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  • Le cimetière des oiseaux

    L’Auteur démasqué (2)

    Ce texte est tiré du Jugement dernier, premier chapitre du Lotissement du ciel de Blaise Cendrars, paru dans le 12e tome des Oeuvres rééditées chez Denoël. Personne n'a identifié l’Auteur avant Minuit. Conformément à la règle du jeu papou, le lauréat suivant recevra deux livres.

    « Personnellement, ce qui me frappe le plus chez les oiseaux ce sont leurs yeux avec leur regard d’outre-monde ou d’outre-tombe, car où est le cimetière des oiseaux ? N’avez-vous jamais été frappé de ce regard impersonnel, voire d’éternité que l’Oiseau ne fait pas peser sur vous mais avec lequel il vous transperce comme si vous n’étiez pas opaque et qu’il visât derrière vous votre âme, votre ombre et qu’il s’entretînt, prêt aux épousailles, prêt à s’envoler dans l’immortalité, avec votre double ou à crever pour les manger les yeux de votre ange gardien ? Il n’y a pas plus étranger à ce monde que l’oiseau, car où est le cimetière, l’ossuaire des oiseaux ? »

  • Le grand match


    L’Auteur démasqué

    Ce texte est tiré de Passe-Temps II, de Paul Léautaud, paru au Mercure de France. Joël Perino, qui l'a identifié, recevra deux livres pour l'avoir désigné.

    C’est la Vie, la chère Vie, avec un grand V, pour sûr, que j’appelle ainsi. Je vous le demande : quel nom pourrait convenir mieux à l’agréable existence que nous menons, et quand je dis : que nous menons… c’est plutôt : qui nous mène, qu’il faudrait. Compétitions sur toute la ligne, ambitions de toutes sortes, brillantes et pas chères, mille départs à chaque instant vers des buts qu’on se plaît à croire différents, tout à la va-vite, hommes et choses, idées et œuvres, paroles et gestes, désirs et actions, oui, la vie d’aujourd’hui, énervée, surexcitée et trépidante, c’est bien là le grand match, l’unique et général match, le suprême et le définitif. On a beau faire, chercher à tirer au flanc, prétexter des blagues : un père mort ou une mère retrouvée, on en est tous, bon gré mal gré, les uns commençant à s’entraîner, les autres roulant déjà loin, et c’est un tel train qu’il semble parfois qu’on entende, tout autour de soi, le vaste et prodigieux psss… de la vie qui file, file – ah ! à ne la rattraper jamais.

