L’esprit du conte et la sensualité défient le puritanisme patriarcal dans Le Baladin du monde occidental de J.M. Synge.
Qu’est-il de plus condamnable, d’assommer son père tyrannique d’un bout coup de pelle, ou de se targuer de ce haut fait non vérifié pour épater la galerie, quitte même à en rajouter ? Telle est la question, doublement ancrée dans le puritanisme et le génie poétique irlandais, que pose et qu’illustre Le baladin du monde occidental de John Millington Synge, dont la poésie sensuelle et l’humour déflagrateur firent scandale à sa création, à Dublin, en janvier 1907. L’inspiration de la pièce, assurément irrévérencieuse, n’en est pas moins débordante de générosité et de gouaille populaire, dont l’insolence joviale réjouit particulièrement en ces temps de régression bigote. Par ailleurs, un enseignement plus profond, à valeur initiatique, s’y module, qui rejoint « quelque part » les observations d’un certain Freud, contemporain de l’Irlandais…
Un irrésistible humour préside à la suite des tribulations de Christy Mahon, parricide présumé que le village où il débarque accueille comme un héros « qui en a », avant que son père au crâne mal cicatrisé ne survienne pour tirer vengeance de son vaurien, contraint alors de « remettre ça » pour mériter les faveurs de la belle qu’il a conquise en plastronnant. Or l’ingrate Pegeen Mike, qui a commencé de rejeter Christy en découvrant son affabulation, le voue au gibet après avoir assisté au remake « réel », dont l’increvable paternel se relève une fois encore au dam des « honnêtes gens » prêts à pendre son rejeton, avec lequel il repart tout réconcilié...
Avec une verve épique alliée à un verbe truculent, la pièce réunit une brochette de personnages à la fois savoureusement typés (surtout les deux groupes de compères et de commères) et plus subtilement détaillés, à commencer par Christy Mahon dont le traducteur François Regnault note qu’il est « un peu Œdipe (mais il n’a pas tué son père), un peu Hamlet (mais le fantôme de son père est vivant) et un peu Christ (mais il ne sauve pas le monde) », dans le rôle duquel Manuel Mazaudier irradie bonnement, mêlant l'ahurissement ingénu du puceau et la rouerie libertaire du braconnier, la fougue dansante et le charme. A ses côtés, plus encore que la ravissante mais pusillanime Pegeen Mike (campée avec la même grâce par Agathe Dronne), c’est la veuve Quin (que Dominique Reymond habite avec une intelligence sensible et une malice souveraines) qui marque le contrepoint qu’on pourrait dire de « folle sagesse » de la pièce, également illustrée en fin de course par le père Mahon (Philippe Duclos, non moins remarquable), tour à tour grotesque et touchant, paillard et bon, que sa double résurrection rend enfin moins buté et borné - symboliquement « révélé » par son fils, comme celui-ci l’est par tous les autres…
Des multiples registres de la pièce de Synge, le jeune metteur en scène Marc Paquien, en complicité parfaite avec son décorateur Gérard Didier (très belle scénographie à la fois stylisée et suggestive en sa magie, prolongée par les lumières de Dominique Bruguière, les beaux costumes de Claire Risterucci et la bande sonore très riche elle aussi d’Anita Praz), a dégagé une représentation lisible et tonique, ressaisissant le mélange de vitalité et de folie des contes populaires tout en indiquant fermement la ligne sous-jacente de l’initiation de Christy.
Toute l’Irlande en son génie poétique, sur fond d’âpreté terrienne (les petits calculs de la veuve), de sauvagerie et de sens commun, de religiosité catholique et de relents païens, revit dans cette pièce aux résonances à vrai dire universelles.
Lausanne. Théâtre de Vidy, salle Apothéloz, jusqu’au 24 février. Durée : 2 heures. Me-je-sa, 19h. Ve, 20h.30. Di, 17h.3. Lu, relâche. Location : 021/619 45 45
Photos de Mario del Curto
Commentaires
C'est bien "destroyed by walking" que l'on trouve sous la plume de Synge, et plus tard "destroyed his da'" qui sonne alors plus... destroy que "démoli son papa"...
O Father Reilly, and the Saints of God, grâce à cette splendide mise en scène je traverse à présent le texte comme un Christy ailé et hilare, je bondis d'invocations à St Patrick en bénédictions à la pelle jusqu'au couronnement malicieux que nous sert Michael James : "By the will of God, we'll have peace now for our drinks." La folle sagesse des crétins de Mayo... Merci Jean-Louis pour cette bouffée d'air dans mes théories politiques !