UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Au plaisir du poète


    François Augiéras versus Michel Onfray: la poésie contre le wellness philosophique.

     
    Le plaisir va-t-il devenir obligatoire ? L’hédonisme fera-t-il l’objet demain de cours sanctionnés par des examens ? Faut-il se réjouir de voir Michel Onfray devenir LE philosophe le plus vendeur de la France du poète Villepin ?
    Je me pose ces graves questions ce dimanche matin, en écoutant une plaque de Buddy Guy trouvée hier pour une thune dans une grande surface de la zone industrielle voisine, au milieu des champs de neige, après avoir repris la lecture du Voyage des morts de François Augiéras, réédité dans Les Cahiers Rouges alors que paraît une biographie (et même deux paraît-il) consacré à cet étrange personnage, mystique barbare et très lumineux écrivain au demeurant.
    J’ai commencé de lire l’autre jour la Contre-histoire de la philosophie de Michel Onfray, qui se propose de lutter contre « les protagonistes les plus austères de la grande guerre des idées ». A en croire l’auteur, «l’histoire de la philosophie est écrite par les vainqueurs d’un combat qui, inlassablement, oppose idéalistes et matérialistes ». Plus précisément, «avec le christianisme, les premiers ont accédé au pouvoir intellectuel pour vingt siècles. Dès lors, ils ont favorisé les penseurs qui oeuvrent dans leur sens et effacé toute trace de philosophie alternative ».
    Chic n’est-ce pas : ce Michel Onfray va ruer dans les brancards des vieilles noix de la philosophie: haro sur Platon et Plotin, sur l’Augustin et le Thomas si peu taquin ! Réjouissons-nous de re-jouir…
    Mais rien de réjouissant, à vrai dire,  ni moins encore de jouissif, à la lecture de Michel Onfray, qui pontifie comme une vieille noix, justement, et simplifie comme jamais les pire scolastiques n’ont simplifié. Ainsi que le lui fait observer amicalement Jean-Louis Ezine par une lettre ouverte parue cette semaine dans le Nouvel Obs, Michel Onfray, le rebelle (?) de naguère, est en train de virer pédant grave et massif. Demain c’est forcé : ce sera l’Institution, L’Académie de l’Hédonisme, en attendant l’Eglise Hédoniste des Derniers Jours.
    Surtout il y a cela : que la phrase de Michel Onfray ne chante pas, contrairement à celle de Saint Augustin. Que le style de Michel Onfray ne bande pas, à l’opposé de celui de Blaise Pascal. Bref que lire Michel Onfray n’est plus un plaisir mais un pensum, qui me rappelle à l’instant qu’on approche de l’heure du culte.
    A l’heure du culte je lirai plutôt, avant de déblayer la putain de neige d’alentour, des phrases de François Augiéras. François Augiéras fut un vrai rebelle et jusques à la fin des fins dans sa grotte. François Augiéras faisait l’amour avec le monde en faisant l’amour avec un peu tout le monde, des jeunes filles, des jeunes garçons, des adultes consentants des trois sexes, des vieillards, des enfants, des chèvres, des nuages, surtout des mots. L’époque qui affiche les mots parce que la chose n’y est plus devrait brûler logiquement François Augiéras en même temps qu’elle se prépare à sanctifier puis à cloner Michel Onfray.
    « J’étais jeune et comme les races que nous avions créées, il me semblait voir la lumière pour la première fois », écrit François Augiéras ce dimanche matin, tandis que Buddy Guy, le nègre à couilles pleines de lait blanc comme la neige, pousse son Broken hearted blues qui me fait m'épanouir de douleur bleue...
    Ce dimanche matin François Augiéras me raconte comment il va au petit bordel de la montagne « où deux ou trois filles vivent à côté des étables dans les villages des vallées perdues », puis il me raconte comment il caresse le fils du notable qui lui a ouvert son grand lit de bois français, à Tadmit dans l’Atlas saharien.
    François Augiéras, jeune homme nu dans le désert, cite Karl Jaspers chez lequel il a trouvé « le seul commentaire donnant la candeur matinale de l’œuvre de Nietzsche : « Une carrière, disait-il, une colline ouverte au soleil levant. Ca et là des blocs immaculés, non pas un édifice, mais des pierres blanches mouillées de rosée sur l’herbe du printemps ».
    A l’instant l’herbe du printemps n’est qu’une promesse sous la neige candide, et François Augiéras repose en paix sous sa pierre elle aussi sous la neige là-bas de Dordogne, mais ses mots en troupeaux me vivifient comme la voix de Buddy Guy ce dimanche du Seigneur des agnelles : « J’allai plus loin, comme les jeunes filles en Israël qui gardent les troupeaux, un livre, un fusil à la main »…
    François Augiéras. Le voyage des morts. Grasset, Les Cahiers Rouges, 2006.

