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  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, X)
     
    De l’attente.– Je n’attends pas de toi le moindre compliment, tes signes de congratulation ne sont pas une réponse, tes hymnes de félicitation tu peux te les garder autant que tes révérences si tu ne t’engages pas à parler à ton tour, car c’est cela que j’attends de toi, mon ami (e), ce n’est pas que nous nous félicitions de nous féliciter, ce n’est pas que tu me trouves ceci ou que je t’estime cela – ce qui seul compte est que tes questions répondent à La Question à laquelle j’ai tenté de répondre, et que tu vives de la lettre que je t’envoie comme je vivrai de la tienne, non pas en échos d’échos mais à se dévoiler l’un l’autre tout en se lâchant sans lâcher du regard La Chose qui seule compte…
     
    Des égards. – Nous n’avons pas besoin de grades, mais de regards, nous n’avons pas besoin d’être regardés, mais nous avons besoin d’égards et de vous en montrer sans relever vos grades, nous ne serions pas à l’Armée ni à la parade de l’Administration : nous serions au Café des Amis et nous parlerions simplement de la vie qui va, à ton regard je répondrai par les égards dus à ton rang de personne, mon regard te serait comme une élection sans autre signe que mon attention, à parler sans considération de nos âges et qualités, nations ou confessions, nous nous entendrions enfin…
     
    Du miracle.– Ce n’est pas que tu n’attendais rien, car tout en toi n’est qu’attente, ce n’est pas que tu n’espérais plus ni ne désirais plus : c’est que c’est apparu tu ne sais comment, que c’était là comme au premier matin du monde, là comme un arbre ou un torrent, frais comme l’eau tombée du ciel, beau comme un daim dans la lumière diaprée de l’aube, doux et léger comme la main du petit dernier que tu emmènes à sa première école, bon comme le pain sans rien, beau comme les vieux parents s’occupant des enfants de leurs enfants - enfin ce que tu veux qui te fait vraiment du bien, et à eux…
     
    Peinture: Thierry Vernet.
     

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, IX)
     
    Du premier rire. – On ne s’y attendait pas : on avait oublié, parfois on ne se doutait même pas de ce que c’est qu’un enfant qui éclate de rire pour la première fois, plus banal tu meurs mais nous en avons pleuré sur le moment, à vrai dire l’enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul, c’est avant le clown au cirque de la vie : l’initial étonnement, la pochette surprise…
     
    De ce qui renaît. – Pour spéculer sur l’Après c’est chacun pour soi, je ne sais pas, et saura-t-on jamais ce qui se trame réellement à l’instant ou dans un autre temps que nous pressentons, ou pas, mais ce que nous avons sous les yeux, ce qui s’offre et à tous, ce matin, don d’un Dieu gracieux immédiat et prodigue, don du prodigue enfant de la nuit qui ne se lasse pas au matin de te sauter au cou pour te rappeler qui tu es et qui tu aimes, et tout revit alors, tout retrouve son nom, tout est béni de l’ici présent...
     
    De l’attention. – Il ne sera pas de vraie vie sans prendre le temps de s’arrêter, rien de bon ne se fera sans observation – car «observer c’est aimer» disait ce poète qui y prenait tout son temps sur les sentiers buissonniers – rien de bien ne sortira de cette agitation distraite et de cette précipitation sans autre suite qu’un ensuite précipité vers sa propre répétition…
     
    Peinture JLK: Le Grammont à l'aube.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, VIII)
    De la consolation.– Ne vous en faites pas, leur dit-on maintenant, vos maisons en ruines, vous allez les reconstruire : vous aurez l’argent. Ne pleurez pas, vos écoles et vos mosquées, vous allez les bâtir plus belles qu’avant : l’argent peut tout. Cessez de vous lamenter, votre prison, vous allez en relever les murs avec notre argent. Et quant à vos enfants, vous n’avez qu’à en refaire : cela ne coûte rien…
     
    De l’imprescriptible. – Ce qui est un crime ou pas, c’est notre Tribunal qui en décide, et vous n’en avez pas. Ce qui est un crime, c’est le Livre qui en décide - notre Livre et pas le vôtre. Ce qui s’oublie ou pas, c’est notre Mémoire qui en décide, alors qu’on vous oublie déjà…
     
    De la honte.– Ils nous ont dit : La Paix Maintenant. Mais maintenant on sait que ce sera plus tard seulement : pour maintenant ils n’ont rien dit. Ils nous ont dit : et pensez-vous seulement au Darfour ? Vous rappelez-vous la Shoah ? Alors nous avons baissé la tête. Nous n’osons pas nous rappeler. Nous rappeler Sabra et Chatila nous fait honte. Vous rappeler 100 civils fusillés pour un soldat tué vous honore mais nous fait honte. Nous mélangeons tout, excusez-nous : nos morts n’ont rien à voir avec les vôtres : 1300 des nôtres pour treize des vôtres doivent être le prix de votre paix. Nous avons honte, Monsieur l’écrivain qui nous promettez La Paix Maintenant, de vous déranger...
     
