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  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXII)
     
    De ces oasis.- Le mot CLAIRIÈRE me revient avec la neige de ce matin, qui éclaire la nuit d’une clarté préludant au jour et dont la seule sonorité est annonciatrice de soulagement et de bienfait, la neige est une clairière dans la nuit, de même que la nuit est une clairière dans le bruit…
     
    De ce qu’on voit.- Une fois de plus, à l’instant, voici l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube d’hiver bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu neigeux, l’émouvante beauté de ce que ne voit pas l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret...
     
    Du retour.– Il fit tellement nuit cette nuit-là, tellement froid et tellement seul que l’éveil leur fut comme un rivage qu’ils atteignirent à genoux, puis il fallut se lever et ils se levèrent, il fallut paraître dans les villages et les villes et sourire, parler, travailler avec tous ceux-là qui s’étaient trouvés tellement seuls dans le froid de cette nuit-là…
     
    De la purification.– Le mot aliénation, du mot aliéné, évoquant la maison où l’on tourne en rond en gesticulant à cris terribles, t’était resté de la fin de soirée au zapping halluciné par tant d’imbécillité laide partout, et ce matin tu te purifies la mémoire dans l’eau froide de la fenêtre ouverte de cette page de poésie : « Vallée offerte comme un livre En elle je m’inscris, dans les failles du jour : la montagne y respire au revers de mes mots »…
    Peinture: Albert Bierstadt. Orage en montagne, vers 1870.

  • Juste faire le job

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    (Le Temps accordé - Lectures du monde VII, 2023)
     
    À la Maison bleue, ce samedi 4 février. – Masque de vieux ce matin. De nouvelles rides autour des yeux et ma vue altérée. Pas joli joli. La toux moins intense que ces derniers jours, mais pas moins présente par éclats spasmodiques. Pensé tout à l’heure : pas question d’hosto. Si c’est la fin, ce sera ici, comme il en a été de ma bonne amie qui avait dit : pas question de finir à l'hosto. Je sais que ça pourrait mal tourner du côté des bronches et des poumons, genre péricardite, mais je me soigne avec du Resyl plus et du paracetamol, lequel commence à manquer dans les pharmacies, ai-je entendu dire l’autre jour de la bouche du pharmacien-chef des HUG de Genève, qui évoquait les ruptures de stock de plus en plus nombreuses et les conséquences de tout ça. Nous devenons de plus en plus dépendants des économies émergentes, selon l’expression, et plus précisément de l’Inde et de la Chine, donc revenons aux fumigations et aux ventouses, etc.
     
    Hier soir assez déprimé par le débat, enregistré je ne sais quand, entre Slobodan Despot et Bernard-Henri Lévy. Ténors de la jactance. Très habiles tous les deux. Je sens moins le rance chez Slobodan que chez BHL mais c’est le langage lui-même du débat, commun aux deux beaux parleurs, qui me dégoûte, je dirai : physiquement. Bien entendu, le dernier mot revient au plus retors des deux, qui ne manque d’évoquer le retour de la peste brune en désignant son contradicteur - le coup de poignard du sempiternel Héros de la Bonne Cause que figure le «philosophe» à décolleté narcissique, véritable caricature de lui-même avec sa gueule de faux Greco artistement mal rasée, dont les arguments et les figures de style pourraient être reproduits par un logiciel et répétés par tous les petits robots de la guerre humanitaire à venir, mais moi : juste l’envie de vomir, et pas le coeur non plus de me rallier à la cause de Slobodan, qui reste à mes yeux un idéologue. Mon « camp » est ailleurs : il s’appelle Littérature.
     
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    Revenant l'autre soir au Leviathan de Julien Green, trop longtemps ignoré, je me suis dit: noyau, là est ton noyau, l'âme de notre âme incarnée. L'immédiate plongée dans la détresse d'un errant humain, sa folle passion timide, l'énorme présence de femmes terrifiantes et d'enfants de divers âges, la topologie de la bourgade où tout se sait sous le ciel qui se tait. Cette nouvelle lecture après celle de Périphéries et de La Fabrique du corps humain, et la Littérature fait pièce au discours et à la dialectique - Poésie vaincra...
     
