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  • Ralentir: chef-d'oeuvre

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    À propos de Vivre (Ikiru), d’Akira Kurosawa 

    Akira Kurosawa considérait Ikiru (1952) comme son chef-d’œuvre. C’est en effet un film extraordinaire, dont le thème recoupe celui de La mort d’Ivan Illitch, nouvelle non moins inoubliable de Léon Tolstoï. De quoi s’agit-il plus précisément ? D’un homme soudain confronté à sa mort annoncée, qui fait un bilan tout négatif de la vie qu’il a menée jusque-là et qui essaie de se sauver in extremis.


    Le film de Kurosawa retrace d’abord le portrait du personnage surnommé « la momie » par ses collègues de l’Administration dont il dirige la Section des citoyens; c'est type même du bureaucrate sclérosé qui s’oppose à toute réforme et notamment aux requêtes des citoyennes en matière de jardins d’enfants. Apprenant qu’il est atteint d’un cancer inguérissable, il commence par se lancer dans une débauche compulsive qui ne le satisfait guère, puis ce début de récit finit abruptement, et tout recommence alors tout autrement. La suite se passe ainsi dans un local où se trouve réunie une assemblée de femmes et d’hommes, sous le portrait voilé de crêpe de « la momie ». On comprend que c’est une cérémonie du souvenir, après la mort du personnage, l’on y boit beaucoup et les langues se délient.
    Ikiru1.jpgComme dans Rashomon, du même Kurosawa, c’est « en creux », par les témoignages alternés de ceux qui ont vu le défunt se transformer, durant ses derniers mois, que se reconstruit son portrait tandis qu’on voit le vieil homme, seul sur une balançoire de jardin public, sous la neige, murmurer un chant lancinant et mélancolique d’une lugubre splendeur. À relever l’interprétation, à commencer par celle, formidable, de Takashi Shimura.

    Le film est disponible en DVD.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXV)
     
    De la forme. – Délivre-toi de ce besoin d’illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi, le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l’âme et le corps, et la fleur, et les forme douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un cœur de rose - tout cela forme ton âme et ta prose…
     
    De l’infinitésimal toi. – Et dis-toi pour la route que le meilleur de toi, qui n’est pas de toi et que ton nom incarne cependant, c’est tout un, est le plus fragile en toi et que cela seul mérite d’être protégé par toi, renoué comme un fil te renouant à toi et qui te relie à Dieu sait qui ou quoi que tu sais au fond de toi…
     
    De la réalité. – C’est parfois par le rêve que nous vient la perception physique, terrifiante, de la réalité : de ce qui est réellement réel, sans échappatoire aucune, à ramper dans cette galerie obscure menant Dieu sait où – et soudain le réveil sonne et c’est la nuit d’hiver, et personne on dirait avant que l’odeur du café ne dissipe la réalité du rêve…
     
    De l’autre côté du jour.– Tout le jour à chanter le jour tu en es venu à oublier l’envers du jour, la peine du jour et la pauvreté du jour, la faiblesse du jour et le sentiment d’abandon que ressent la nuit du jour, le terrible silence du jour au milieu des bruyants, la terrible solitude des oubliés du jour et des humiliés, des offensés au milieu des ténèbres du jour…
     
    Peinture: Floristella Stephani, Ostende.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXIV)
     
    D’un autre chant.– Et si tu n’as pas de mots pour dire cette aube qu’il fait ce matin comme au désert ou sur la page blanche de la mer, chante-là en silence, tout à l’heure une main de lumière s’est posée à la crête des monts et tout ensuite, de l’ubac, une maison après l’autre, s’est allumé, mais comment le dire avec des mots ?
    De la juste mesure. – Ce que tu te demandes aussi en voyant le rideau se lever sur la scène du jour, c’est quelle pièce va se jouer dans les heures qui viennent, qui tu seras, dans quelle peau, quel autre rôle tu pourrais jouer, si tu pouvais être plus juste qu’hier soir après avoir goûté une fois de plus du Milk of Human Kindness du Big Will - trois heures durant, Mesure pour mesure, la poésie du Big Will t’a traversé et t’habite encore ce matin, or seras-tu ce matin l’intransigeance d’Angelo le taliban ou la clémence du bon gouvernement, seras-tu la vierge ou la catin, seras-tu glapissement de mauvaise langue ou parole de bienveillance ?
     
