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  • Sauvageons de Suisse profonde

    Le Meilleur film suisse 2006

    Soleure, ce jeudi 19 janvier. – C’est une belle petite ville que Soleure où il fait bon, dans les vieux bistrots de bois ciré fleurant l’Europe cultivée autant que la bohème artiste et le populo à cigares, discuter des derniers films de la cinématographie helvétique qu’on y projette à journée faite une semaine durant.
    La Suisse est ce pays d’extrême-Europe, au fonds populaire, et même sauvage, à peu près méconnu par les temps qui courent, réduite qu’elle se trouve aux clichés du banquier à face blême, ou pire: du fonctionnaire vétilleux, ou pire encore : de l’intellectuel responsable convaincu que l’art et le commerce sont incompatibles. Ce fut le débat tournant à vide lancé par les médias à ces 41es Journées de Soleure, constituant les Etats généraux annuels du cinéma suisse, mais il a suffi de quatre chenapans fuguant à travers les monts de Heidi et les vaux de Guillaume Tell, dans la foulée de Bakounine et de Max und Moritz, sur un ton picaresque oscillant entre Mark Twain et Harry Potter, pour déplacer la discussion sur le terrain d’un cinéma renouant, contre toute attente, avec l’esprit du conte.
    My Name ist Eugen, du jeune réalisateur Michael Steiner, entièrement parlé en dialecte alémanique, est devenu un film « culte » en quelques mois, drainant plus d’un demi million de spectateurs suisses allemands, et voici que les pros l'ont élu Meilleur film de fiction de l'année. Ce n’est sûrement pas un chef-d’œuvre du 7e art mais c’est une merveille de fraîcheur, d’humour et de fantaisie, mêlant tous les joyeux poncifs du kitsch helvétique dans un tourbillon d’images et de musiques complètement déjanté, dont l'arrière-goût de nostalgie m’a rappelé Radio Days de Woody Allen, mais avec une frénésie juvénile étourdissante.
    Je me fiche bien, pour ma part, de ce qu’on a appelé l’helvétisme, à propos d’une idéologie qui a fait date, mais j’ai toujours pensé que les clichés contenaient une part de vérité et pouvaient être revivifiés, et c’est toute une Suisse profonde de nos enfances que j’ai retrouvée dans ce film à la fois lyrique et gouailleur, tendre et anarchisant - nos enfances de plusieurs siècles, jusqu’à ces bandes d’escholiers pieds nus qui sillonnaient l’Europe de la Renaissance en quête de maîtres de latin ou d’hébreu, qui filent aujourd’hui en skateboard et s’envoient par SMS les mêmes serments de fidélité à la vie à la mort…


  • Marthe Keller sous la neige

    Cinéma et téléfilms

    Kriegstetten, Hôtel Sternen, Bel Etage, ce mercredi 18 janvier. – Se réveiller à l’hôtel a toujours signifié pour moi : je serais nulle part, je ne serais personne. Je serais le commercial X. ou la cheffe de projet Y. Peut-être un transsexuel ? Peut-être un pasteur méthodiste ou un brasseur bavarois en tournée de promotion ? Peut-être un ancien amant de Marthe Keller que j’ai vue dans un rêve la nuit dernière, sous la pluie mêlée de neige, en robe de chambre, là-bas près de la place d’aviation ?
    Elle était sortie du film Fragile de Laurent Nègre que j’ai vu hier soir aux Journées cinématographiques de Soleure, racontant les retrouvailles-affrontement d’une sœur irascible (genre ma carrière de médecin et je vous emmerde) et de son frère hypersensible (l'ange gardien de sa maman), confrontés au suicide de leur mère désireuse de couper à la déchéance et de leur éviter les séquelles de la maladie d’Alzheimer qui la fait errer de par les rues. Deux ou trois séquences de ce premier film, dégageant une réelle émotion (excellents interprètes) en dépit d’une écriture conventionnelle (le redoutable nivellement actuel de l’esthétique téléfilm), m’ont frappé sur le moment et j’y suis revenu dans un autre rêve, croisant l’ombre de ma propre mère dans les rues de marbre blanc de l’ile de Hvar, en Dalmatie, qui me reprochait de ne pas avoir pris de laine...
    Or nous parlions, hier soir à Soleure, avec un compère de la Cinémathèque, de ce qui distingue un film de cinéma d’un produit de télé. Pas compliqué : l’écriture. Pas la littérature ni le message ni l'intrigue ni le suspense: l’art de passer d’un plan à l’autre sans alternative, parce que ça ne peut être dit que de cette façon-là, où tout est surprise et où tout signifie. Tandis que dans ces feuilletons filmés : bavardage et dosage prévu d’émotion-suspense-amour-action à 99%.
    A l'instant, avant de retourner en salle, je me repasse, dans ma chambre sous les toits du Bel Etage de l’hôtel Sternen, un quart d’heure des Vitelloni de Fellini, et voilà : tout y est cinéma, comme tout est peinture chez Cézanne, musique chez Debussy ou littérature chez Proust…