    Merci à mon voleur. – Je me suis cru, hier soir, victime d’une hallucination, ou d’un miracle inexplicable, après avoir perdu, sur un premier constat évident, puis retrouvé ma sacoche contenant un carnet plein de notes de ces derniers mois, mon portefeuille et toutes ses cartes de crédit et autres papiers d’identité.
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    Cela s’est passé à mon retour de L’Oasis, où je m’étais régalé, autant que le chien, d’un demi-poulet arrosé de pinot noir, sur le parking en plein air où j’avais laissé ma Honda Jazz, le long de laquelle un van noir s’était parqué entretemps en me laissant à peine l’espace pour y entrer. Or ouvrant la porte arrière gauche sans pouvoir y introduire le cher Snoopy, j’ai dû laisser tomber la précieuse sacoche sans m’en rendre compte, dont j’ai constaté l’absence quelques instants plus tard après m’être garé une cinquantaine de mètres plus loin. Alors de là, ayant constaté son absence dans mon véhicule et revenant à la place que je venais de quitter, j’ai beau regarder partout : point de sacoche. Après quoi je reviens à la voiture parquée avec ses feux allumés, l’inspecte en détail, mais pas trace de putain de sacoche non plus, donc je reviens à la place au milieu de laquelle, posée bien droite et que je n’aurais pu ne pas voir la fois précédente, ma sacoche m’attend avec l’air de me dire : eh cloche !
    Mais non, cela ne se peut pas : en moins de cinq minutes chrono, une honnête sacoche ne peut disparaître et réapparaître comme ça. Du moins ma sacoche est-elle là et je la salue d’un alleluia.
    Sur quoi, racontant l’inexplicable prodige à Sophie qui m’a téléphoné entretemps, je l’entends me suggérer de vérifier le contenu de la sacoche où je constate alors que, non contente d’avoir disparu et réapparu, la foutue sacoche s’est délestée de tout son contenu d’argent sonnant et trébuchant, soit à peu près deux cents francs en billets et pièces d’argent - et voilà le mystère élucidé, la magie évaporée...
    Le voleur était-il aux aguets, dans le van mal parqué à dessein, ou juste de passage, profitant de mon éloignement momentané pour s’emparer de ma sacoche tombée de la voiture ? La rapidité du geste m’en impose, et le fait que le larron (ou la larronne, ne lésinons pas sur le genre) ait eu le scrupule de me rendre ma sacoche sans toucher à ses cartes de crédit et autres documents, dont le remplacement m’aurait coûté bien plus de peine que cette ponction de fric, m’a finalement fait remercier le petit malandrin ou la malandrine, qui aura juste « fait le job »…
    Quant à mon job à moi, c’est mon privilège royal. Et plus précisément, ce samedi nuageux à couvert à l’horizon neigeux : la mise au net finale de mon triptyque poétique, avec la copie complète du Chemin sur la mer, les notes non moins complètes relatives à la lecture de La Fabrique du corps humain et de Périphéries – sujets de ma prochain chronique -, sept piles de documents et journaux divers à trier et poubelliser, la reprise des finitions du roman, entre autres téléphonages amicaux pour se revigorer.
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    À fin février, voire fin mars, j’aurai quatre nouveaux livres prêts à l’édition : l’essai sur Czapski, le sixième volume de mes Lectures du monde, intitulé Mémoire vive, le triptyque de La Maison dans l’arbre, enfin mon roman panoptique faisant suite au Viol de l’ange, Les Tours d’illusions – tout cela représentant à peu près 1300 pages - et après ça ne me resteront plus à fignoler que le recueil de chroniques du Rêveur solidaire et les pensées de Prends garde à la douceur, la suite de mes Lectures du monde et tant d’autres sujets d’amusement dont mon cœur essoufflé ne voudra peut-être plus entendre parler pas plus tard que tout à l’heure…