    Des matinaux.– Le silence scandé par leurs pas n’en finit pas de me ramener à toi, vieille frangine humanité, impure et puante juste rafraîchie avant l’aube dans les éviers et les fontaines, tes matinales humeurs de massacre, ta rage silencieuse contre les cons de patrons et tes première vannes au zinc, tout ton allant courageux revenant comme à nos aïeux dans le bleu du froid des hivers plus long que de nos jours, tout ce trépignement des rues matinales me ramène à toi, vieux frère humain…
     
    Du fil des jours.– N’est-ce vraiment qu’une affaire de particules et de circuits électriques, te demandes-tu en remontant du souterrain où tu as passé la nuit, n’y aurait-il pas autre chose, te demandes-tu en te dirigeant vers les fenêtres encore aveugles, n’y a-t-il que ce tapage d’âmes mortes dans le silence des rues et des pages vides, n’y aura-t-il plus jamais que ces phénomènes et ces phénomènes, ou le jour va-t-il te surprendre une fois de plus et renouer le fil de ton souffle et de ton encre ?...
     
    Peinture: Thierry Vernet.

  • Je me souviens de La Doulou

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    (Pour ceux qui savent ce qu'elle est, et surtout pour les autres))

    Je me souviens de ce qu’on m’a dit des cris de douleur de mon frère aîné, renversé par une voiture sur la Route d’En Haut et que j’étais trop petit pour visiter au pavillon de traumatologie avec notre mère « dans tous ses états »…

    °°°

    Je me souviens, plus encore que de la lecture du Petit Chose et des Lettres de mon moulin, de celle de La Doulou d’un Alphonse Daudet marquée au fer rouge de la torture quotidienne…

    °°°

    Je me souviens de l’air désolé de notre père, dans les périodes les plus dures de sa maladie, et de son air de s’excuser de « déranger »…

    °°°

    Je me souviens de la grande salle de l’hôpital cantonal aux vingt-cinq lits de petits lascars dont les plus mal en point étaient les moins bruyants…

    °°°

    Je me souviens de la douleur muette émanant du visage de cire fondue du petit Toupie, mon camarade de classe leucémique plus habile que moi au jeu du Mikado, auquel j’offris, lors de ma visite que je ne savais pas être la dernière, un Argus bleu ciel pour sa collection de papillons…

    °°°

    Je me souviens des rugissements de fureur et des hurlements de détresse quasi enfantine de mon vieux voisin de box, aux urgences du CHUV en je ne sais plus quelle année, auquel on venait d’apprendre en pleine nuit qu’on allait l’amputer de sa jambe déjà gagnée par la gangrène, et de son lit vide le lendemain matin.

    °°°

    Je me souviens, au lendemain de l’accident de moto qui m’amena inconscient au pavillon de traumatologie de l’ancien hôpital cantonal, de la douleur impuissante que j’éprouvai en découvrant l’état de mes jeunes voisins de chambre dont beaucoup ne marcheraient plus jamais – et la vision terrifiante de celui d’entre eux qui passait ses journées à plat ventre dont le dos nu sculpural était celui d’un athlète apprécié de sa société de gymnastique…

    °°°
    Je me souviens de la lecture de J’ai saigné, évoquant sous la plume de Blaise Cendrars la fin atoce de son jeune voisin de chambre, et du discours imbécile du gradé lui expliquant en passant que son martyre lui était offert par La France…

    °°°

    Je me souviens de la phase consternante de Ramuz, bien au cocon dans sa chambre de littérateur, au moment même où Cendrars se fait amputer, qui dit comme ça que oui, que c’est terrible, ces jeunes qui meurent de l’autre côté des frontières, mais qu’en somme savoir qu’ils meurent est presque aussi douloureux que mourir soi-même , n’est-ce pas…

    °°°
    Je me souviens de ce que je ne souvenais de rien quand mes camarades m’ont ramassé au pied des trente premiers mètres de la première longueur de l’arête W de l’Aiguille Purtscheller après un chute opportunément adoucie par la neige…

    °°°

    Je me souviens de l’effroi paralysant que j’éprouvai après le téléphone d’Hèlène m’apprenant, à mon bureau de chef de la culturelle du Matin, ce 16 août 1985, que mon ami Reynald n’était pas rentré de la course que nous devions faire ensemble au Mont Dolent et qu’il avait finalement décidé de faire seul…

    °°°

    Je me souviens du long silence et des larmes que nous avons partagés au sommet du Dolent, un mois près la mort de Reynald, avant que nous ne balancions ses cendres dans la face glaciaire par grand beau temps...

