphées noirs. Préface de Jacques Chessex. L’Aire bleue, 125p. Théocrite. Idylles. Version française de Maurice Chappaz et Eric Genevay. Dessins de Palézieux. Sltakine, 261p. Virgile. Géorgiques. Version de Maurice Chappaz et Eric Genevay. Slatkine, 213p.