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XIII)
     
    De l’allégresse. – Cela me reprend tous les matins, après le coup de noir de plus en plus noir, c’est plus fort que moi, c’est l’ivresse de retrouver tout ça qui va et qui ne va pas, non mais c’est pas vrai: j’y crois pas, ça pulse et ça ruisselle et ça chante - c’est pour ainsi dire l’opéra du monde au point qu’on se sent tout con d’être si joyeux…
     
    De l’obstination. – C’est dans la lenteur de la peinture qu’on entre vraiment dans le temps de la langue, je veux dire : dans la maison de la langue et les chambres reliées par autant de ruelles et de rues et de ponts et de voix s’appelant et se répondant par-dessus les murs et par-dessus les langues, - mais entrez donc sans frapper, nous avons tout le temps, juste que je trouve de quoi écrire…
     
    D'une fausse évidence.– Je ne suis bien qu’avec toi, mais la plupart du temps je n’y pense même pas, je me crois seul, je crains ton indifférence, je n’ose te déranger, tu as beau dire que tu t’impatientais de me retrouver : je me suis fait à tant d’absence de tous et à tant de distance de tous entre eux, loin des places et des conversations – et dans l’oubli de tant d’heures partagées j’allais me faire, sans toi, à cette prétendue fatalité de la foule esseulée…
     
    Peinture: Fabienne Verdier.

  • La fièvre au corps du texte

     
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    (Le Temps accordé, Lectures du monde VII, 2023)
     
    A la Maison bleue, ce jeudi 2 février.C’est cela, me suis-je souvent dit à propos de la littérature de langue française, et autant sinon plus des lettres romandes: que cela manque de corps...
    « Faut que ça bande ! », nous lança un soir l’ancien chef d’orchestre Victor Desarzens que nos amis Dimitrijevic avaient accueilli pour passer d’une année à l’autre. Trônant dans un fauteuil comme un nain dans un nuage, tenant de chacune de ses mains celles de nos adorables compagnes (ma Lady L. d’un côté et la douce de Dimitri de l’autre), il en était venu à cette exclamation phallique sans craindre de choquer nos anges aux pieds ancrés dans la réalité glébeuse, après un tour d’horizon de notre littérature manquant selon lui - et nous en étions pleinement d’accord - de « fruit » et de « bête », ou plus largement dit : de « tonne musicale » et de génie vocal, sauf chez un Cingria qu’il avait en affection admirative - Charle Albert dont chaque phrase exulte d’érotisme verbal sans qu’il ne soit jamais question chez lui de cul ou de cœur à la manière des feuilletons...
     
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    Je repensais hier soir à ce fameux réveillon en lisant le dernier roman de Philippe Lafitte, immédiatement physique et à tous les sens du terme: descriptif illico avec le jeune protagoniste, torse nu en plein hiver, s’imposant son exercice culturiste solitaire dans un décor nocturne de périphériques zébrant la nuit de phares, et tout de suite on y est, tout de suite on est dans la Zone avec ce Virgile de vingt ans et sa tribu de Roms en constants déplacements et en butte à tous les rejets , autant qu’aux conflits internes ou externes liés, notamment, aux divers trafics qui font survivre les uns et les autres par la bande.
    Un lieu symbolique du roman est la Salle, ou les corps s’exercent en commun, sans larguer leurs dissensions, devenant parfois chasse gardée ou zone interdite. Le corps y est roi.
    Mais le corps est aussi et surtout, ici, musique mélodique et rythmique de la langue, source aussi d’immédiate beauté dans sa chatoyante et percutante plasticité visuelle.
    Oui, cela bande, sans qu’il y soit question de sexe explicite : les mots caracolent et s’accolent, scintillent et détonent, se font tour à tour caresses et bastons, tendresses et percussions de baffes ou de battes.
    Or revenant ce matin au récit de Virgile et de Nuri son rival teigneux, lequel tient sa sœur Yasmine sous sa férule tyrannique, je retrouve aussi mon corps de lecteur décati effroyablement tousseux ces jours, scié en deux par d’irrépressibles quintes sans pouvoir cracher tout ça : expectorer cette boule spasmodique de nerfs et de glaires alors que nos jeunes zonards se font les pires crosses, comme partout où il y a de l’hommerie, pendant que Yasmine, par la bande - c’est le mot juste là encore -, va chercher sa propre liberté loin de son frère phallo-bigot, etc

