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Je me réjouis d'annoncer la finition, ce mardi matin 6 juin, du triptyque poético-méditatif intitulé Prends garde à la douceur (Pensées de l'aube - Pensées en chemin et Pensées du soir) dédié à la mémoire de Lady L. et à ses enfants et petits-enfants. Le livre, sur contrat signé, est à paraître à l' automne 2023 aux éditions de L'Aire.Exergues:Dans Arles, où sont les Alyscans,Quand l’ombre est rouge, sous les roses,Et clair le temps,Prends garde à la douceur des choses.Lorsque tu sens battre sans causeTon coeur trop lourd ;Et que se taisent les colombes :Parle tout bas, si c’est d’amour,Au bord des tombes.(Paul-Jean Toulet, Romances sans musique, 1915)« Consens à l’Univers ! Tu n’arriveras jamais à être Un à toi tout seul » (Paul Claudel)Prends garde à la douceurLa pensée qui s’incarne et se fait musique au fil des jours respire le mieux sur les ailes de la rêverie, alliant Animus, l’esprit, et Anima, l’âme du cœur.Tous les jours mourir et renaître, de l’aube au crépuscule par les chemins du monde et de ce qui peut être dit par les mots, ou juste suggéré, juste évoqué, le souci du mot juste et ses à peu près aussi révélateurs.Révélations du jour et de la nuit, de la mort et de l’enfance, sur les chemins du Temps, les mots en cage avec des ouvertures sur l’infini. Je m’assieds pour dire quelque chose et c’est autre chose que j’écris. Minutes heureuses et réalités de l’effroi devant les victimes. Mais que notre joie demeure...
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L'évidence mystérieuse de l'être
Pour lire et relire Le Canal exutoire de Charles-Albert Cingria
Le Canal exutoire est à mes yeux le texte le plus mystérieux et le plus sourdement éclairant de toute l’œuvre de Cingria, qu’on ne peut appeler ici Charles-Albert. Nulle familiarité, nul enjouement, nulle connivence non plus ne conviennent en effet à l’abord de cet écrit dont la fulgurance et la densité cristallisent en somme une ontologie poétique en laquelle je vois la plus haute manifestation d’une pensée à la fois très physique et métaphysique, jaillie comme un crachat d’étoiles et aussi longue à nous atteindre dans la nuit des temps de l’esprit, jetée à la vitesse de la semence et lente autant dans son remuement qu’un rêve de tout petit chat dans son panier ou sur son rocher.
Cette image est d’ailleurs celle qui apparaît à la fin du texte, par laquelle je commencerai de le citer, comme un appel à tout reprendre ensuite à la source : « Je viens de voir, dans la maison où je loue des chambres, un chat tout petit réclamer avec obstination un droit de vivre. Il est venu là et il a décidé de rester là. C’est étrange comme il est sérieux et comme ses yeux, malgré son nez tatoué de macadam par les corneilles, flamboient d’une flamme utilitaire. Il a forcé la compréhension. On le lance en l’air, il s’accroche à des feuilles. Il miaule, il exige, on le chasse ; il rentre; une dame qui a des falbalas de peluche bleue l’adopte pour deux minutes. Il ronronne à faire crouler les plâtres. Bien mieux, il fait du chantage. Des gens qui ont une sensibilité arrivent et s’en vont si on le maltraite. Aux heures de bousculade il grimpe sur une colonne et se tient en équilibre sur un minuscule pot de fleurs où un oignon des montagnes lui pique le ventre. Il s’arrondit alors, par-dessous, il fait une voûte avec son ventre. Ainsi, à vrai dire, est ce petit Esquimau qui jette des yeux pleins d’or dévorant sur la vie. La vie est bonne et le prouve. Surtout, cependant, dans la raréfaction glaciaire, ou tout ailleurs, dans le martyre, les affres, les combles. L’être est libre, mais pas égal, si ce n’est par cette liberté même qui ne chante sa note divine que quand la tristesse est sur toute la terre et que la privation ne peut être dépassée. Mais je crois avoir déjà dit cela plusieurs fois ».
C’est cela justement qu’il faut et avec l’obstination ventrale d’un animal au front pur : c’est lire et relire Le Canal exutoire et d’abord mieux regarder ce titre et se compénétrer de sa beauté pratique et de sa raison d’être qu’une notice en exergue explicite : «On appelle canal exutoire un canal qui favorise l’écoulement des eaux, pour empêcher qu’un lac ou une étendue d’eau que remplit par l’autre bout une rivière, ne monte éternellement ».
Il est bel et bon que l’eau monte et fasse parfois des lacs, mais il n’est pas souhaitable qu’elle monte « éternellement » car alors elle noierait tout et bien pire : deviendrait stagnante et croupissante et forcément malsaine à la longue autant qu’une pensée enfermée dans un bocal sans air.
Le canal, comme celui par lequel on pisse, est là comme la bonde qu’on lâche pour l’assainissement des contenus avant le récurage des cuves, des reins et des neurones. Certes on est enfermé dans son corps, et sans doute se doit-on tant soit peu à la société, fût-elle « une viscosité », comme on l’apprendra, ou même une « fiction », mais l’échappée passera par là, sans oublier que la liberté et la tristesse ont partie liée.
Le premier barrage que fait sauter ici le poète est celui d’un simulacre de société perçu comme un empêchement vital de type moralisant, dont le dernier avatar est aujourd’hui l’américaine political correctness, ce politiquement correct que Charles-Albert eût sans doute exécré.
