Maurice Chappaz commente deux contes d'Afrique archaïque et donne ses versions définitives des Géorgiques de Virgile et des Idylles de Théocrite.
A quoi cela tient-il que certaines œuvres nous semblent écrites, ou peintes, ce matin ? Comment expliquer que la fraîcheur inaltérée des figures de Lascaux nous touche aujourd’hui encore, quand tant de productions contemporaines nous semblent déjà flétries ? Dans un essai évoquant, précisément, l’art anonyme de Lascaux, Maurice Blanchot situait à ce moment-là la « réelle naissance de l’art » qui pourrait ensuite « infiniment changer et incessamment se renouveler, mais non pas s’améliorer », annonçant ainsi une « perpétuelle naissance ».
« Si nous entrons dans la caverne de Lascaux », poursuivait Blanchot, « un sentiment fort nous étreint que nous n’avons pas devant les vitrines où sont exposés les premiers restes des hommes fossiles ou leurs instruments de pierre. C’est ce même sentiment de présence – de claire et brûlante présence – que nous donnent les chefs-d’œuvre de tous les temps ». Or nous retrouvons cette «claire et brûlante présence » en nous replongeant, grâce à Maurice Chappaz – nonagénaire frais émoulu – dans deux contes populaires de l’Afrique ancienne découverts par l’ethnologue Leo Frobenius qu’il commente avec une vivacité intacte (ses deux gloses datent de 1955 et 2006), et dans ses nouvelles versions (avec Eric Genevay) des Géorgiques de Virgile et des Idylles de Théocrite.
Le poète en éclaireur
Maurice Blanchot oppose le « monde » de Lascaux, « d’obscure sauvagerie, de rites mystérieux et de coutumes inapprochables », et les peintures de cette nuit des temps qui « nous frappent tout au contraire par ce qu’elles ont de naturel, de joyeux et, à la faveur des ténèbres, de prodigieusement clair ». La même allègre clarté, dans une proximité qu’on pourrait dire l’expression même de la ressemblance humaine, irradie également les contes noirs intitulés Le luth de Gassire et La chute de Kash, autant que le monde paysan des Géorgiques, proche à son tour du «Valais de bois» que Maurice Chappaz a chanté dans Testament du Haut-Rhône à l’instant de pressentir sa perte. A ce propos, les contes noirs préfigurent d’ailleurs nos préoccupations contemporaines sur un retour à la barbarie (par la vanité, l’infidélité, la cupidité et la discorde) que Chappaz n’a cessé de stigmatiser à sa façon, notamment dans Les maquereaux des cimes blanches.
De Lascaux à notre époque « de l’encerclement, de la numérotation du globe » où l’on a commercialisé le bonheur, l’artiste ou le poète reste ainsi ce témoin d’un premier bond hors de la nature et ce garant d’une civilisation toujours à venir, que ce soit au temps d’Auguste, à celui des « cours dépravées et cruellement autoritaires » que traversait Théocrite sans que son chant pur n’en fût altéré, ou en notre siècle.
L’été de ses 90 ans, avec son compère Eric Genevay et son épouse Michène l’aidant à peaufiner ses traductions sur la base de versions anglaises (!), Maurice Chappaz travaillait encore d’arrache-pied à ces deux ouvrages publiés dans les années 50 sous l’égide d’André Bonnard. Traductions complètement remaniées, fraîcheur ajoutée à la fraîcheur, saveur à la saveur, révélation grâce à Michène Chappaz d’un émouvant Héraclès enfant : telle est l’Antiquité de ce matin
Le poète écrivait en août dernier : « Je ne happe qu’un petit coin d’une civilisation qui chavire, ou qui se suicide par son colossal développement. Les mots en poésie doivent retrouver le rythme de l’eau ou du vent, puis cueillir ce qui se glisse dans la nuit car la nature parle, gémit d’une même attente : celle de l’Esprit ». Et cinquante ans plus tôt, comme si c’était tout à l’heure : « La réalité doit être atteinte dans les faits. Nos plus simples actes : manger, fumer, travailler, ses sucer les lèvres comme dit le conte, doivent être rattachés par une liturgie peut-être, par une correspondance intérieure à la totalité des êtres par exemple à ces deux truites qui fuient sous un petit pont, à ces nuages jaunes qui traversent la plaine lors de la migration des pollens de peupliers, aussi bien que les plus petites joies de l’existence doivent nous unir nous-mêmes, les individus, les multitudes qui respirons, qui buvons tous l’air, « le cognac du Père Adam »…
Maurice Chappaz et Leo Frobenius. Orphées noirs. Préface de Jacques Chessex. L’Aire bleue, 125p. Théocrite. Idylles. Version française de Maurice Chappaz et Eric Genevay. Dessins de Palézieux. Sltakine, 261p. Virgile. Géorgiques. Version de Maurice Chappaz et Eric Genevay. Slatkine, 213p.
