UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Lautréamont en traversée

Une lecture intégrale des Chants de Maldoror 

« La lecture m’a sauvé la vie ! » s’exclame, devant son Tartare saignant, le poète au chien Merlin. Or Jacques Roman est à la fois comédien, du genre qui brasse largement la vague d’air et ne craint pas l’envolée. Metteur en scène aussi. Bête de scène. Donc on pourrait le croire se payant de mots ? Lourde erreur : ce qui vient d’être dit a été payé et continue de l’être. Lui qui vous lance illico qu’il y a « forcément de la folie » dans sa passion de lire n’en finit pas de se relever d’une enfance brûlée de laissé-pour-compte. Casé très tôt. Posé devant les livres comme on plante aujourd’hui les mômes dans le coin-télé. Jeté par exemple dans Jules Verne, et donc tout Jules Verne jour et nuit à six ans. Très tôt ainsi vivant cette expérience de la lecture en apnée, dont on retiendra, de loin en loin, la fulgurance d’une rencontre ou d’un nouveau monde, les mots et les heures. Le sexe et les mineurs de Qu’elle était verte ma vallée à quatorze ans, repris à la cinquantaine. Montaigne fleurant l’odeur d’école à la prime adolescence, revisité toute une vie. Puis la fugue définitive à 15 ans, la ville, les livres fauchés par nécessité, La métarmophose de Kafka et toute une angoisse ressassée : Kafka lu et relu comme sera lu et relu Moby Dick vous plongeant dans le corps du monde.
« J’ai appris lentement à écrire pour ne pas crier », écrit Jacques Roman dans un étincelant petit livre récent intitulé La chair touchée du temps, et ceci encore : « Je voudrais apprendre à crier pour m’entendre répondre de là-bas, du pays ancien dont j’ai oublié le nom mais qui ne cesse de m’appeler sourdement ».
Or tous les livres de cet écorché vif (une trentaine en constellation aux éclats vifs) évoquent ce « pays ancien » dont son être entier garde la mémoire, comme tous les textes des écrivains aimés qu’il réincarne. Et le texte entier à bras-le-corps : du Désert de Le Clézio afin de partager un Maghreb mythique en exorcisant le racisme qui l’a révolté en son jeune âge, au Désert des Tartares de Buzzati lui permettant de (re)vivre ce temps infini de ses lectures initiatiques.
« L’art demeure l’enfance de l’art fidèle à vous chercher dans la cave au sol humide et froid », écrit encore Jacques Roman dans un autre texte accompagnant des dessins de Menga Dolf. Or parlant aujourd’hui de Lautréamont, que Gracq disait « le grand dérailleur de la littérature moderne » et que Beckett décrivait à bouche mince et rouge, « comme congestionnée à force de vouloir chier sa langue », voici le rêveur éveillé se rappelant les peaux retournées de lapins écorchés, les après-midi pluvieux de son enfance à contempler ces dépouilles, les deux syllabes du mot lapin lui collant à la langue…
« Sans cesse j’y reviens avec toujours ce point d’ancrage : la situation de l’orphelin. Toujours ce quelque chose d’un bannissement. Toujours ce retour à un crime et à la cruauté. Toujours cette replongée dans le mystère Ducasse qui est le nôtre aussi…»
Le nautonnier ne sera pas seul sur les vagues du « grand océan », douze heures durant. Ses compères musiciens Léon Francioli et Daniel Bourquin l’y accompagneront, comme ils l’ont fait l’an dernier pour une saisissante Marche dans le tunnel d’Henri Michaux.
Au pied de son maître vaticinant, le chien Merlin s’est quelque peu assoupi. Tel sera peut-être le cas, au fil des heures, de l’un ou l’autre des passagers de la traversée ? Qu’à cela ne tienne : le liseur allumé se fait fort de les immerger dans le corps même de Maldoror dont les chants, affirme-t-il, « n’ont jamais été si actuels dans leur vision ».
Lausanne. Théâtre 2.21, Les chants de Maldoror (lecture intégrale ), le 18 février, dès 15h. Durée 12 heures. Petite restauration. Réservations : 021 311 65 14. www.theatre221.ch
Jacques Roman. La chair touchée du temps. La passe du vent, 59p.
Jacques Roman et Menga Dolf. Je vois loin des yeux. Labor et Fides.

De gauche à droite, sur la photo de Sedrik Nemeth: Léon Francioli, Daniel Bourquin et Jacques Roman sous le requin.

Photo Philippe Maeder: Jacques Roman chez lui, à Lausanne.

Les commentaires sont fermés.