  • Deux tout marioles


     Les deniers romans d’Yves Laplace et Frédéric Pajak
    Mis à part les jugements réducteurs dont se repaissent les paresseux et les ignares, prétendant que rien d’intéressant ne s’écrit dans ce pays, un reproche plus fondé a souvent été fait, à la littérature romande, de manquer d’attention au monde extérieur et de  se cantonner dans un certain nombrilisme spiritualisant, dans la double tradition de l’individualisme protestant et du romantisme panthéiste hérité de Rousseau. Ce qu’on appelait naguère l’« âme romande», les yeux au ciel, a cependant du plomb dans l’aile, tant l’éclatement des frontières et la transformation des mentalités et des mœurs ont marqué le climat social et moral dans lequel nous baignons, et les preuves de rupture ne cessent de se multiplier, comme l’illustrent les deux derniers livres d’Yves Laplace et Frédéric Pajak, tous deux d’ailleurs assez décentrés par rapport à la culture romande, encore que…
    Ce qui frappe de fait, à la lecture des derniers romans d’Yves Laplace, c’est le tableau assez carabiné qu’il brosse d’une tribu populaire genevoise et la description du glissement de la classe moyenne dans la débauche sexuelle normalisée, notamment à travers les frasques d’un personnage à la fois pittoresque et puant, cousin et mentor du narrateur. Visiblement très nourri par le vécu personnel de l’auteur (Laplace s’en défend en revendiquant l’invention romanesque, et trouve même futé, nota bene, de situer son roman, évidemment contemporain, en 1923, mais tout ça n’est que… littérature), Butin joue sur l’opposition d’une humiliation érotique - ce qu’on appelle plus communément un chagrin d’amour, après que le narrateur s’est fait larguer par la jeune Maud – et la « philosophie » cynique du jouisseur la Bernouille, maquereau  en lequel le lecteur est censé voir un « tigre » existentiel. Or, malgré l’éclat de l’écriture de Laplace, la vitalité de son récit et la qualité théâtrale de ses dialogues, nous regrettons que ce qu’il a de plus vrai à dire soit comme submergé par une espèce de bluff mâle et d’exaltation artificielle, qui fait par ailleurs de Maud un personnage peu crédible.

    C’est un peu le même grief, hélas, qu’on pourrait adresser aux personnages de La guerre sexuelle de Frédéric Pajak : pantins englués dont on se demande, finalement, ce qu’ils sont censés dire ?
    La narration part pourtant en flèche, avec le sieur  Maurice qui se dit « un homme d’aujourdh’hui, c’est-à-dire une couille molle », que tout le monde appelle Bobèche et que sa femme considère comme un faible. Le récit de la rencontre de Bobèche et de sa femme Auque, sur le remonte-pente du mont Museau, leur première nuit d’intense fornication en compagnie d’une troisième luronne, la fin de la partouze marquée par une crampe au mollet du héros, l’évocation de la famille pain-fromage du lascar, tout cela, dans le genre « panique » cher à Topor ou Arrabal (avant un certain Houellebecq), était plutôt prometteur, renouant avec le Pajak affreux, sale et méchant d’avant les récits dessinés qui lui ont valu notoriété et estime. Hélas, le ratage du personnage de Lothaire de Maudhui, quadra humanitaire pédophile sur les bords, et la débâcle éthylique d’un voyage au Japon, entre autres épisodes mal ficelés, marquent l’affaissement du roman dont le titre alléchant au possible (on se rappelle les formidables variations de Weininger, Strindberg, Ibsen et autres Witkiewicz sur le thème…) n’aboutit qu’à une espèce d’agitation vaseuse. Plus qu’une dose de viagra, nous conseillerions à Pajak, grand talent, de croire un peu plus à ce qu’il fait (comme l’amer Michel cité plus haut), pour gagner la guerre du vrai roman dont il est capable… 

    Yves Laplace. Butin. Stock, 285p. 
    Frédéric Pajak. La guerre sexuelle. Gallimard, 141p. 