Cette première attaque, et fulminante, du Canal exutoire, vise évidemment ces dames de vigilante vertu dont les ligues agissaient bel et bien dans la Genève bourgeoise et calviniste de ces années-là, mais il faut voir plus largement ce que signifie l’opposition des « ombrelles fanées » et de la vertu romaine qu’invoque le lecteur de Virgile et de Dante et qui fait aussi écho, peut-être, à la fameuse formule de Maurras dont les frères Cingria partageaient le goût en leurs jeunes années: « Je suis Romain, je suis humain : deux propositions identiques».
Sur quoi l’on relit la première page du Canal exutoire avant de penser plus avant :
« Il est odieux que le monde appartienne aux virtuistes – à des dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire ou ne pas faire -, car vertu, au premier sens, veut dire courage. C’est le contraire du virtuisme. La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine.
L’homme est bon, c’est entendu. Bon et sourdement feutré, comme une torride chenille noire dans ses volutes. Bon mais pas philanthrope. Il y a des moments où toutes ces ampoules doivent claquer et toutes ces femmes et toutes ces fleurs doivent obéir.
Il suffit qu’il y ait quelqu’un »…
Or cette vitupérante attaque ne serait qu’une bravade rhétorique genre coup de gueule si son geste ne débouchait sur ce quelqu’un qui révèle précisément l’être dans sa beauté et dans sa bonté, son origine naturelle (de femme-fleur ou d’homme tronc, tout est beau et bon) et de ses fins possiblement surnaturelles, on n’en sait rien mais Cingria y croit et bien plus qu’une croyance c’est le chemin même de sa poétique et de sa pensée.
L’être n’est pas du tout un spectacle, comme l’a hasardé certaine professeure ne voyant en le monde de Charles-Albert qu’un théâtre, pas plus qu’il ne se réduit à une déambulation divagante juste bonne à flatter l’esthétisme dandy d’autres lettrés sans entrailles : l’être est une apparition de terre et d’herbe et de chair et d’esprit dans les constellation d’eau et de feu, et tout son mystère soudain ce soir prend ce visage : « Un archange est là, perdu dans une brasserie ».La condition de l’être a été précisée : « Il suffit qu’il y ait quelqu’un ». Et pas n’importe qui cela va sans dire. Réduire quelqu’un à n’importe qui fixe à mes yeux le péché mortel qu’on dit contre l’Esprit et qu’évoque cette pensée inspirée des carnets inédits de Thierry Vernet : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».
L’évidence mystérieuse de l’être se trouve à tout moment perçue et ressaisie par Cingria à tous les états et degrés de la sensation. Tout est perçu comme à fleur de mots et tout découle, et tout informe à la fois et revivifie ce qu’on peut dire l’âme qui n’a rien chez lui de fadement éthéré ni filtré des prétendues impureté du corps.
Voici l’âme au bois de la nuit : « La chouette est un hoquet de cristal et d’esprit de sang qui bat aussi nettement et férocement que le sperme qui est du sang ».
Tout communique !
« Il suffit qu’il y ait quelqu’un », notait-il sur un feuille d’air, et ce quelqu’un fut de tous les temps et partout sans considération de race ou de foi ni de morgue coloniale ni de repentir philanthrope: « Une multitude de héros et de coalitions de héros existe dans les parties noires de la Chine et du monde qui ne supportera pas cette édulcoration éternellement (en Amérique, il y a Chicago). Déjà on écrase la philanthropie (le contraire de la charité). Un âpre gamin circule à Anvers, à qui appartient la chaussée élastique et le monde. Contre la « société » qui est une viscosité et une fiction. Car il y a surtout cela : l’être : rien de commun, absolument, entre ceci qui, par une séparation d’angle insondable, définit une origine d’être, une qualité d’être, une individualité, et cela, qui est appelé un simple citoyen ou un passant. Devant l’être – l’être vraiment conscient de son autre origine que l’origine terrestre – il n’y a, vous m’entendez, pas de loi ni d’égalité proclamée qui ne soit une provocation à tout faire sauter. L’être qui se reconnaît – c’est un temps ou deux de stupeur insondable dans la vie n’a point de seuil qui soit un vrai seuil, point de départ qui soit un vrai départ : cette certitude étant strictement connexe à cette notion d’individualité que je dis, ne pouvant pas ne pas être éternelle, qui rend dès lors absurdes les lois et abominable la société ».
On entend Monsieur Citoyen toussoter. Tout aussitôt cependant se précise, à l’angle séparant « l’être qui se reconnaît » et, par exemple, l’employé de bureau ou la cheffe de projet - de la même pâte d’être cela va sans dire que tout un chacun -, la notion de ce que Cingria définit par la formule d’« homme-humain » qu’il dit emprunter aux Chinois.
Charles-Albert le commensal affiche alors les termes de son ascèse poétique : « L’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. Mais déjà ce domicile est attrayant : il doit le fuir. À peine rentré, il peut s’asseoir sur son lit, mais, tout de suite, repartir. L’univers, de grands mâts, des démolitions à perte de vue, des usines et des villes qui n’existent pas puisqu’on s’en va, tout cela est à lui pour qu’il en fasse quelque chose dans l’œuvre qu’il ne doit jamais oublier de sa récupération. »
Ce mot de récupération est essentiel, mais attention : ne voir en Charles-Albert qu’un grappilleur d’observations ou qu’un chineur de sensations fait trop peu de cas de cette « œuvre », précisément, de transmutation du physique en métaphysique, comme il fait une icône de cette nouvelle apparition du plus banal chemineau: « J’ai vu hier un de ces hommes-humains. En pauvre veste, simplement assis sur le rail, il avait un litre dans sa poche et il pensait. C’est tout, il n’en faut pas plus ».