  • Justice rendue à Jonathan Littell

    medium_Nivat3.jpg

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     

    Une lecture magistrale des Bienveillantes, signée Georges Nivat

    Le jour même de l'attribution du Goncourt, le quotidien romand Le Temps publiait cet article, le premier vraiment à la hauteur de son objet.

    « Ce livre vous prend à la gorge, à la tête, aux tripes, son écriture vous emporte comme une houle énorme », écrit Georges Nivat, « depuis longtemps la langue française n'avait reçu cargaison aussi lourde, aussi troublante. Ce n'est pas une révolution dans l'écriture, c'est une révolution dans le fret fictionnel; une nef chargée de tant d'histoire, de nuit, de sang, de pulsions, nos ports n'en avaient plus reçu depuis longtemps. »
    Soulignant le fait qu’aujourd’hui, en littérature, c’est ailleurs qu’on va chercher des œuvres de cette ambition et de cette envergure, et notamment chez le Russes, Nivat se plaît à reconnaître que « l'armateur du navire est la langue française, le boucanier un Américain domicilié à Barcelone, alors que la mer qu'il laboure est le fleuve humain, dans son immensité ».
    Et d’établir une relation immédiate entre Les Bienveillantes et l’auteur de Vie et destin ou encore Dostoïevski pour l’approche qui y est faite du Mal.
    Au « tout passe » de Vassili Grossman, « les monceaux d'affamés crevant sur les routes, les filles éventrées, les salopards vides d'humanité... », Nivat répond à travers Littell que non : « que ça ne «passe» pas, ça remonte comme un déglutis venu du fond de la panse infernale. » Et d’ajouter à propos de l’auteur des Démons : « Dostoïevski, présent en filigrane dans Les Bienveillantes, se posait déjà la question: le bourreau et la victime sont-ils de la même engeance, sont-ils interchangeables? y a-t-il en moi du bourreau comme il y a du fiel et de la lymphe? »
    Ensuite, et ceux qui voudraient limiter Les Bienveillantes aux dimensions d’un pavé documentaire réaliste à prétention historique le prendront pour eux, Georges Nivat écrit que « la réponse de cet immense et violent roman qu'on pourrait définir «délire historique» est que ça ne passe pas, c'est déjà là, depuis toujours, depuis les Atrides, depuis Œdipe, depuis le premier viol. Et c'est là parce qu'il y a dans l'homme un énorme et monstrueux inceste permanent, une fornication démente de la raison et de l'animalité. »
    Personne à ma connaissance, n’a donné un si juste aperçu de l’accointance de la psychopathologie de Max Aue et du projet nazi, à savoir de l'intime et de la meute : «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l'autre. »
    Eclairant également: le rapport que Nivat établit entre les grands témoins des camps, d’Auschwitz à la Kolyma, et le travail de Littell, les uns n’excluant pas l’autre : « Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg. Notre plus fiable rempart, c'était La Nuit d'Elie Wiesel, Le Dernier des Justes de Schwartz-Bart, Etre sans destin de Kertesz, c'était plus encore les grandes cathédrales d'écriture salvatrice: L'Archipel du goulag de Soljenitsyne, Vie et Destin de Grossman. C'étaient eux qui avaient élevé les digues, et même le persifleur de l'extrême qu'est Chalamov, en définitive, sauvait une part de l'humanité - malgré les âmes gelant plus vite qu'un crachat, malgré les crevards «joués» au trictrac par les truands. Grossman avait décrit l'enfer inhumain de l'épouvantable bataille de Stalingrad, mais il avait su y loger «l'îlot de la maison N°6», les deux jeunes gens à qui le commissaire attribuait une heure de bonheur amoureux avant la mort inéluctable. L'amour existait encore, l'humain était sauvable, à dose homéopathique du moins ».
    Georges Nivat, traducteur de Biély et de Soljenitsyne, entre autres multiples travaux référentiels, est bien placé pour évaluer les résonances « russes » des Bienveillantes, que j’avais signalées par ailleurs dans la fin du chapitre consacré à Stalingrad, m’évoquant le Boulgakov du Maître et Marguerite : « L'auteur des Bienveillantes connaît très bien la littérature russe, et semble jouer avec elle, il joue à lui faire écho, mais un écho ravageur. Sa petite musique (le roman est divisé en mouvements musicaux) lentement balaie le grand fleuve humain comme un ruisselet d'immondices. Toute la littérature russe est retournée comme ce lapin écorché entre toccata, allemande et gigue: les plus grandes scènes de Grossman, les voilà rejouées de l'autre côté, du côté des SS, avec les Aktionen spéciales, les humains poussés à la fosse putride où la plus grande preuve de compassion pour les frères humains est d'entrer dans le sang et la merde jusqu'aux genoux pour donner le coup de grâce à une fillette. Et la grande scène de Grossman entre Mostovskoy et le chef du camp nazi où il se retrouve prisonnier, cette envolée oratoire du nazi qui dit au bolchevique: «Même si nous périssons, nous savons que vous achèverez la tâche qui est la nôtre», la voici reprise, mais à une échelle gigantesque, comme si toute cette marée d'excréments et de misère qui ne porte plus de nom unissait les deux fleuves de l'histoire du XXe siècle.