    °°°
    Je me souviens du corps prêt à être lavé de notre père, et de notre mère désignant ses multiples hématomes comme les stigmates d’un long martyre...

    °°°
    Je me souviens de la remarque de mon ami Dimitri, des mois après le grave accident qui lui valut des souffrances extrêmes, selon laquelle il lui avait fallu cette épreuve pour concevoir les douleurs du Christ sur la croix…

    °°°
    Je me souviens du regard un peu étonné de notre petite Sophie dans la nuit de son premier faux croup…

    °°°
    Je me souviens des éclats de rire argentins de la petite Louise à laquelle nous avions offert un Pégase bleu à crinière violette volant crânement au-dessus de son lit de douleurs à quelques semaines de sa mort annoncée…

    °°°
    Je me souviens que c’est grâce à l’immobiiisation forcée due à mon accident de moto que j’ai écrit mon premier livre en trois mois…

    °°°

    Je me souviens avec une extrême précision de chaque souffrance morale que j’ai pu infliger à ceux que j’aime, je me souviens aussi de leurs occasionnelles douleurs physiques, sans avoir rien retenu des miennes que le surcroît de lucidité et d’attention reconnaissante que mérite la bonne vie…

    °°°
    Je me souviens que nous aurons bien ri, certain soir à Cetona, au fin fond de la Toscane, quand Guido Ceronetti m’a lancé de sa voix aiguë et grave la fois : «La vie est vache !» , et que je lui ai répondu selon le code millénaire: «Mais rien ne vaut la vie !»…

    Sur La Doulou

    La Doulou d'Alphonse Daudet est l'un des rares ouvrages traitant directement et uniquement de la douleur physique. Le courage consiste à ne pas effrayer les autres.

    Du jour où la Douleur est entrée dans ma vie…

    A quoi ça sert, les mots ? Ils arrivent quand c’est fini, apaisé. Ils parlent de souvenirs, impuissants ou menteurs...
    Douleur toujours nouvelle pour moi et qui se banalise pour eux. Ils s’y habituent, moi pas…

    Croissance morale et intellectuelle par la douleur, mais jusqu'à un certain point.

    Extraits
    Retour de la douche avec X, un malade de la tête, que je réconforte — que je « frictionne » en chemin, pour le plaisir si humain de me faire de la chaleur à moi-même.

    … du jour où la Douleur est entrée dans ma vie…

    Ce que j’ai souffert hier soir — le talon et les côtes ! La torture… pas de mots pour rendre ça, il faut des cris.
    D’abord, à quoi ça sert, les mots, pour tout ce qu’il y a de vraiment senti en douleur (comme en passion) ? Ils arrivent quand c’est fini, apaisé. Ils parlent de souvenir, impuissants ou menteurs.

    Pas d’idée générale sur la douleur. Chaque patient fait la sienne, et le mal varie, comme la voix du chanteur, selon l’acoustique de la salle.

    Douleur toujours nouvelle pour celui qui souffre et qui se banalise pour l’entourage. Tous s’y habitueront, excepté moi.

    Douleur qui se glisse partout, dans ma vision, mes sensations, mon jugement ; c’est une infiltration.

    Et j’imaginais une conversation de Jésus avec les deux larrons sur la Douleur.

    Dans ma pauvre carcasse creusée, vidée par l’anémie, la douleur retentit comme la voix dans un logis sans meubles ni tentures. Des jours, de longs jours où il n’y a plus rien de vivant en moi que le souffrir.

    Ecrit pendant l’une de ces crises.

    Croissance morale et intellectuelle par la douleur, mais jusqu'à un certain point.