Grappiller sera merveilleux, c’est entendu, et chiner par le monde des choses inanimées et belles (cette poubelle dont le fer-blanc luit doucement dans la pénombre de la ruelle du Lac, tout à côté) ou bien observer (car « observer c’est aimer ») de ces êtres parfaits que sont les animaux ou des enfants, qui le sont par intermittence, et des dames et des messieurs qui font ce qu’ils peuvent dont le poète récupère les bribes d’éternité qui en émanent - tout cela ressortit à la mystérieuse évidence de l’être qui se reconnaît et s’en stupéfie.
« Une énigme entre toutes me tenaille, à quoi mes considérations du début n’ont pas apporté une solution suffisante. J’ai beau lire – et, puisque je vais vers des livres, c’est encore mon intention –je n’apprends rien. Un mot seulement de Voltaire : Il n’est pas plus étonnant de naître deux fois que de naître une fois, m’apprend que quelqu’un a trouvé étonnant de naître une fois ; mais est-ce que beaucoup, lisant cela, ont été secoués par cette évidence ? Je m’exprime mal : par la nature de cette évidence. Je m’exprime encore mal… il n’y a pas de mots, il n’y en aura jamais. Ou bien on est saisi d’un étonnement sans limites qui est, dans le temps de la rapidité d’un éclair, indiciblement instructif (je crois qu’on comprend quelque chose : on gratte à la caverne de l’énigme du monde ; mais on ne peut se tenir dans cet état ; immédiatement on oublie) ou bien on lit cela sans être effleuré et on passe à autre chose. Comme s’il y avait autre chose ! »
Cette impossibilité, pour les mots, de dire ce qu’il y a entre les mots et derrière les mots, Charles-Albert la ressent à proportion de son aptitude rarissime à suggérer ce qu’il y a derrière les mots et sous les mots. Il note simplement : « Le sol est invitant, fardé, aimable, élastique, lunaire », et c’est à vous de remplir les vides. Mais qui suggère autant au fil de telles ellipses ?
On lit par exemple ceci à la fin du Canal exutoire après de puissants développements qui, comme souvent dans cette œuvre, forment la masse roulante et grommelante d’un troupeau de mots qui vont comme se cherchant, et tout à coup cela fuse : « Ainsi est le cri doux de l’ours dans la brume arctique. Le soleil déchiqueté blasphème. Le chien aboie à théoriques coups de crocs la neige véhémente qui tombe. Les affreuses branches noires s’affaissent. La glace équipolle des fentes en craquements kilométriques. Un vieux couple humain païen se fait du thé sous un petit dôme. Un enfant pleure. C’est le monde ».
« Relire » aujourd’hui Cingria pourrait signifier alors qu’on commence à le lire vraiment. Or le lire vraiment commande une attention nouvelle, la moins « littéraire » possible, la plus immédiate et la plus rapide dans ses mises en rapport (on lira par exemple Le canal exutoire à Shangaï la nuit ou sur les parapets de Brooklyn Heights en fin de matinée, dans un café de Cracovie ou tôt l’aube dans les brumes d’Anvers, pour mieux en entendre la tonne par contraste), à l’écoute rafraîchie de cette parole proprement inouïe, absolument libre et non moins absolument centrée et fondée, chargée de sens comme le serait une pile atomique.
« C’est splendide, à vrai dire, d’entendre vibrer, comme vibre un bocal dangereusement significatif, cet instrument étourdissant qu’est un être. » Or tout un chacun, il faut le répéter, figure le même vibrant bocal que les derviches font vrombir en tournoyant sous le ciel pur.
Lire Cingria est une cure d’âme de tous les matins, après le dentifrice, et ensuite partout, au bureau, au tea-room des rombières poudrées à ombrelles, aux bains de soufre ou de boue, chez la coiffeuse Rita « pour l’homme » ou au club des amateurs de spécialités.
L’injonction de relire Cingria suppose qu’avoir lu Cingria fait partie de la pratique courante, et c’est évidemment controuvé par la statistique. Et pourtant c’est peut-être vrai quelque part, comme on dit aujourd’hui dans la langue de coton des temps qui courent, car il est avéré qu’on lit et qu’on vit cette poésie depuis des siècles et partout et que ça continue: on a lu Pétrarque et Virgile, on a lu Mengtsu et les poètes T’ang, on a lu l’élégie à la petite princesse égyptienne morte à huit ans il y a vingt-cinq siècles et tout le grand récit d’inquiétude et de reconnaissance que module le chant humain, on sait évidemment par cœur Aristote et Augustin de même qu’on lit dans le texte la Commedia de Dante et la Cinquième promenade de Rouseau, on a lu Max Jacob, on a lu Dimanche m’attend de Jacques Audiberti ou Rien que la terre de Paul Morand, plus récemment on a lu Testament du Haut-Rhône de Maurice Chappaz que Charles-Albert plaçait très haut aussi et qui participe également de ce qu’on pourrait dire le chant et la mémoire « antique » du monde, étant entendu que cette Antiquité-là, qui est celle-là même du Canal exutoire et de toutes les fugues de Cingria, est de ce matin.
Baudelaire l’écrit précisément : « Le palimpseste de la mémoire est indestructible ». Or c’est à travers les strates de mille manuscrits superposés et déchiffrés comme en transparence qu’il faut aussi (re) lire Cingria en excluant toute réquisition exclusive et tout accaparement.