    Autre rapprochement saisissant, entre la figure d’Hitler et celle d'un rabbin, que Littell ose à travers les yeux de son protagoniste – et seuls les doctrinaires bornés verront du sacrilège dans cette fantasmagorie: « Le narrateur, l'Obersturmführer Dr Aue, voit en rêve Hitler portant un châle de prière, dialogue avec le commissaire fait prisonnier en lui disant suavement: «Au fond nous récusons ensemble l'homo economicus», refait cette grande plaidoirie sur les deux peuples élus qui s'excluent l'un l'autre, plaidoirie que George Steiner avait déjà mise dans la bouche de son Hitler fait prisonnier par le commando israélien au fin fond de la forêt amazonienne.

    Aue serait-il, comme il le prétend, le bourreau ordinaire, celui dont l'historien américain Daniel Goldhagen a fait le portrait dans ses Bourreaux volontaires de Hitler? Pas tout à fait, car Aue, homme distingué, mélomane qui souffre de n'avoir pas appris à jouer du piano, lecteur de Blanchot (lit-il L'Ecriture du désastre dans sa retraite de survivant caché dans le grand «fleuve humain»?), ami de Brasillach et de Rebatet, Européen en somme, mais revenu à ses origines volkisch, fils d'un père allemand qui a fait la première guerre en bourreau animal, et d'une mère française remariée qu'il hait, Aue donc prend ses distances, accompagne d'objections «réalistes» la démence de la Solution finale, organise des panels scientifiques grotesques pour déterminer si les Bergjuden du Caucase sont juifs de sang ou de culture, lit Lermontov, visite les lieux où le poète se fit tuer en duel par Martynov, cite Augustin s'étonnant que Jérôme pratique la lecture silencieuse, mais cette distance n'est qu'une mise en scène. En définitive le grand secret, c'est l'adéquation de la gigantesque orgie de sang à son propre chaos primaire intérieur: en lui est la maison des Atrides, comme elle est aussi dans le prince des Démons de Dostoïevski, Stavroguine. »
    J’y ai souvent pensé en lisant Les Bienveillantes : qu’il y avait du démon dostoïevskien chez Max Aue. Mais Littell ne parvient pas, pour autant à nous communiquer l’horreur et la terreur physique que provoque Stavroguine dès sa première apparition.
    medium_dostoievski3.jpgGeorges Nivat note cependant que « Stavroguine aussi est impuissant, Stavroguine aussi est un sadique impubère, Stavroguine aussi monte au grenier pour se pendre, quittant la gravité qui fait pencher les humains et surtout les femmes gravides vers la terre. Aue monte au grenier du superbe manoir poméranien de son beau-frère, et voit dans un délire onirique sa sœur-jumelle-épouse, avec qui il a forniqué au sortir clandestin de leur enfance ».
    Ces rapprochements sont importants, car ils nous ramènent dans les sphères mythiques de la grande littérature. J’avoue n’avoir pas assez perçu cet aspect, dans les passages consacrés à la dérive psychopathologique de Mac Aue, mais l’éclairage de Georges Nivat est essentiel à cet égard : « Dans un maelström de sadisme, d'onanisme délirant, il s'accouple à nouveau, puis monte au grenier et mime sa pendaison. Mime seulement, car il n'est pas Stavroguine, il est l'enfant-monstre sommeillant dans chaque homme. Comme Le Pavillon des cancéreux, le roman s'achève au zoo, pas celui de Tachkent, celui de Berlin en flammes, où les abris antiaériens sont des cloaques de merde et de cadavres, où l'hippopotame flotte dans un déluge de fin du monde, et, devenu gorille, Aue s'empare d'un barreau de cage pour fracasser son seul ami, Thomas, le boute-en-train SS qui l'a extrait de son delirium. Non, la Götterdämmerung n'est pas pour lui, il ne suivra pas son Führer. Dans le bunker déjà à demi noyé, un Hitler sénile et tremblant décore quelques SS méritants, et lorsqu'il arrive devant Aue, celui-ci, comme Stavroguine dans le salon du gouverneur, le pince au nez. Dès lors le film s'accélère, prend des allures de plus en plus grotesques et kitsch, avant de s'achever au zoo.