  • Avant l’aube


    Sur la route du Tôkaidô, avec Pierre Michon
    Les Japonais avaient leur pèlerinage de poètes comme les musulmans ont celui de La Mecque ou les chrétiens les chemins de Compostelle, qu’ils appelaient la route du Tôkaidô, reliant en cinq cents kilomètres les deux capitales de Kyoto et d’Edo.
    «Ce n’est pas pour son grand rôle politique que cette route nous est connue», écrit Pierre Michon dans la belle préface au recueil de chroniques que Pierre Pachet vient de publier chez Denoël sous le titre de Loin de Paris, «mais parce que, une fois au moins dans leur vie, les lettrés se sentaient tenus d’emprunter cette route, et d’y méditer à leur façon sur chacune des cinquante-trois étapes qui la jalonnaient. Ils s’y remémoraient tel poème, y voyaient tel arbre, tel oiseau, telle auberge que leurs prédécesseurs avaient mentionnée; ils versaient à l’endroit convenu les larmes qu’un très ancien poète avait versées; il leur arrivait d’attendre longuement à une étape que le vent se mette à souffler dans la direction exacte décrite cent ans plus tôt, et qu’il emporte cette feuille de pêcher qu’il avait emportée cent ans plus tôt. Leur cœur alors se serrait sans qu’ils sachent pourquoi, disaient-ils, ils reprenaient leur bâton et allaient se serrer le cœur à l’étape suivante. Parfois même ils avaient une émotion nouvelle que les anciens n’avaient pas eue, saisissaient une conjonction inédite d’arbre et d’oiseau et de saison. Et ceux qui venaient après eux en faisaient usage.
    Cela me serre le cœur de lire ces lignes en ce moment précis d’avant l’aube, cette seule expression me rappelant le titre, Avant l’aube, d’un des recueils de carnets de L’Etat de poésie de Georges Haldas.
    Sur une voie de la mémoire semblable à la route du Tôkaidô, Pierre Michon se rappelle deux ou trois choses qu’il doit à Pierre Pachet, et par exemple de lui avoir commenté un fragment d’Héraclite et de lui avoir appris à reconnaître les corneilles mantelées.
    Le fragment d’Héraclite était celui-ci:» A Priène vécut Bias, fils de Teutamès, qui avait plus de part au logos que les autres». Alors Pierre Michon de s’interroger: «Est-ce que ce Bias parlait plus justement ou véridiquement que les autres? Est-ce qu’il avait un plus grand éclat dans le discours des autres, une plus grande réputation? Est-ce que ça veut dire, demandai-je, que Bias est beau parleur ou qu’on parle bien de lui?» Et Pierre Pachet de répondre: «Non, non, c’est sûrement autre chose. Héraclite n’aurait pas déplacé son gros cul pour si peu».
    Notre Tôkaidô est l’univers. A Tokyo les oiseaux m’ont conduit dans le jardin public où pleurait le vieil homme de l'inoubliable Vivre de Kurosawa, des chèvres m’ont rappelé dans les Langhe l’âcre odeur de certaines pages de Travailler fatigue de Pavese, à Sils-Maria mon cœur s’est serré le long du lac de cristal dont les eaux m’ont rappelé La montagne magique, à Soglio m’est revenue la voix grave de Pierre Jean Jouve, et de station en station ainsi je pourrais refaire à l’instant ma route du Tôkaidô sans me bouger le fondement plus qu’Héraclite. Ainsi le Tôkaidô est-il le chemin de nos Riches Heures, et tous les possibles se concentrent en celle-ci, d’avant l’aube…

  • Une idée de roman

    Sur Le rapport Amar, de Jérôme Meizoz
    Le premier roman de Jérôme Meizoz, intitulé Le rapport Amar, n’est à vrai dire qu’une idée de roman. Bonne idée, au demeurant, tant par la construction que par la substance signifiée. Hélas les protagonistes ne sont que des idées de personnages, et le drame s’en tient lui aussi à la seule citation de faits, dont l’enchaînement se trouve à tout moment freiné par le discours savant, voire savantasse, signalant une folie académique qui pourrait elle aussi nous captiver si elle ne restait absolument désincarnée.
    Bruno Lesseul, passionné par le déclin des langues orales et l’hégémonie de la langue française au détriment des dialectes, est accusé d’avoir cannibalisé son amie brésilienne Juliana, spécialiste du fameux candomblé, après l’avoir entraînée dans une relation sado-masochiste entrecoupée de doctes échanges. Le bon docteur Tissot, qui ne fut pas que le contempteur du vice solitaire, avait mis en garde les gendelettres contre certaines maladies, mais l’obsession « ethnocidaire » de Bruno a de plus obscures racines qui eussent fait saliver la doctoresse Dolto, citée dans la foulée…
    Le « roman » est tissé par les diverses pièces du rapport où voisinent éléments d’expertise, carnets de Bruno, bribes de récits liées à un voyage au Brésil, lettre de Juliana ou témoignage d’une péripatéticienne, notamment. Tout cela, une fois encore, pourrait être passionnant, comme l’est Feu pâle, le chef-d’œuvre de Nabokov fondé sur un montage philologique. Or, autant Jérôme Meizoz « vit » sa recherche dans ses essais, autant le chroniqueur-prosateur de Morts ou vifs et des Désemparés peut toucher juste, autant lui échappe ici son objet faute d’énergie narrative et plus encore de toute empathie.
    Jérôme Meizoz. Le rapport Amar. Editions Zoé, 2006, 87p.