Charles-Albert reste et restera toujours l’auteur de quelques-uns qui se reconnaissent dans l’être de son écriture, sans considération de haute culture pour autant. « L’être ne peut se mouvoir sans illusion », écrit-il encore dans Le canal exutoire, mais il a cette secousse : il est de tout autre nature et il est éternel. Je crois même qu’une fille de basse-cour pense ça : tout d’un coup, elle pense ça. Après elle oublie. Tous du reste, continuellement, nous ne faisons qu’oublier ».
On oubliera le Cingria des spécialistes, même s’il fut de grand apport pour ceci et cela. On oubliera le musicologue et l’historien, on oubliera plus ou moins la prodigieuse substance si modestement dispersée par l’écrivain dans cent revues et journaux, de la NRF jusqu’aux plus humbles, mais jamais nulle fille de basse-cour n’oubliera la découpe de cette écriture, sa façon de sculpter les objets, de les révéler sous une lumière neuve, de faire luire et chanter les mots.
On n’a pas encore assez dit, à propos de cette écriture, qu’elle consommait la fusion de l’apollinien et du dionysiaque, du très sublimé et du très charnel avec ce poids boursier sexuel et sa fusée lyrique – on est tenté de dire mystique mais on ne le dira pas, sous l’effet de la même réserve que celle du poète.
C’est encore dans Le canal exutoire qu’on lit ceci, dans la seconde séquence marquée par cette vertigineuse ressaisie de l’être en promenade quelque part en Bretagne. Or il faut tout citer de cette hallucinante prose : «On se promène ; on est très attentif, on va. C’est émouvant jusqu’à défaillir. On passe, on se promène, in va et on avance. Les murs –c’est de l’herbe et de la terre – ont de petites brèches. Là encore, on passe, on découvre. On devient Dante, on devient Pétrarque, on devient Virgile, on devient fantôme. De frêles actives vapeurs, un peu plus haut que la terre, roulent votre avance givrée. Je comprends que pour se retrouver ainsi supérieurement et ainsi apparaître et ainsi passer il faut ce transport, cet amour calme, et ce lointain feutré des bêtes, ce recroquevillement des insectes et cette nodosité des vipères dans les accès bas des plantes ; ces bois blancs, légers, vermoulus ; cette musique tendre des bêtes à ailes : ces feux modiques et assassins d’un homme ou deux arrivés de la mer, qui ont vite campé et qui fuient.
Les arbustes s’évasent, font de larges brasses à leurs bases. Il y a là des places où des oiseaux ventriloques, simplement posés à terre, distillent une acrobatie infinitésimale. C’est à perdre haleine. L’on n’ose plus avancer. Pourquoi se commet-on à appeler ça mystique ? C’est dire trop peu. Bien plus loin cela va et bien plus humainement à l’intérieur, au sens où ce qui est humain nécessite aussi un sang versé des autres, dont le bénéfice n’est pas perdu puisqu’il chante et appelle et charme et lie ; véritablement nous envahissant comme aucune écriture, même celle-là des orvets, cette anglaise pagayante, appliquée, construite, rapide, fervente, au couperet de la lune sur le doux trèfle, n’a le don de le faire. On a cru tout découvrir : on a poétisé la note subtile avec des coulements persuasifs entre les doigts. Ce n’était rien. Le cœur n’était pas en communication avec d’autres attaches profondes, ni le pied avec une herbe assez digne, ni ce cri enfin, ce cri désarçonnant de l’Esprit qui boit l’écho ne vous avait atteint, malgré de démantibulés coups de tambour, faisant véhémente votre âme, marmoréens vos atours, aimable votre marche, phosphorescente votre substance, métallique votre cerveau, intrépide votre cœur, féroce votre conviction, apaisé, concentré, métamorphosé votre être. Il fallait cette avance, ces lieux, cette modestie, ces atténuations, la paix, la mort des voix, l’insatiable fraîcheur du silence et de l’air et de l’odeur de mousse et de terre et d’herbe de ces nuits saintes. Sans retour possible, sans lumière, sans pain, sans lit, sans rien. »
Tel étant l’homme-humain.
Or, nul aujourd’hui n’a élevé l’abstraction lyrique à ces sidérales hauteurs sans s’égarer pour autant dans les fumées ou le glacier cérébral tant le mot reste irrigué de sang et gainé de chair.
Ensuite on retombe de très haut : j’entends à la radio suisse que Cingria serait réactionnaire ? Stupidité sans borne ! J’entends une voix de pédant rappeler qu’autour de ses vingt ans il aurait été maurrassien comme son frère Alexandre ? Ah la découverte et la belle affaire, mais qui fait encore se tortiller certains comme en d’autre temps certaines ombrelles évoquaient ses moeurs. Et quels mœurs ? Y étaient-elles ? L’ont-elle vu de leurs yeux lancer du foutre sur le piano de leur enfant ?
L’être qui se reconnaît échappe aux accroupissements et c’est donc en fugue que doit s’achever cette lecture du Canal exutoire.