    Là encore : tilt ! La scène du nez pincé, illustrant aussi le côté fantastique du roman, pourrait sembler grotesque aux yeux d’un historien en pantoufles, alors que le lien établi entre Aue et Stavroguine par Georges Nivat jette une lumière nouvelle sur cet extravagant passage du bunker : « Stavroguine est porteur d'une croix, c'est ce que veut dire son nom. Aue est un monstre ordinaire comme le crapaud de Nabokov dans Bend Sinister. Il sombre dans un univers excrémentiel onirique, tuant sa mère et son père de substitution, devant les jumeaux dus à la fornication clandestine de sa sœur jumelle, étranglant sauvagement un vieillard qui joue du Bach dans cette latrine de déréliction qu'est devenu le Reich. Le mal existe encore pour Stavroguine, le chef des démons, mais il n'existe plus pour Aue, il n'a plus aucune consistance. «L'inhumain, excusez-moi, ça n'existe pas, il n'y a que l'humain et encore l'humain.» L'inhumain n'est que l'effet de la persistance diabolique et obstinée de l'humain dans l'homme: Baby Yar, Sobibor, Maïdanek, l'Aktion hongroise extorquée à Horthy, la faveur de Himmler, l'enfer inconcevable de Stalingrad, rien ne «passe», parce que tout est dicté par les Erinyes, ces Euménides, ou encore Bienveillantes qui, comme des chiennes, dévorent le sein de la jeune fille pendue à Kharkov."
    Sur quoi Georges Nivat explicite mieux encore les connotatons du titre du roman de Jonathan Littell : « Que veulent dire ces Erinyes, autrement dit ces déesses de la Vengeance? Littell nous l'explique: les Grecs n'attribuaient aucune circonstance atténuante au meurtrier du fait que son crime était dû au hasard: Œdipe ne reconnaissait pas son père, peu importe! Et ce code judiciaire grec est au fond le plus juste, il condamne l'Allemagne entière, et, en un autre sens, il la disculpe puisque c'était ainsi."
    Enfin, conclusion magistrale, et renvoyant à leurs petits cabinets les pseudo-spécialistes ramenant le roman à un pensum néoclassique, Georges Nivat en montre au contraire la nouveauté (non de style mais de « fret) et la portée réelle : « Les sadiques en tout genre que côtoie l'Obersturmführer Aue sont de pauvres types, telle est notre Dikè! Et le roman, en un sens, contredit tout le «récit» historique construit depuis ce Crépuscule des dieux hitlérien. On a créé un «imaginaire historique» cohérent, sans voir que sa cohérence était ailleurs: dans l'inceste fondamental, celui qui noue ensemble la folie et la raison, le sexe et la mort. Toutes les utopies sont incestueuses, comme celle des martiens de Burroughs, qui donne lieu à une note qu'envoie Aue à Himmler, ou celle de Hobbes, ou le zoo humain inventé par Hans Frank.
    « Le matricide dans la villa d'Antibes est bien plus en accord avec le déchaînement de bestialité infantile que décrit ce roman effrayant, à l'humour vitriolaire, où les taches de lumière creusées par la torche du narrateur créent une épouvante insidieuse, visqueuse, «indétachable» comme un vêtement souillé et puant. Les petits énormes crânes des morts vifs du peintre Music murmurent «Nous ne sommes pas les derniers», le bourreau de la maison des Atrides européenne, murmure aussi: «Nous ne sommes pas les derniers.»

