
A propos de La panne de Dürrenmatt
J’ai souvent éprouvé la sensation d’étouffer dans ces quartiers qu’on pourrait dire typiques de la classe moyenne occidentale, aux maisons familiales sagement alignées et aux jardins soigneusement entretenus, où il me semblait que rien ne pourrait jamais arriver tout en me réjouissant à chaque fois que se révélait un nouveau drame derrière les haies de thuyas, et c’est exactement ce mélange d’oppressante quiétude et de jubilation mauvaise que distille La panne de Friedrich Dürrenmatt, où je retrouve aussi la quintessence du sentiment ambigu de parfaite innocence et de culpabilité latente marquant chaque citoyen de notre incomparable pays.
Alfredo Traps, que la panne de sa Studebaker immobilise un soir dans un bled du plateau suisse, est un exemplaire assez représentatif du Suisse moyen marié et père de famille, qui n’a rien à se reprocher en dépit de quelques accrocs. Ainsi montre-t-il de l’embarras lorsque, ce soir-là, convié à participer au jeu de rôles qu’organise le retraité qui lui a offert l’hospitalité - un ancien juge trompant son ennui, avec ses compères jadis procureur et avocat, en rejouant quotidiennement un procès -, il est prié de faire l’accusé et de présenter son crime à l’aimable compagnie.
Quelques aveux de rien du tout, à propos d’une liaison sans lendemain avec la femme de son patron, dont la mort par crise cardiaque l’a bien arrangé dans son ascension sociale, suffiront cependant à donner au procureur la matière d’un réquisitoire carabiné où l’innocent présumé se découvrira les mobiles inavoués et surtout les talents d’un assassin retors, auteur du crime parfait puisque provoquant la mort de son patron sans y toucher, tiptop les mains propres en Suisse irréprochable.
Il est peu d’écrivains de ce pays qui aient saisi, avec tant de pénétration et tant d’humour grinçant, la tournure et la tonalité de la mentalité suisse, mélange de bonne et de mauvaise foi, de respect des conventions et d’opportunisme occasionnel, d’honnêteté et de rouerie, de puritanisme et de sensualité terrienne. Surtout il rend le climat d’une certaine Suisse moyenne avec une merveilleuse aptitude à jouer des clichés sans tomber pour autant dans le confort intellectuel. La Panne est à la fois le procès de notre bonne conscience et celui de l’arbitraire judiciaire, mais c’est aussi une plongée au coeur de la tragédie humaine. Dürrenmatt lui-même prétend que le tragique n’a plus cours dans notre monde sans Dieu, sans Justice immanente et sans Fatum, mais il n’en montre pas moins ici que l’animal humain, même sous le costume chic d’un agent général représentant un supertextile Swiss Made, reste toujours et encore une possible créature tragique.
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Le regard de Bonnard
Dans le TGV, ce dimanche 19 mars. – La nuit tombe sur la Bourgogne tandis que nous rentrons de Paris, où nous avons fait quelques bonnes rencontres et découvertes, L. et moi. Vendredi soir, ç’a été, pour commencer en beauté, un entretien avec Tzvetan Todorov, à propos de son dernier livre, Les aventuriers des l’absolu. En une heure et demie, nous avons évoqué sa trajectoire personnelle et ses positions, par rapport au culte de l’art, à l’antinomie romantique opposant création et vie quotidienne, et aux séquelles de l’esthétisme d’un Mallarmé dans la littérature française contemporaine, qui m’ont beaucoup intéressé. Tzvetan est un honnête homme, dans la meilleure acception du terme, et j’y ai repensé le lendemain en visitant la superbe exposition consacrée aux Lumières, à la Bibliothèque nationale, dont il est le commissaire.
Ensuite il y a eu ce moment hors du temps que nous avons passé chez Monsieur Bonnard, dont la grande exposition actuelle du Musée d’art moderne n’est pourtant pas du genre que je préfère, s’agissant de ce peintre qui m’est si cher. De fait, il y a là quantité d’immense tableaux alors que je n’en voudrais qu’un à la fois et loin de la foule.
Or c’est à cela justement que nous convie Alain Cavalier dans le film qu’il a consacré au seul Nu dans la baignoire où Marthe semble reposer dans un sarcophage de lumière violine et mordorée. Nous en avons regardé la vidéo sur grand écran, assis par terre dans la salle bondée, tandis qu’un vieil infirme en chaise roulante maugréait que ce cinéaste, bougeant sans cesse avec sa caméra, ne savait pas filmer; et c’était amusant d’entendre l'impotent ronchon vitupérer pendant qu’Alain Cavalier continuait de caresser du regard le corps de la jeune fille et de détailler, de sa voix toute douce, la pluie d’or se répandant sur le visage à peine visible ou l’échappée qu’ouvre le rectangle tout bleu de la partie gauche du carrelage, au-dessus de la baignoire débordant des ses limites comme une mer en allée.
Il va de soi que le filmage, pas plus que la reproduction sur papier, ne rendent l’essentiel de la peinture, et surtout chez Bonnard, qui veut qu’on la hume de tout près et qu’on détaille de l’œil, d’encore plus près, le brasillement de couleurs et sa matière si fine et si dense, si légère aussi, comme de l’écume de salive d’ange...
Après cet enchantement radieux et mélancolique à la fois, se tasser la cloche chez Francis et finir la soirée au Tennessee en compagnie de Johnny Cash, dans le film Walk the line, ne marquait pas une rupture mais une suite ponctuée de visages et de musiques nous ramenant à cette bonne vie quotidienne que nous aimons nous aussi avec L…
Jusqu'a ce midi, dans l’affreuse cafétéria du Salon du Livre où j’avais à rencontrer encore le Djiboutien Abdourahman Wabéri, nous restions sous le charme de Bonnard en nous demandant ce qu’il aurait rendu de cet entassement de gens fatigués autour de ces tables hideuses, dans la lumière crue et les couleurs criardes…Pierre Bonnard, Nu dans la baignoire, 1936-1938. Musée d'art moderne de la Ville de Paris.