Ce jour d’août 1939 la mode était à la guerre et tout le monde en portait l’uniforme, sauf Charles-Albert qui s’apprêtait, du moins, à quitter Paris pour la Suisse.Il avait tout préparé pour partir - « et vous savez ce que c’est émouvant, ce moment terrible »- , il avait hésité « sur le palier du vieil escalier qui craque », il était revenu sur ses pas afin de vider le vieux thé de la théière et de mieux fermer le piano de crainte que des papillons de nuit ne viennent s’étrangler et sécher dans les cordes « comme c’est arrivé la dernière fois », puis un télégramme lui était arrivé pour lui annoncer que des amis le prendraient le lendemain matin à bord de leur « puissante Fiat vermillon réglée pour l’Angleterre », et alors il s’était dit ceci : « Ah mais quel bonheur d’avoir encore un jour pour méditer tranquillement et ranger mieux ses livres. Et puis refaire une de ces fabuleuses sorties le soir dans ces quartiers terribles pleins de chair angoissée très pâle, rue des Rosiers, rue des Blancs-Manteaux, impasse ardente de l’Homme Armé, place des Archive où il y a tant de civilisation farouche et tendre. Là il y a un bar qui sanglote la lumière. J’y retrouve un petit cercle d’amis, un Madrilène racé qui a l’air d’un lévrier découpé dans du papier. Il veut savoir tout. Ah non, je ne veux pas qu’on parle d’art ni de poésie ce soir ! On a le cœur trop plein d’angoisse. La poésie, elle est là tout entière dans les cris qui sonnent de ces gosses qui ressortent après neuf heures pour jouer en espadrilles sur le bitume...
La Désirade, ce 16 septembre 2011.
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Ceux qui songent avant l'aube
Publie.net accueille les listes de JLK. François Bon présente l'ouvrage.L’énumération est un fondement de la littérature : qu’on aille dans la Bible, avec l’inventaire du temple dans Exode, ou les généalogies, et qu’on aille chercher de quelles civilisations, de quels textes hérités. Et quel bonheur et quel émerveillement nous prend encore à Seî Shonagon et ses Notes de chevet, la capacité du coup d’entrer dans l’an 1000 du vieux Japon, et de s’y trouver comme en plein voisinage avec le médecin ivrogne, les ponts qui sont beaux et ceux qui le sont moins, les bons usages et les choses qui vous mettent en colère, comme ce crissement du cheveu pris dans la pierre à encre.
L’énumération est toujours resté une marge active de la littérature. Parce que c’est ce que nous faisons dans nos cahiers, dans notre documentation du monde. C’est la première construction de langage pour construire et déplacer le regard. Il y en a chez Novarina, chez Perec et Roubaud, des poètes comme Bernard Bretonnière.
Maintenant, Jean-Louis Kuffer. Que je n’ai jamais rencontré. Au départ, juste la curiosité d’un blog de critique littéraire tenu en Suisse, donc un écart, des découvertes, une attention à des auteurs qui comptent, Nicolas Bouvier le premier, évidemment, ou la découverte de Popescu, sa Symphonie du Loup.
Mais nous tous, côté blogs, à mesure qu’on découvre l’outil et la force d’Internet, on évolue. La critique s’ouvre à la photographie, aux scènes du quotidien, aux réactions d’humeur. Le blog de Jean-Louis Kuffer a gagné en arborescence, en étalement : on parle d’une musique, d’un ciel. On y développe des correspondances.
Et puis ses Ceux qui. Au début, un exercice un peu discret, de fond de blog. On survolait. Je m’y suis pris vraiment lorsque j’ai lu celui qui s’est intitulé Ceux qui se prennent pour des artistes. Tout d’un coup, un malaise : on reconnaît toutes les postures. La phrase est incisive, contrainte. Elle va de saut en saut dans toutes les postures du rapport qu’on a chacun à notre discipline.
Celui qui, celle qui, ceux qui, dans mes ateliers d’écriture, je me sers fréquemment d’un texte de Saint-John Perse (le chapitre IV d’Exil) qui fonctionne sur ce principe, en l’appliquant à la généalogie de chacun, mais une généalogie sans noms propres ni chronologie. Les résultats toujours sont impressionnants : la peau du monde, les silhouettes qui le portent.
Avec des effets connexes : peu importe, dans Saint-John Perse, qu’on comprenne ou pas. Ainsi, dans les énumérations de JLK, la phrase Celui qui a rencontré Dalida au temps où elle devint Miss Egypte devient signifiante même sans rien savoir de la protagoniste. Ainsi, et là c’est déjà dans Seî Shonagon, la juxtaposition d’éléments forts, de haute gravité, ou à teneur politique, voire subversive, et d’éléments qui tout d’un coup provoquent le rire, ou la seule légèreté (Ceux qui vivaient aux oiseaux en 1957).
J’ai donc demandé et obtenu de Jean-Louis Kuffer qu’on développe ici ses Ceux qui. La preuve qu’une énumération tient, c’est quand sa propre table des matières devient elle aussi une prouesse de langage. Voir l’extrait feuilletable. Mais Dans une idée d’oeuvre ouverte, et la volonté de la questionner sur publie.net : à mesure que JLK continuera son écriture, on réactualise le texte initial, et vous disposez toujours de la dernière version dans votre bibliothèque personnelle. Mais aussi, que le texte édité (pour contrer le principe d’enfouissement du blog, ce que j’ai nommé fosse à bitume), renvoie en étoile aux archives du blogs non reprises dans la sélection de l’auteur (30 chapitres, quand même) ou à celles qui s’y ajouteront...
Et bonne visite du site en développement infini de Jean-Louis Kuffer, la rubrique de ses Celui qui, celle qui, ceux qui (mais attention, il y en a de dissimulés ailleurs dans le site). Et qu’une lecture aussi vigoureusement salutaire nous arrive des ciels suisses n’est pas neutre : on s’en réjouit ici.
François Bon
Ceux qui songent avant l’aube l’énumération comme arme pour dire le monde 2008-10-29 80 5,50 euros publienet_KUFFER01 publie.net. http://www.publie.net
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Un androïde plus humain que nature...