    La version intégrale de cet article de Georges Nivat a paru dans Le Temps en date du 11 novembre 2006. (www.letemps.ch) . Dans le même quotidien, signalons également l’entretien réalisé par Isabelle Rüf avec Jonathan Littell.
    medium_music.jpg

  • Le rap de l'humaniste

    medium_Ferguson4.jpgAvec L’Anthropologue, Jon Ferguson donne son meilleur livre, véritable régal d’intelligence incarnée et d’humour.


    Jon Ferguson, connu des lecteurs romands pour ses chroniques et ses activités diverses d’entraîneur de basket et de peintre, s’est déjà illustré par quelques livres dans lesquels filtrait sa philosophie d’épicurien en rupture de bigoterie à l’américaine. Or il rempile avec un roman dont le protagoniste, prof d’anthropologie culturelle sur un campus américain, frise la soixantaine et en sent les effets sur sa paire de noisettes, selon son expression. Produit typique des sixties (il a bouclé ses études en 69, « année érotique »), deux fois marié (sa première femme a filé avec son psy, la seconde est morte avec leur minibus Toyota), il s’efforce tant bien que mal, après vingt-cinq ans de redites, de suggérer à ses étudiants que notre culture - notre religion, notre façon de voir le monde, nos us et coutumes – n’est pas un modèle unique, mais que chacun est tributaire de son groupe, et que le groupe voisin mérite le respect, et que l’individu vivant – par exemple ce vieux jardinier mexicain du campus – en mérite plus encore qu’aucun groupe abstrait.
    Malgré les atteintes physiques de la quasi-soixantaine, Leonard Fuller a gardé la curiosité et la verve de ses jeunes années, trouvant le meilleur écho chez sa secrétaire Sharon, plantureuse matrone acajou qui marne pour subvenir aux besoins de trois chenapans dont l’aîné sort juste de taule. Sharon en sait plus sur l’humanité que maints collègues de Lenny, lequel va montrer son propre « génie » en affrontant le fils délinquant, qu’il « retourne » d’une merveilleuse façon – le lecteur la découvrira lui-même -, non sans envoyer paître les autorités de l’Université qui lui reprochent ses propos « politiquement incorrects ».
    Conduit avec brio, cousu de dialogues sonnant juste, pétillant d’humour et d’intelligence fraternelle (ainsi que le souligne aussi Gilbert Salem dans sa préface), L’Anthropologue est un livre dense et « dansé », salué en termes élogieux, excusez du peu, par le Nobel de littérature J.M. Coetzee…
    medium_Ferguson2.JPG