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube XII)
     
    De la bienveillance. – À ces petits crevés des fonds de classes mieux vaut ne pas trop montrer qu’on les aime plus que les futurs gagnants bien peignés du premier rang, mais c’est à eux qu’on réservera le plus de soi s’ils le demandent, ces chiens pelés qui n’ont reçu que des coups ou même pas ça : qui n’ont même pas qui que ce soit pour les empêcher de se déprécier...
     
    De la Qualité.– C’est en effet à toi de choisir entre ne pas savoir et savoir, rester dans le vague ou donner aux choses un nom et un nouveau souffle, les colorier ou leur demander ce qu’elles ont à te dire, les humer et les renvoyer au ciel comme des oiseaux bagués, enfin tu sais bien, quoi, tu n’en ferais pas une affaire douteuse s’il s’agissait de course chronométrée ou de progrès au Nintendo, tu sais très bien enfin que c’est bon pour tout le monde…
     
    De la page blanche.– Et maintenant vous allez cesser de me bassiner avec votre semblant d’angoisse, il n’y a qu’à vous secouer, ce n’est pas plus compliqué : secouez l’Arbre qu’il y a en vous et le monde tombera à vos pieds comme une pluie de fruits mûrs que vous n’aurez qu’à ramasser - une dame poète dit quelque part que «les mots ont des dorures de cétoine, des pigments de truite arc-en–ciel », elle dit aussi que «sous leurs masses immobiles vibre la vie», et aussi qu’«il suffit de les soulever, un à un, avec précaution, comme on lève les pierres au fond de la rivière pour voir apparaître ce qu’on ignorait», alors basta…
     
    Des parfums.– Ce serait comme une chambre noire dans laquelle il suffirait de fermer les yeux pour revoir tout ce que tu as humé dans la maison pleine d’odeurs chaudes de l’enfance, au milieu du jardin de l’enfance saturé de couleurs entêtantes, dans le pays sacré de l’enfance où ça sentait bon les ruisseaux et les étangs et les torrents et les lacs et l'océan des nuits parfumées de l’enfance…
     
    Photo: Robert Doisneau.

  • Roses de l'exil

     
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    La maison s’était refermée
    et l’ombre sans un mot
    avait ravalé tout sanglot,
    refoulant durement sa douceur
    et ne leur laissant là-bas
    que ces douleurs d’un temps
    que le temps fait passer,
    comme la trace de pas effacés...
     
    Mais tant d’années et de lieux plus tard,
    seuls dans la nuit des villes
    Ils restent à sourire
    à ces îles et ces gares
    qu’ils ont trouvées et perdues
    De bars en avenues
    au fil de tant d’autres exils ...
     
    Et parfois, le parfum des roses
    affleurant leurs nuits solitaires,
    ils revoient sous le lierre
    la maison fermée, éperdue
    de regrets revenus,
    par leurs souvenirs étoilés,
    dans la douce lumière des choses...
     