Un androïde fort attachant, dans le (superbe) dernier roman de Ian McEwan, Une machine comme moi, nous confronte aux limites de notre «nature» au fil d’une uchronie passionnante. Sous le contrôle attentif d’un Alain Turing (1904-1956) toujours en vie, les avancées fascinantes de la technologie, au début des années 80, butent sur le « trop humain » de notre espèce…Un bon roman, ou disons carrément un grand roman pour insister sur la rareté actuelle de la chose, se caractérise (notamment) par le fait que tous ses personnages ont raison, ou plus exactement qu’ils ont tous leurs raisons dont le lecteur doit tenir compte avec équité, comme il en va à la lecture des grands romans de Dickens ou de Dostoïevski, de Jane Austen ou d’un Henry James auquel on doit précisément cette idée.
Or un bon roman récent, qui a pas mal d’attributs d’un grand roman, rareté actuelle frappante, réalise cette performance très particulière de donner raison à une machine humaine avec une intelligence et une sensibilité affective qui n’a rien d’artificiel ou de bêtement sentimental. Plus encore, l’androïde Adam, l’un des personnages principaux du dernier roman de Ian McEwan, a tellement raison qu’on s’y attache autant sinon plus qu’à un humain « trop humain » au point de ressentir sa destruction (à coups de marteau, par celui qui l’a acheté) comme un meurtre affreux blessant notre petit cœur de lectrice ou de lecteur…Du bon usage de la conjecture romanesqueLes uchronies (récits d'événements fictifs à partir d'un point de départ historique) prolifèrent de nos jours, autant que les dystopies (récits de fiction qui évoquent un monde utopique à coloration catastrophiste), à proportion des inquiétudes, fondées ou plus vagues, et des angoisses plus ou moins lancinantes qui taraudent notre espèce confrontée aux crises de toutes sortes, telles la hantise climatique et autres catastrophes humanitaires à motifs variés.L’impression que l’expérience Homo sapiens est un (partiel) raté de la saga terrestre fait figure de nouveau thème mondialisé, d’où le regain de fictions littéraires ou cinématographiques (sans parler des séries télé parfois meilleures dans le genre, comme l’illustrent les épisodes les plus percutants de Black Mirror) qui revisitent les motifs de la science fiction en quête d’alternatives viables, où l’intelligence artificielle et ses artefacts nous rattrapent.Or un romancier « sérieux » peut-il se mêler de robotique et autres conjectures propres au genre de la science fiction, se demanderont les « purs » littéraires qui ont reconnu en Ian Mc Ewan, notamment avec Expiation (Gallimard, 2003), l’un des meilleurs romanciers anglais de ces dernières décennies ? Et pourquoi pas, rétorqueront celles et ceux qui, déjà, ont vu une Doris Lessing ou une Margaret Atwood exceller dans ce genre de la science fiction longtemps regardé de haut par les instances académique. Au reste, Ian Mc Ewan n’a cessé, dans la suite de ses romans, de varier ses points de vue et ses modalités d’expression par rapport à la réalité qui nous entoure, comme dans la très belle « méditation » romanesque développée avec L’intérêt de l’enfant (Gallimard, 2015) où il est autant question de justice sociale que de psychologie et de poésie, d’amour et de mort…Un « enfant » qui en sait un peu tropLorsque le prénommé Charlie, en début de trentaine, fait l’acquisition, grâce à la vente de la maison de feue sa mère, d’un des 25 androïdes mâles et femelles mis en vente en 1982, lui-même est un garçon un peu flottant qui a fait quelques études d’anthropologie et essuyé deux ou trois échecs professionnels et sentimentaux, boursicotant sur Internet et louchant vers sa jeune et jolie voisine Miranda en attendant plus que leur statut gentiment amical.Le robot qui lui est livré se prénomme Adam, et son arrivée correspond bel et bien à la genèse d’une nouvelle vie après une première nuit torride passée dans les bras et les draps de Miranda bientôt priée de participer à la programmation d’Adam, lequel devient ainsi, avec les traits de caractères choisis par les deux conjoints, leur enfant virtuel.Or l’« enfant » en question, solide gaillard au physique avenant de Levantin baraqué, ne tarde à devenir un problème dans la vie de Charlie : d’abord en lâchant une petite phrase à valeur de mise en garde accusatrice à propos de Miranda (comme quoi ce serait une menteuse), et ensuite en couchant avec elle.Cela fait beaucoup, en tout cas assez pour que le « propriétaire » d’Adam le débranche quelque temps – il lui suffit en effet de peser sur un certain bouton, dit « bouton de la mort », pour lui couper le sifflet au double sens du terme…Mais ce n’est qu’un début, car Adam, ramené peu après à la vie, ne fera qu’inquiéter un peu plus Charlie en déclarant à celui-ci qu’il est réellement amoureux de Miranda et, lorsque son « père » tentera de le débrancher une seconde fois, de l’attraper par le poignet et de le lui briser net. Autant dire qu’Adam, ayant goûté à la meilleure chose de l’existence humaine que figure l’amour avec une Ève gironde, s’y installera d’autorité tout en promettant à Charlie de n’aimer sa girl friend que platoniquement.Sur quoi l’androïde, intellectuellement surdoué, dont le vocabulaire est plus étendu que celui de Shakespeare et les aptitudes exceptionnelles en matière de maths, se montrera très utile, financièrement parlant, dans sa pratique supérieurement éclairée des spéculations financières sur la Toile, au point d’assurer bientôt l’enrichissement du jeune couple. Mais celui-ci à d’autres problèmes, plus tordus à vrai dire qu’une partie de Go…L’infinie complexité humaineSi Adam a parlé de mensonge à propos de Miranda, ce n’est pas en amant jaloux mais en androïde mieux informé que son rival sur le passé compliqué de la jeune femme, accusatrice dans un procès l’opposant à un prétendu violeur qu’elle a bel et bien fait envoyer en prison – à tort et à raison comme on le verra plus tard…L’ironie supérieure de Ian McEwan, omniprésente dès les premières pages de ce roman qui n’a décidément rien d’un gadget de SF, tient donc au fait que c’est par la voix d’un robot que nous pénétrons dans les embrouilles de l’humaine condition telles que McEwan les a démêlées, déjà, dans ses romans antérieurs.