    Jon Ferguson. L’Anthropologue. Traduit de l’américain par Patrick Moser. Castagniééé, 183p. L’auteur signera son livre le 15 décembre chez Payot-Lausanne, de 17h à 19h, et le 20 décembre à la Librairie de Morge, de 18h.à 21h.

  • La blanche de sa vie

    medium_Bovard6.JPG


    La pêche à rôder, de Jacques-Etienne Bovard
    C’est toujours un bonheur que de voir un écrivain gagner en liberté dans le développement de ses thèmes et de son expression, comme il en va des quatre récits de La pêche à rôder de Jacques-Etienne Bovard, après les avancées déjà très remarquables du Pays de Carole et de Ne pousse pas la rivière, ses deux derniers romans. D’aucunes et d’aucuns, sans même y aller voir de plus près, auront fait cette petite moue des gens sérieux pour qui la Littérature ne saurait se complaire dans l’anecdote, en avisant cet album assorti de photographies « maison », genre cadeau de fin d’année, où l’on voit la fille de l’auteur, un ami à lui pêchant de dos, son matériel exposé, un long poisson dans la rivière, que sais-je encore de plus inspirant pour les belles âmes de la paroisse littéraire romande ?
    Quant à moi, déjà ferré par l’enthousiasme véhément de notre compère l’éditeur, mais demandant pourtant à y voir, j’ai bel et bien culbuté dans ce livre à l’unisson de l’auteur, puisque c’est par une chute dans la nuit matinale, suivie d’un empêtrement ponctué de jurons, que Bovard marque son ouverture, au double sens du terme tant il est vrai que la première des quatre séquences du livre, intitulée La grande blanche, coïncide avec le première jour légal de la pêche, non loi de l’embouchure de la Venoge.
    Or tout de suite on y est : on y est physiquement, comme aux petites aubes les conquérants de l’inutile sortant de la cabane d’altitude, tout de suite on flaire la rivière après en avoir perçu la rumeur entre les feuilles, tout de suite on est comme happé par cette Attente dans laquelle va se dérouler tout un combat compliqué dont l’enjeu est une fuyante merveille, mi chair-mi fantasme, vivant défi qui ne peut qu’être dans l’absolu du pêcheur, aujourd’hui où c’est la mort, la « blanche de sa vie »…
    La quête de l’absolu, chez Jacques-Etienne Bovard, ne va pas sans patauger, s’embrouiller le fil et le matos, surtout risquer de faire mayaule, l’expression vaudoise signifiant tout louper et rentrer bredouille. A cette sainte salope de poisse, l’écrivain consacre de formidables pages, dignes d’un grand écrivain. Deux passages, déjà, de Ne pousse pas la rivière avaient atteint cette intensité de fusion d’une perception très physique et d’une aspiration quasi métaphysique à vivre sa passion jusqu’aux confins de l’extase et de la mort, dont l’inatteignable blanche était déjà le symbole. Dans La pêche à rôder, où il gagne encore en liberté narrative et en puissance d’évocation - salut Hemingway, salut Jim Harrison -, Bovard touche à toutes les gammes de sensations et de sentiments, de la tendresse filiale (la belle initiation de Retrouvailles) à l’amitié scellée par l’Aventure, en passant par la relation profonde avec la nature ou la reconnaissance manifestée à ceux qui l’ont initié, le ressouvenir personnel d’épisodes familiaux révélateurs, enfin tous ces petits côtés et tous ces beaux moments constituant les facettes de son Grand Jeu.

    medium_Bovard5.JPGJacques-Etienne Bovard. La pêche à rôder ; un art de l’impatience. Bernard Campiche, 130p.