  • Lectures ferroviaires (2)


    Villa Amalia, paradis précaire
    L’intercity à deux étages glissait du sud au nord à travers un décor de petits jardins assoupis et de roseaux et de canaux – c’était la région de Bienne où Robert Walser a tant flâné -, tandis que la protagoniste de Villa Amalia, passant par Bienne elle aussi, s’en allait maintenant vers les Grisons et l’Engadine, le lac de Côme et, plein sud, jusqu’à Naples et l’île d’Ischia…
    Lorsque j’ai changé de train à Olten, cette ville industrielle dont on ne voit de la gare que des entrepôts et des câbles, Eliane Hidelstein, alias Ann Hidden, avait déjà avoué à son ami homo Georges, à qui elle avait fait croire d’abord qu’elle partait pour le Maroc et le désert , que non : qu’elle se trouvait à l’instant à Ischia où il lui semblait tout reconnaître et être reconnue de tous. Après quoi, mon train suivant se dirigeant vers l’Engadine, Ann remontait en Bretagne chez sa mère impossible et retrouvait, pour tout en liquider, sa maison de Paris et l’homme qu’elle avait largué pour sa trahison et « tout le reste », qui lui chialerait dans le gilet en ne parlant que de lui et lui proposerait de lui payer un psy pour l’«’aider »…
    Or Anne Hidden, qui deviendra l’Anna de la villa Amalia, longue maison jaune au toit bleu qui surplombe la mer et dont elle fera son paradis de quelque temps, n’a pas besoin d’être aidée mais seulement de se retrouver, elle, que son père a abandonnée petite tout en lui léguant la passion de la musique, entretenue chez elle jusqu’au génie.
    C’est donc l’histoire d’une rupture radicale (Ann Hidden tirant prétexte de l’infidélité du médiocre Thomas pour tout bazarder de leur vie passée) que raconte Pascal Quignard dans Villa Amalia, roman très elliptique, à fines touches hypersensibles, qui se déroule un peu comme un film mental tout en donnant, aux lieux nommés et aux moments les plus denses, un relief d’une saisissante présence. Le lecteur brûle ainsi de découvrir à son tour les bords de l’Yonne à Teilly ou tel petit port de l’île d’Ischia, sans parler de la terrasse de la villa Amalia.
    Il en va finalement de la possibilité d’une île de liberté créatrice et de plus justes relations entre les gens, de reconnaissance mutuelle et de passion partagée pour cela simplement qui est ou pour la musique plus précisément dans le vertige de laquelle se perdre et se retrouver. Cela s’effiloche un peu sur la fin, mais on dirait alors que l’auteur, s’en tenant à une possibilité de roman, en laisse la conclusion à chacun. Ainsi ce beau livre module-t-il une sorte de rêverie esthétique, ponctuée de vues profondes sur la vie ou la musique, parfois cédant à certaine préciosité ou certaine solennité sentencieuse, mais laissant une trace délicate, en fort contraste avec les platitudes et la vulgarité au goût du jour.
    Le paradis de Villa Amalia reste évidemment précaire, sans relever pour autant de la chimère trop dérisoire : une cacahuète avalée de travers suffit à en ruiner l’harmonie apparente en coûtant la vie à une enfant qui semblait à vrai dire vouée à un destin bref, mais la musique rejaillit comme Anna rebondit au gré de ce qui pulse et danse en elle, comme pulse et danse l’écriture de l’auteur…

    Citations notées sur les tablettes du train :
    « L’air de Paris sentait son odeur si particulière, putréfiée, charcutière, mazoutée, épouvantable ».
    « C’était une femme entièrement à sa faim, à son chant, à sa marche, à sa passion, à sa nage, à son destin ».
    « Il y a une extrême tendresse répugnante, excessive, malodorante, osseuse, chez les vieilles gens».
    « Ceux qui ne sont pas dignes de nous ne nous sont pas fidèles ».
    « Le chagrin est plus ancien et presque plus pur en nous que la beauté »
    « C’était une petite enfant dont le visage était la nostalgie même ».
    « Les œuvres inventent l’auteur qu’il leur faut et construisent la biographie qui convient ».
    « Cela sentait la pluie, la laine mouillée, la craie, la poussière, l’encre fade, la transpiration très aigre des jeunes garçons ».
    « En vieillissant je suis devenue butineuse ».

    Pascal Quignard. Villa Amalia. Gallimard, 297p.