À la pénétration psychologique et à la profonde empathie de ceux-ci, sur fond d’observation sociale toujours très nourrie, s’ajoute donc, ici, une double dimension conjecturale puisque l’histoire contemporaine se trouve « revisitée » politiquement (Jimmy Carter est toujours président, et comme un avant-goût de Brexit se fait sentir en Angleterre) alors que le génial Alan Turing assiste au fiasco de la première expérience collective des androïdes lâchés « dans la nature », bonnement incapables de s’adapter au fonctionnement social ou affectif de ces fichues machines humaines !Plus précisément, l’Adam confronté à la vie de Charlie et Miranda se montre trop honnête, trop respectueux des lois et trop conséquent pour ne pas entrer en conflit avec ceux qui ne voient en lui qu’une «putain de machine». Or nous savons que c’est lui qui a raison, en sa quête de la vérité sans compromis, et tout le mérite du romancier – avec malice et tendresse – tient alors à nous le rendre plus sympathique que nos congénères mortels, lesquels n’ont même pas, comme lui l’option finale de transférer leurs données sur un Nuage numérique avant de rendre l’âme sous de grossiers coups de marteau…Ian McEwan, Une machine comme moi. Traduit de l’anglais par France Camus-Pichon. Gallimard, coll. Du monde entier, 2019, 385p. -
Prends garde à la douceur
(Pensées du soir, XX)De ta voix ce jour-là. - Tu me demandes si l’eau et le ciel se souviendront de nous, et c’est cela que j’aime chez toi : c’est cela qui fait que je pense toujours à toi quand je suis seule sous le ciel, qui se souviendra de moi, ou devant l’eau, qui se souviendra de toi, nous sommes faits de la même étoffe que les songes de l’eau et du ciel, et vois comme l’eau et le ciel semblent nous aimer…De la transparence.- Ces soirs de juin étaient vos préférés, où que vous étiez, mais plus que jamais ces dernières années là-haut au bord du ciel où vos regards se retrouvaient de se perdre ensemble dans les lointains bleutés semblant figurer quelque temps l’éternité puis se laissant gagner lentement par la douce obscurité devant laquelle vous vous taisiez...De la permanence.- Ce que nous laissons semble n’être rien mais c’est cela que nous vous laissons et cela seul compte : que ce soit vous…Des choses qui restent cachées .- À vrai dire rien n’est absolument assuré ni contrôlé, aimait-elle à rappeler avec un certain sourire, et c’est ce qui rend d’autant plus beau ce qui l’est sans que ce soit une absolue nécessité, ajoutait-elle avec un sourire certain...De l’étonnement .- Cela non plus ne se mesure pas ni ne s’explique, ou alors c’est en nous qu’elle veillait et que par surprise elle s’éveille et nous éveille les yeux fermés, puis on les ouvre et le monde est là comme ouvert par la beauté...De la cruauté de la vie.- Certes vous étiez mal préparés aux atrocités de la vie et pourtant vos aïeux vous avaient avertis: qu’à tout moment vous pourriez être surpris, et c’est arrivé : tant de fois cela vous est arrivé sans jamais vous lasser ni la condamner, vous arracher à elle ni aux bras auxquels elle vous avait fait la grâce de vous confier le temps que vous donniez la vie - comme on dit...De ce qu’on dit sacré.- Cela aussi vous le saviez en vous, elle autant que toi, et c’était cela qui fondait votre patience autant que vos élans partagés, votre désarmante sincérité à tous deux, votre égale façon de vous garder de la vacuité et des reptations le plus vulgaires, et votre respect des lieux dits élus et des divers dieux reconnus quand un seul sentiment vous unissait en conviction, mais une fois de plus les mots vous manquaient alors même que vous vous compreniez et plus que jamais en ces déclins du jour...De l’acceptation.- Que la rage et le désespoir fussent absents de ce que vous aurez ressenti devant tant de violence et l’inexplicable acharnement de la vie soudain ennemie: qui le prétendrait jamais, et cela même fut le signe de votre capacité de recevoir également les meilleurs dons et les pires sans cesser de vous aider à survivre...Des signes de sainteté.- Aussi, pour le dire familièrement, la maladie et la mort annoncée font sortir du bois de certains lutins aux gestes appropriés et comme auréolés de bonté pour ainsi dire professionnelle, tendrement occupés à pommader et soulager, réparer et rassurer en ne cessant de chantonner ou de plaisanter autour du grabataire se surprenant à son tour à chantonner de concert et plaisanter au dam de son foireux cancer...Du dernier cortège.- Jusqu’à la nuit totale Il y eut, encore et encore et un peu partout, des soirs et des soirs à se tenir ensemble et à se murmurer des choses, des soirs à revivre des choses ou des soirs à s’avouer telle ou telle chose à regretter peut-être ou à se faire pardonner, et certains soirs en resteraient marqué, et la fin de la soirée était parfois propice à plus d’indulgence - et de fait chaque soir augmenterait cette inclination à plus de bienveillance...Des détails révélateurs.