    Du premier chant.– Le ciel s’annonce en beauté par ces notes claires qui égrènent partout la même allégresse comme neuve depuis mille fois mille ans sur le même arbre d’où jaillit cet invisible chant de rien du tout qui nous remplit partout et toujours du même premier émerveillement...
     
    Aquarelle JLK: Intimité.

  • Et maintenant prenons des nouvelles de la route...

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2023)
    Ce mercredi 25 janvier.- Une angoisse inhabituelle vous oppresse ce matin dès l’éveil, que vous ne vous expliquez pas, puis vous vous rappelez que la seconde de vos filles entrera ce soir à la clinique, où son troisième accouchement est programmé demain matin, d’où la sourde angoisse.
    Et que ressent-elle ce matin de son côté ? Et son «compagnon», comme on dit aujourd’hui au lieu de dire son époux ou le futur père ou simplement Gary ? Gary est-il angoissé ce matin ou bien est-ce prématuré pour un garçon si pragmatique ? Et les petits ? C’est le plus grand des deux petits, sauf erreur, qui vous a fait rire un jour, vers ses trois ans, en déclarant soudain, singeant son père : « Allons, restons pragmatiques ! ».
    Morts de rire, MDR, mais l’angoisse vous tenaille encore après un premier café, et vous vous rappelez alors l’effroi , où plus exactement le mélange de joie et d’effroi qui a marqué la venue au monde de votre premier enfant , un matin de novembre d’il y a un peu plus de quarante ans de ça, ce matin même où vous avez conçu pour la première fois que vous étiez mortel...
    Vous vous rappelez maintenant que le Coran dit qu’Allah a créé l’homme à partir d’un caillot. Le bébé écarlate est une boule de sang qu’Allah a humectée avant de souffler dedans. Tout comme le clown gonfle quelques ballons de baudruche qu’il tord en un clin d’œil pour les transformer en lapin, en chien ou en girafe.
    Leonard de Vinci raconte son premier souvenir: « J’étais dans mon berceau lorsqu’un milan s’est approché de moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et donné plusieurs coups de queue à l’intérieur des lèvres. » Annie Dillard, qui cite ce passage des carnets de Leonardo, précise: « Le milan européen, long d’une soixantaine de centimètres, à une queue extrêmement fourchue. Il s’élève dans les airs à la manière des hirondelles puis il plonge comme un aigle pour fondre sur les reptiles ;il se nourrit également de cadavres ».
    Et Dillard avait aussi relevé ces mots du poète E.M. Forster: «Nous avançons entre deux ténèbres. Les deux seules entités capables de nous éclairer, le bébé et le cadavre, n’en ont pas la possibilité ».
    Au matin du 15 décembre 2021, je me suis réveillé le front contre celui de la mère morte de nos deux filles dont la seconde mettra demain au monde son troisième enfant de sexe féminin, ainsi que l’a révélé l’échographie. Moi qui suis si romantique je l’écris froidement ce matin parce que c’est vrai: j’ai dormi à côté d’un cadavre vu que la levée du corps ne pouvait se faire la veille à une heure si tardive, et j’ai vraiment dormi, même si cela paraît presque monstrueux de dormir dans le même lit d’une morte bien-aimée - j’ai dormi cette nuit-là du sommeil sans rêves du nouveau-né, et maintenant nous prenons des nouvelles de la route...
    Nabilla, la star de la télé-réalité dont nous suivons tous les jours, sur Instagram, les faits et gestes « au quotidien », avec tous les détails relatifs à ses nouvelles trouvailles en matière de maquillage ou son plat préféré du jour, Nabilla qui a plus de 2 millions de followers sur Instagram (surtout des filles mais aussi des mecs soyons justes) , Nabilla le reconnaît haut et fort dans sa dernière «punchline »: qu’Instagram est sa base et là elle se lâche carrément : « si je ne suis pas sur Insta, c’est comme si j’étais morte »...
    Et après les dernières nouvelles de la route, nous retrouvons Sarah notre envoyée spéciale sur le front des opérations en Ukraine...
    Dessin: Julie K.

  • Quoi de neuf les paumés ?