    Aquarelle: Thierry Vernet
     

  • Pourquoi Davel l'illuminé reste un irrécupérable

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    Seul contre le Souverain bernois dont il taxe l’occupation d’injustice et d’oppression, Davel reste aujourd’hui une figure sacrificielle quasi christique, en principe irrécupérable, et qui l’est presque forcément, sauf par l’art et la poésie, la beauté,l’émotion et la réflexion en phase avec la recherche historique. L’opéra de Christian Favre , sur un livret de René Zahnd et dans une mise en scène de Gianni Schneider, qui célèbre la destinée tragique du visionnaire, a suscité l’immédiat enthousiasme du public , à la fois par ses qualités musicales propres, sa réalisation scénique magistrale et l’aura du personnage.
     
    Seul. C’est le premier mot que Jean David Abraham Davel, enchaîné, adresse à l’inquisiteur de Wattenwyl venu l’interroger dans son cachot : j’ai agi seul, je suis seul responsable. Et cela, plus que tout, est insupportable au représentant du Souverain impatient d’identifier des complices et toute une sédition cantonale ou peut-être plus générale. Mais rien à faire, et même sous la torture, forçant le respect de celui qui le soumet à la question, le major débarqué à Lausanne le 31 mars 1723 a la tête de six cents hommes armés de fusils sans munitions (!) et ne se doutant pas de la teneur réelle de l’opération, revendique la seule responsabilité de son acte à la fois inspiré et insensé qu’on pourrait dire le contraire d’une agression terroriste puisque lui seul, invoquant bel et bien son Dieu, sera l’unique victime expiatoire.
     
    Avec la candeur d’une âme pure, Davel a pensé que ce qui le révoltait, qui provoquait autour de lui la colère des gens, allait rallier ceux-ci en nombre avec l’aval des autorités de souche vaudoise, lesquelles commencent par le flatter avant de le lâcher. Le major de Crousaz, notable soucieux de son seul intérêt et parfait collabo avant la lettre, sera le Judas de l’affaire en ne cessant de jouer l’homme raisonnable à la façon suavement débonnaire des faux-culs à la vaudoise...
    Dans la foulée, quelques mots hautement significatifs de sa morgue aristocratique (et qu’on pourrait évidemment entendre dans la bouche des dirigeants de partout à travers les siècles) expriment son mépris paternaliste du bon peuple : « Les Vaudois ne sont -Ils pas plus heureux soumis ? Peuple de chuchoteurs, de petits comploteurs, d’experts en médisance » déclare De Crousaz après l’arrestation de son compagnon d’armes .
    «Ce peuple mérite -t-il la liberté que tu tenais tant à lui offrir ? »
    Et le librettiste d’entrouvrir un abîme dans le personnage qui se défend d’être un félon : « Et ne me dis pas traître ! Je sais ma juste place : au service d’un maître. Le pouvoir et la fortune sont de bons médecins pour les plaies qui béent tout au fond de moi »...
    Tout cela étant chanté par le superbe ténor Christophe Berry, qui n’en sera pas moins hué au rappel final pour son rôle évidemment très ingrat...
    À ses côtés, l’on ne manque ra de saluer, dans la grand et bel équipage local et international réuni par le capitaine de vaisseau Éric Vigier, le puissant et non moins émouvant Davel de Regis Mengus, le non moins excellent De Wattenwyl de François Lis modulant en acteur deux scènes relevant de l’humour noir, et la belle inconnue d’Alexandra Dobros-Rodriguez, notamment - et n’oublions pas les musiciens de l’OCL galvanisé par Daniel Kawka et les choristes grands et petits...
     