Commentaires
J'aime bien que ta note soit illustrée et commence par Lascaux. J'ai visité la grotte de Niaux, en Ariège, l'an dernier et j'ai ressenti ce sentiment de beautée et de mystère religieux qui entoure ces incroyables peintures.
Par chance à Niaux la ventilation est suffisante pour permettre un nombre de visiteurs raisonable chaque jour. Après un bon kilomètre de galeries glissantes, on touche presque les oeuvres et c'est magique.
« Les salles vastes et résonnantes étaient là, désertées et claires, et la conversation merveilleuse, en langues innombrables entre les mille Natures diverses qui étaient rassemblées et rangées dans ces salles, se poursuivait. Leurs forces intérieures entraient, l'une contre l'autre, en compétition. Elles aspiraient à retrouver la liberté et les rapports où elles étaient autrefois. Rares étaient celles qui se tenaient à leur place propre et regardaient, avec tranquillité, les poussées et les efforts qui se faisaient alentour. Toutes les autres se plaignaient de tourments et de douleurs effroyables et pleuraient l'ancienne vie si belle au sein de la Nature, où une liberté commune les unissait et où chacune obtenait d'elle-même ce dont elle avait besoin.
« Oh! disaient-elles, si l'homme comprenait la musique intérieure de la Nature et possédait un sens de l'harmonie extérieure! Mais c'est à peine déjà s’il sait que nous appartenons toutes les unes aux autres et qu’aucune ne peut, sans les autres subsister. » Novalis, Les disciples à Saïs
Voila ce que je ressens devant ces fresques de Lascaux et comme vous la fraîcheur inaltérée … « Les correspondances » de Baudelaire… C’est souvent aussi ce ressenti souvent en lisant vos notes…
J’ai pris l’habitude de butiner à partir de votre blog, de lien en lien… et hier de tomber sur cela (merci à l’ornithorynque !) pour rencontrer enfin Cingria, bien à propos:
Essayez pourtant, par exemple ceci : vous avez besoin d'un livre indispensable à la question qui vous préoccupe, et qui plus est extrêmement rare. Vous sortez. Immédiatement il vous tombe sous les yeux sur les quais. C'est mal concevable une chance pareille, et pourtant c'est advenu. Racontez cela : on croira que vous mentez. Tant mieux. Il vaut mieux que les indications de la chance restent secrètes ; mais dès lors, puisque vous la tenez, faîtes comme Jacob avec l'ange : ne la lâchez sous aucun prétexte. Habituez-vous à des chances, vous les aurez. Commandez-lui : je crois qu'il n'y a rien qu'elle déteste autant que l'indécision et l'incertitude. Elle veut un compagnonnage, une familiarité. Si elle les a, elle est radieuse. Autrement, elle vous fusille.
C.-A. Cingria - Bois sec Bois vert.
Et ce commentaire
« Hasard, chance ? Personnellement, je ne suis pas loin de considérer les livres comme des sortes d'êtres séraphiques, qui se présentent à nos regards au bon moment et s'ouvrent pour nous à la bonne page pour nous donner à lire les mots qu'il nous fallait. Mais encore faut-il avoir confiance en ses intuitions, garder soi-même une disposition d'esprit accueillante, rester aware comme disait un philosophe méprisé... »
Qui me rassure sur ce que je vis depuis quelques mois…
"Lumière de la Conscience qui tout embrasse, c'est en toi que se forme l'image de l'univers, qu'elle y demeure et s'y dissout, mystère qui détient le miracle de la vérité. Tu es le Soi intérieur, le "Je" vibrant dans le coeur. Coeur est ton nom, ô Seigneur!"
« L’essentiel est invisible pour les yeux… » …
Merci JLK, merci la vie et vive le lâcher prise !