- Point de cendres au lac ! ordonne Untel qui ne jure que par les jardins du souvenir en altitude, et sa veuve obéira malgré sa préférence pour le cercueil de bois de rose et les tombes alignées conformément aux réputations financières des hoiries...De vos dernières plaisanteries.- Le quasi défunt rappelle à voix posée qu’il ne dira rien de ce qu’il voit de l’autre côté si vous restez à l’écouter, et vous lui répondez qu’il ne sera fait selon sa volonté qu’en cas de signature avérée par le notaire Brochet...Du plus tendre aveu.- Tu m’as manqué dès que j’ai su que je m’en irais, lui dit-elle...Des regrets annoncés.- Ne plus avoir le mal de mer, plus de doute à lever, plus à changer de parfum, n’avoir point de chagrin de sa propre absence, plus de sourire d’enfant à la première neige - cela surtout : plus jamais de sourire d’enfant...De son dernier désir.- À présent je voudrais dormir, aura-t-elle murmuré les yeux déjà fermés, mais laissez-nous donc la lumière...À La Désirade, ce mardi 6 juin 2023.Peinture: Hugo Simberg, L'ange blessé. -
Rasez les Alpes, qu'on les brosse

Il est de bon ton, par les temps qui courent, de dauber sur les idées et les images qui ont cimenté, à un moment donné, l'identité de la Suisse, notamment en exaltant, au XIX e siècle, les valeurs de la tradition alpestre comme patrimoine commun aux campagnes et aux villes. Malgré toutes les « prises de conscience » et autres démythifications, reste une histoire qui nous est propre, et surtout un héritage culturel qui ne se réduit pas à des clichés. Une nouvelle preuve nous en est donnée par un superbe ouvrage que vient de publier Françoise Jaunin, irremplaçable vestale de la chronique artistique de 24 heures, dont l'érudition jamais pédante, les curiosités historico-sociologiques et le goût avéré s' associent heureusement dans cette traversée de cinq siècles de peinture (elle s' en est tenue à ce médium sous la menace de son éditeur, malgré sa démangeaison fébrile d'évoquer telle « installation » sur les hauts gazons ou telle vidéo sondant les entrailles utérines de la Jungfrau …) illustrés par cinquante reproductions d'œuvres majeures, connues ou à découvrir. Sous la jaquette dévolue au flamboyant Hodler (une exposition récente à Genève en a illustré la fascinante trajectoire, jusqu' aux confins de l'abstraction), voici défiler Caspar Wolf et un Calame sublime évoquant le romantique allemand Caspar David Friedrich, un autre paysage saisissant de Böcklin et une vision symboliste de Segantini, de fortes visions « métaphysiques » de Turner et de Cuno Amiet ou d'Albert Trachsel, de Luigi Rossi, des fusions expressionnistes signées Jawlensky, Kirchner ou Kokoschka, entre autres auteurs contemporains plus cérébraux, de Maya Andersson à Daniel Spoerri, ou de Rolf Iseli à Markus Raetz.

Ainsi que le rappelle justement Françoise Jaunin, les Suisses n'ont pas découvert les beautés prestigieuses de la montagne à l'époque des Confédérés. Longtemps, les monts chaotiques ne furent le berceau que de démons menaçants, bombardant les alpages comme le rappelle la quille du Diable des Alpes vaudoises. A l'époque où Madame de Sévigné, lorgnant à sa fenêtre les aimables rochers de la Drôme, rêvait d'un peintre qui pût représenter les « épouvantables beautés » de la montagne, c'étaient les Anglais qui fourbissaient leurs pinceaux et non les Suisses.
Les Anglais et l'Europe cultivée du XVIIII e, intégrant la Suisse dans le classique Grand Tour, puis un poème best-seller international datant de 1729 (Les Alpes d'Albrecht von Haller, traduit dans toutes les langues européennes), un autre livre culte signé Rousseau et publié en 1761 sous le titre de La Nouvelle Héloïse, enfin les travaux du naturaliste genevois Horace Bénédict de Saussure préludant à la conquête du Mont-Blanc en 1787, furent quelques étapes décisives de la glorification internationale des Alpes, dont la peinture, puis la photographie ont tiré tous les partis, du cliché industriel au chef-d'œuvre.
Pour justifier le titre de son livre en lequel les fâcheux seuls verront une touche nationaliste, Françoise Jaunin souligne « qu' aucun pays n'a associé aussi étroitement le spectacle de sa nature avec l'image de sa patrie ». Et d'enchaîner avec ce constat qui ne saurait évidemment borner la culture helvétique dans le champ clos des représentations alpestres, pas plus que la culture nord-américaine ne se limite au Far West: « Les temps ont eu beau changer, le monde se transformer, les perceptions de la montagne varier au gré des mutations de la société et des modifications du paysage, les symboles se déplacer ou changer de nature et de sens, rien n'y fait. Pas davantage que l'ébranlement des mythes, leur remise en question ou leur caricature. Célébrées ou parodiées, instrumentalisées par les discours utopistes, antimodernistes, patriotiques ou écologiques, revisitées par les regards, les traitements stylistiques et les technologies propres à chaque époque, les Alpes ont traversé toute l'histoire de l'art depuis le XVII e siècle avec une constance inébranlable. »
Mais regardez plutôt à la fenêtre: elles sont là, elles sont belles, elle s' en foutent — elles défient toute peinture …
Françoise Jaunin, Les Alpes suisses. 500 ans de peinture . Ed. Mondo, 107 pp.
