Lettres par-dessus les murs (38)
Ramallah, le 26 mai, matin.
Cher JLs,
A propos de rencontre, en voici une autre que je ne regrette pas, celle de Pacha… Hier soir nous étions invités chez lui, c'est toujours un peu étourdissant, quand on revient d'une ballade dans les rues de Dhaka, où les enfants dorment à même le sol, où les mendiants vous agrippent le bas du pantalon – parce que Pacha est terriblement riche, fier de l'être, et heureux de partager ses privilèges, pendant quelques heures. Vous entrez dans un appartement énorme, dans les salons en enfilade vous attendent les gros fauteuils de cuir noir, le piano, d'autres sofas, la grosse boîte à cigares… une enfilade de bouteilles, vin français, gin, whisky, sont posés devant les trois frigos qui trônent dans la cuisine, des portes s'ouvrent sur de luxueuses chambres d'amis (mais les murs sont déjà rongés par l'humidité), une bibliothèque, une salle de musique, un bureau de président, on boit un verre avant de jouer au billard, devant la grande verrière qui donne sur le lac. C'est incroyable, pour qui ne connaît pas Pacha et ses excentricités.
Si vous voulez aller pisser, vous ne demandez pas où sont les toilettes, mais, avec un malin plaisir, lesquelles il vous conseille – et Pacha magnanime vous indique sa salle de bain personnelle, avec douche-jacuzzi-bain turc, que vous trouvez après vous être perdu dans la rangée de costumes du dressing, et l'immensité de sa chambre à coucher, entre le lit queen size et la télé à écran plasma.
Sur les murs des salons est accrochée une belle petite collection d'art (parce que Pacha a du goût), au plafond pendent d'infâmes lustres en cristal (parce que nous n'avons pas le même). Il fait 22 degrés partout dans la maison, sauf dans la pièce qui sert de cave à vin, où le thermomètre indique 14. Avec Bruno on s'était dit que les coupures d'électricité survenaient au moment précis où une personne, parmi plusieurs millions, posait son doigt sur un interrupteur de trop, allumant une ampoule de trop, qui faisait sauter les disjoncteurs de la ville. Nous avons trouvé le vrai coupable hier : c'est Pacha, avec ses innombrables climatiseurs, ses lustres et tout le reste qui reste constamment allumé, satané Pacha, il doit peser autant en kilowatts/heure qu'en dollars/minute. Hier dans la cuisine, Insan disait qu'il avait vu récemment un billet de 500 euros, pour la première fois, 500 euros, dit-il en riant, tu te rends compte, moi j'en ai gagné mille pendant toute l'année dernière, et Pacha qui surprend la conversation de sourire et de dégainer son porte-monnaie, et d'exhiber à la façon d'un magicien cinq autres billets identiques, sa menue monnaie, et Insan rit encore, tout est magique chez Pacha, tout est irréel, les caisses d'eau Evian qu'il importe de France, pourquoi s'emmerder, la glace sans lactose qui arrive de New York, pourquoi se priver, et à chacune de ses folies nous sourions, nous rions de bon cœur, nous le taquinons parfois, ton piano sonne un peu faux, j'ai vu passer un cafard…
Mais nous l'aimons bien. Pacha est indécent, ostentatoire, et pourtant je me sens à l'aise avec lui, à cause du côté enfantin de sa prétention, de sa franchise, et surtout à cause de son absence totale de mauvaise conscience, qui n'est somme toute qu'une invention occidentale. Pacha et Insan sont potes, et pourtant Insan dort dans une chambre de la taille d'un matelas, et cela ne gêne ni l'un ni l'autre. Cette simplicité nous fait paraître meilleur le champagne que Pacha a la générosité de nous offrir, à nous et à tous ceux qui veulent bien être un peu spectateurs de son petit théâtre, de sa gentille décadence.
Dhaka est riche de personnages dans ce genre… j'aurais pu t'envoyer cent portrait, mille, si j'avais eu le temps. Nous partons après-demain, j'ai l'impression que nous avons mal organisé ce séjour, nous pensions venir voir deux amis, on en a retrouvé deux cent... on avait oublié combien de gens, combien de choses il y avait à voir ici… tant pis, on reviendra bientôt, inch allah. A très vite depuis ailleurs…
Cher toi,
Ton évocation du riche Pacha m’a fait rêver, avec son tour de conte oriental, moi qui rêve de rencontrer un vrai riche qui fasse rêver. Parce que c’est vrai que les riches que nous rencontrons ne font pas rêver : ils sont le plus souvent à plaindre. Soit qu’ils plastronnent, et nous les plaignons d’être des plastrons, soit qu’ils ploient sous le poids de la fortune et là encore comment ne pas compatir avec ces infortunés ? Tandis que ton Pacha…
Or le seul nom de Pacha m’a rappelé un pauvre chat que nous avons beaucoup aimé et beaucoup pleuré quand il nous a quittés. Pas que son sort ait été celui d’un vrai pauvre chat : nul chat ne fut à vrai dire plus choyé que Pacha par nos filles. Mais Pacha cumulait déjà toutes les maladies quand nous l’accueillîmes, sans nous en douter évidemment. La vie de Pacha, majestueux abyssin lièvre aux yeux d’or, s’était déroulée comme une vie de Pacha chez un vieil homme richissime dont la seule richesse qui le fît rêver était à vrai dire cet animal absolument baudelairien, incarnant l’insondable mystère de l’être, lorsqu’un mal non moins mystérieux frappa le vieillard, laissant Pacha seul dans sa demeure blanche comme le deuil ; sur quoi le plus triste sort lui fut réservé par les héritiers sans âme du vieil homme, qui le reléguèrent dans une animalerie publique où tous les autres chats abandonnés l’attendaient pour se frotter à lui et le contaminer. Il le fut en une seule nuit : le lendemain nous l’adoptions, sans nous douter qu’il était condamné à ne vivre que le temps de soigner toutes ses maladies, jusqu’à la dernière qui nous l’arracha.
Le pauvre Pacha fut le chat le plus soigné qui se puisse imaginer. Nous n’étions pas riches jusque-là, mais Pacha faillit nous faire connaître la vraie pauvreté. Sans doute eussions-nous encore préféré celle-ci à la perte de cette créature énigmatique et fière, qui ne se laissait jamais caresser que par deux très petites filles dont l’odeur de souris lui rappelait, probablement, celle de son vieux compagnon, mais ainsi en fut-il et voilà pour le pauvre Pacha…