    Réhabiliter Davel ? Autant refaire le procès du Christ...
    Des voix bien intentionnées, à la veille du tricentenaire de la mort de Davel, se sont fait entendre afin que celui-ci soit réhabilité. Nos bonnes consciences en seraient dorlotées, mais comment ne pas voir que la condamnation du major n’est pas que le fait des autorités de l’époque mais de tout un peuple consentant ?
    « Nous avons laissé faire », écrira Ramuz. Et c’est un moment fort de l’opéra que celui de la profération du chœur, aux costumes mêlant les époques et aux chanteuses et chanteurs faisant front sur scène et martelant: "Le poing tranché, la tête coupée !"
    Cela dit , taxer de récupération opportuniste ceux qui voudraient réhabiliter Davel relève d’un autre forme de récupération, alors que le sacrifice de Davel participe d'un réalité échappant à toute logique judiciaire ou bonnement humaine. On est ici du coté des fols en Christ qui prennent les injonctions de l'Evangile au pied de la lettre, au dam de toutes les cléricatures.
    Davel, au demeurant, est conscient du conflit de fidélités auquel il est confronté, sachant qu’il est lui-même nourri et honoré par l’occupant bernois qui oppresse les siens.
    «Où est ta vraie loyauté ? » se demande-t-il avant de conclure en wokiste avant la lettre: « Mais n’est-ce pas le devoir de celui qui voit clair d’ouvrir les yeux de ceux qui dorment ou qui se cachent ? Assez d’hypocrisie, de mauvaises habitudes ! Assez de scandales et d’injustices honteuses ! L’heure du réveil à sonné ! »
    Le cher homme a-t-il vraiment tenu ces mots que lui prête le librettiste ? Disons que la substance y est.Et le caractère angélique de la Belle inconnue a-t-il le moindre fondement historique ? Question de pieds-plats, qu’on trouve ailleurs que chez les Vaudois, à propos de la Béatrice de Dante ou des monologues de sainte Jeanne au cinéma...
    Ce qui nous ramène à ce thème équivoque de la récupération morale ou politique, propre à toutes les idéologies, de la figure du bouc émissaire.
    Davel fut-il un révolutionnaire au sens où nous l’entendons aujourd’hui, englobant Robespierre, Lénine et Che Guevara ? Évidemment pas, même si les termes , extrêmement fermes et sévères de son Manifeste lu par lui seul aux conseillers lausannois, pendant que ses hommes faisaient le pied de grue autour de la cathédrale, relèvent d’un défi bonnement révolutionnaire.
    Le hic, c’est que cet officier de haut rang, supposé en connaître un bout en matière de tactique et de stratégie, n’a rien fait pour assurer ses arrières et bénéficier du soutien de quiconque, seul une fois encore à rêver debout tout en montrant un extraordinaire courage.
    Or ce même dissident se fait, jusque sur l’échafaud, le défenseur ardent d’un ordre, sinon établi, du moins rétabli, soumis aux valeurs fondamentales; et les historiens nous ont appris depuis lors qu’il n’était pas sans alliés potentiels, jusqu’ à l’avoyer bernois Steiger trouvant, dans le fameux Manifeste, bien des arguments recevables. Pourtant l'essentiel est là, qui le distingue des sans-culotte: malgré la pertinence de son intransigeance, Davel refuse le moindre acte de violence.
    Le vert Raphaël Mahaim, dans sa défense d’une réhabilitation, compare sa révolte à celle d’Antigone devant Créon, et Félicien Monnier, président de la Ligue Vaudois, de conclure son plaidoyer contre la réhabilitation en ces termes aussi défendables que ceux de son contradicteur : « Se dégage ainsi une étrange combinaison entre la puissance de l’affirmation politique de Davel et l’immense retenue humaine et personnelle de son geste »...
    Je tire ces citations de l’indispensable numéro spécial de la revue historique Passé simple, distribuée à la sortie de l’opéra en renfort du programme déjà bien étoffé, et l’on passe alors de l’interprétation artistique aux lumières croisées éclairant la destinée du Major , incessamment récupéré par les uns et les autres et leur échappant en fin de compte- comme tout récit consacré à la figure du bouc émissaire (un René Girard a tout dit à ce propos) et à ses avatars historiques ou mythiques.
    Reste aussi l’échappée vers le haut, de l’interprétation. Reste ici cette très belle œuvre collective en mémoire d’un homme seul...
    Christian Favre. Davel. Opéra de Lausanne, jusqu'au dimanche 5 février.