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    (Le Temps accordé - Lectures du monde 2023)
    Ce lundi 23 janvier.- Pendant que l’ami Claude Frochaux n’en finit plus de ressasser son constat selon lequel plus rien de significatif ne se ferait en matière de culture, d'arts et de littérature dans nos pays , et ce depuis 68 à peu près, que la fête est finie et qu’il n’y a plus d’œuvres conséquentes à découvrir, je continue pour ma part à parier pour la surprise et mon inextinguible curiosité me vaut toujours quelques découvertes ici et là même si, relisant ces jours Le docteur Faustus de Thomas Mann et les Portraits de femmes de Pietro Citati, je mesure lucidement l’abîme qui sépare un grand roman ou une approche critique créatrice du magma de productions moyennes proliférant dans la « dissociété » actuelle où tout le monde écrit et applaudit à ce qui est écrit, que n’importe qui pourrait écrire, robots y compris...
    Il y a de la Schadenfreude dans le lamento de l’ami Frochaux, autant que dans l’empressement de tant de beaux esprits à conclure à la décadence, et ce n’est pas par aveuglement ou béant optimisme que je m’inscris en faux contre cette idéologie de l’Après-nous-le-déluge : c’est au vu des faits et de manière égotiste et clinique à la fois, après deux accidents sur la route et en montagne, sept opérations qui m’ont valu autant de bonnes heures de lecture à l’hosto ou a casa, un cancer momentanément sous contrôle après 155 séances d’accélérateur linéaire, deux infarctus et j’en passe même si je tousse beaucoup ces jours - et fuck the desease : contre ceux qui pensaient il y a des décennies déjà que le roman était mort, je reprends la crâne réponse de Soljenitsyne qui leur balançait que tant que l’homme vivrait le roman vivra lui aussi !
    Dimitri aussi avait tendance à tirer l’échelle derrière lui, comme Régis Debray ou Godard et tous ceux qui ont connu et vécu de grandes heures grâce aux arts ou à la littérature, soudain confrontés à la platitude satisfaite de la culture de masse, mais c’est justement à l’insatisfaction chronique de Dimitri que je pensais hier soir après avoir achevé la lecture de La Fabrique du corps humain de Jérémie André, quand le patron de L'Âge d'Homme écrivait, dans La Gazette littéraire de je ne sais plus quelle année (disons entre 1977 et 1979) qu’il manquait, au roman romand, un Zola.
    En d’autres termes : que la littérature romande ne disait à peu près rien de la vie réelle, banalement matérielle des gens, de la société réelle avec ses conflits de classes, de la réalité quotidienne des métiers, des gens au travail ou des gens à l’hôpital - alors même que nos écrivains dissertaient sur les question de l’engagement et du rapport de la littérature avec les masses, surtout soucieux des états d'âme (Ah, l'Âme romande !) de tel prof névrosé ou de tel pasteur frustré.
    C’est Dimitri lui-même, au mitan de ma vingtaine , qui m’a conseillé de lire la série des Hommes de bonne volonté de Jules Romains et les romans « durs » de Simenon - deux auteurs particulièrement mal vus des littéraires en ces années 60-70 où l’on passait du Nouveau Roman littérairement correct à la déconstruction structuralisante puis au postmodernisme sociologisant.
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    Mais quoi de Zola dans le petit roman de Jérémie André ? Je dirais : le regard du médecin, au premier et au second degré. Je dirais aussi : l’attention aux aspects variés d’un métier, comme elle est omniprésente chez un Simenon et absolument absente des soucis de Dostoievski (chacun son job), et aux choses elles-mêmes que nous font côtoyer ledit métier, et l’attention non moins vive aux mots, tournures de langage et autres expressions propres aux personnages observés, ici dans une nouvelle société déjà quadrillée par le regard et l’écriture mimétique de Michel Houellebecq.
    C’est entendu : comparer la fine analyse des comportements de trois semi-paumés de la société actuelle évoquant l’hospice occidental de Limonov, et la machinerie énorme des romans de Zola, n’a qu’un sens indicatif, comme le regard de médecin de Jérémie André, soucieusement clinique, peut rappeler le réalisme conséquent d’un Tchekhov ou d’un Céline, autres docteurs avérés et plumitifs de haute volée.
    Jérémie André enfile ses gants d’écrivain débutant avec cette sorte de réserve un peu cérémonieuse que nous savons au chirurgien et qui va se transformer en gestes plus hardis et plus précis au moment de l’action; et la même précision maniaque, le même formalisme, le même souci des processus et des protocoles se retrouvent chez les trois protagonistes de La Fabrication du corps humain, à savoir: Dominique le jeune médecin, Anna l’employée-formatrice de la franchise de fast-food Brother Burger, et Jean-Pierre le gérant local de celle-ci qu’on pourrait dire l’entrepreneur type en train de théoriser le-top de l’entrepreneuriat épanouissant pour tous, carrément tip-top.
    Jérémie André ne pratique pas la satire, enfin pas tout à fait. Son ironie n’en est pas moins proche du sarcasme, comme lorsque Dominique constate que, désormais, à l’hôpital, on soigne les ordinateurs avec plus d’application que les patients, comme Anna constate que les friteuses de son restau demandent autant sinon plus de soins que les clients. Et Jean-Pierre de penser et d’agir comme un robot de gestion, enfin presque, puisque son humanité subsiste en lui sous forme de jalousie archaïque ou de compulsion woke quand il considère son employé noir...
    Je suis curieux de découvrir les commentaires marquant la réception publique et critique de ce premier roman , qui pourrait se limiter au brillant exercice de fabrication ou fonder une œuvre à plus grandes largeurs - on verra bien si la folie indispensable à l’écrivain authentique bouscule demain la sage technique du praticien ...