  • La force de tuer

    A propos de Liberté à Brême de Fassbinder

     La Désirade, ce lundi 16 janvier. – En sortant l’autre soir de la représentation de Liberté à Brême de Fassbinder, dont le sarcasme va de pair avec la question sérieuse de savoir à quel moment nous devenons capables de tuer, je me suis rappelé la scène que j’ai vécue il y a quelques années, dans un wagon-restau où, interrompant ma lecture de La force de tuer de Lars Noren, dont il fixait depuis un moment le titre avec des yeux inquisiteurs, tel jeune homme m’a soudain entrepris sur le sujet, affirmant d’abord qu’il était, lui, absolument incapable d’imaginer une situation dans laquelle il aurait la force de tuer…
    Je n’ai pas dit à ce charmant garçon, ce jour-là, que j’étais parfaitement capable, moi, de tuer un quidam interrompant ma lecture dans un train, pressentant qu’il manquait d’humour. En revanche je lui ai présenté quelques cas de figure précis qui l’ont rendu tout songeur et moins sûr de lui, avant de lui avouer que, pour ma part, je n’avais éprouvé le désir de tuer vraiment qu’une fois, au MozartPark de Vienne, en observant le manège de dealers de luxe faisant ramper devant eux des gamins toxicos. « Là, vous m’auriez donné un flingue, si possible muni d'un silencieux, je les descendais sans la moindre hésitation »…
    Dès la première scène de Liberté à Brême, l’éventualité de tuer le premier conjoint de Geesche, qui l’humilie et la brutalise avec la mâle bonne conscience du macho couillu au pouvoir de droit divin (la chose se passe en Allemagne bigote vers la fin du XIXe, mais vaut encore sûrement un peu partout), m’a paru la seule solution pour elle, et ensuite il m’a paru juste et bon qu’elle empoisonne successivement son faux-cul de deuxième soupirant (louchant sur l’entreprise familiale), son père invoquant l'Autorité du Pater Familias, sa mère celle du Très-Haut, enfin son frère revenu de guerre aussi con qu’il y était parti. Tout ça est évidemment schématique à souhait, le trait est forcé comme dans toute forme d'art expressionniste, et pourtant il y a quelque chose de bel et bien libérateur dans le rire, à la fois noir et jaune, que Fassbinder déclenche par le truchement de cette pièce.
    Or je me le demande à l’instant : qui aurais-je vraiment la force de tuer ce matin si j’en éprouvais la nécessité vitale, que dis-je : le Devoir ? A vrai dire je ne vois pas. Personne. Nobody. Nikto. Est-ce le fait d’un début de gâtisme frappant mon imagination, ou cela tient–il à la croissante indulgence qui me vient pour le genre humain, accentuée par la présence éminemment irénique de mon cher Fellow ?


    Le poison tonique de Fassbinder
    Rainer Werner Fassbinder n’aura pas atteint l’âge de la retraite (il est mort de tous ses excès en 1987), mais le soixantième anniversaire de la naissance de ce rebelle, en 2005, a été l’occasion d’hommage  illustrant l’actualité toujours vive de son regard à la fois radical, sur la société, et plus qu’amical sur le sort des victimes de tous les pouvoirs. Dans Liberté à Brême, ainsi, c’est à la condition d’une femme asservie ou infantilisée, en la personne de Geesche Gottfried, qu’il s’intéresse, développant une observation à la fois schématique et pertinente par la foison de ses notations, au fil d’une ligne dramatique dont le mécanisme répétitif pourrait lasser s’il n’était empreint du plus grinçant humour noir. En résumé, la « pauvre » Geesche tue successivement tous ceux qui la rabaissent, l’humilient ou l’empêchent de respirer et d’aimer, jusqu’à se supprimer finalement comme pour dire que même tuer « n’est pas une vie ».
    Loin d’être une pièce majeure, Liberté à Brême ne se borne pas pour autant à une thèse, et la meilleure preuve en est donnée par les quatre comédiens réunis et dirigés par Denise Carla Haas, qui restituent parfaitement le jeu cruel des relations liant Geesche (Magdalena Czartoryjska Meier, tout à fait remarquable d’intensité et de précision) à son premier rustre de mari (Fabien Ballif, également impressionnant de justesse dans ses divers rôles), le faux- cul doucereux qui lui succède et qu’anime un sordide intérêt, ou son père maxi-macho et son frère qui ne l’est pas moins (Mario Barzaghi, excellent lui aussi), sa mère bigote  et enfin sa perfide amie (Valérie Liengme, pas moins bonne que les autres).
    Dans un dispositif d’Estelle Rullier accordé à la stylisation de la « lecture », la mise en scène de Denise Carla Haas évite le réalisme pour accentuer la violence expressionniste et instiller le « poison » tonique du texte de Fassbinder, qui nous rappelle que la liberté vaut quelques petits sacrifices…
    Lausanne, Théâtre 2.21, rue de l’Industrie, jusqu’au 29 janvier, ma-ve-sa 20h.30, je 19h, di 18h. Neuchâtel, Le Pommier les 2 et 3 février.