    La lutte, ce qu’il y a de plus affreux. Au moins, le jour où il n’y a plus moyen de bouger…

    Mon sosie. L’homme dont le mal se rapproche le plus du vôtre. Comme on l’aime, comme on le fait parler. Moi, j’en ai deux : un peintre italien, un conseiller à la Cour d’appel, qui, à eux deux, sont ma souffrance.

    Des enfants malades. Causé avec un petit. Certaine fierté dans ses douleurs. (Fragilité des os).

    Mais je souffre, moi aussi, et en ce moment ; mais j’ai pris l’habitude de garder mes souffrances pour moi ; quand la crise est trop forte et que je me laisse aller à une plainte un peu vive, c’est un tel bouleversement autour de moi ! « Qu’est-ce que tu as ? D’où souffres-tu ? » Il faut avouer que c’est toujours la même chose et qu’on serait en droit de nous dire : « Oh ! alors, si ce n’est que ça ! »

    Car cette douleur, toujours nouvelle pour nous, notre entourage y est habitué, elle deviendrait vite une fatigue pour tout le monde, même pour ceux qui nous aiment le plus. La pitié s’émousse. Aussi, ne serait-ce par générosité, c’est par fierté que je retiendrais mes plaintes, pour ne jamais lire dans les yeux les plus chers la fatigue ou l’ennui.

  • Au scalpel, Jérémie André dissèque le corps sociétal...

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    Dans La Fabrique du corps humain, Jérémie André, médecin de métier et d’esprit, tant que de méthode, propose une approche clinique et behavioriste d’une partie de la réalité lausannoise actuelle, localisée au quartier du Flon à forte symbolique sociale, avec trois personnages typés de notre drôle de monde...
     
    Il manque un Zola au roman romand, affirmait en substance l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, directeur de L’Age d’Homme, dans un article paru à la fin des années 1970 dans la Gazette littéraire.
    Déplorant le manque d’ancrage social de notre littérature, et plus précisément depuis la mort de Ramuz, déjà confiné dans le monde rural, l'éditeur constatait que nos romanciers achoppent aux états d’âme de pasteurs ou de professeurs et autres intellectuels plus qu’aux multiples aspects de la société en mutation, dont notre littérature individualiste et plus ou moins spiritualisante, ou politiquement moralisante, ne garderait aucun témoignage significatif comparable aux romans d’un Zola, d’un Balzac ou, plus récemment, d’un Jules Romains ou d’un Georges Simenon.
    En macho balkanique bon teint, celui que nous appelions Dimitri faisait l’impasse sur l’implication sociale conséquente de plusieurs romancières, d’Alice Rivaz à Janine Massard ou Mireille Kuttel et Anne Cuneo (toutes deux issues de l’immigration italienne), mais le constat ouvrait bel et bien un débat quasi inexistant dans la critique littéraire du moment.
     
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    D’anamnèse en catamnèse…
    Or j’y ai repensé en lisant le premier roman de Jérémie André qui, sans la vigueur de perception et d’expression d’un Zola, surprend et intéresse par son regard « sociologique » sur le monde qui est le nôtre, ici et maintenant, avec trois personnages représentatifs d’une certaine génération (ceux qu’on appelle les millenials , dépolitisés et en quête de sens dans leur petite vie bien formatée), à savoir Dominique Mercier, jeune médecin issu d’une famille d’industriels lausannois illustres, Anna, « ex » du précédent que son bac de lettres n’a pas conduit en faculté mais à un poste de responsabilité dans les cuisines d'un fast food, et Jean-Pierre le manager de cette enseigne du Brother Burger, qui rêve de faire de chacun de ses employés un «entrepreneur» virtuel qui s’éclaterait au travail...
    Notre ami Dimitri déplorait que nos romanciers fissent si peu de cas des métiers de leurs personnages, par ailleurs si peu représentatifs de notre société, faute aussi de détails concrets dans leur observation, alors que c’est par là que Jérémie André impose sa patte et son originalité, à la fois ténues et tenues, dans une sorte de pointillisme hyperréaliste. Cela pourrait être assommant, et c'est au contraire captivant, et quasi fascinant que de (re) découvrir le monde en termes d'anatomie ou de physiologie appliquée, de s'initier à la gestion des friteuses d'un fast food dont les employés sont surveillés par vidéo, de revivre l'année Erasmus d'un étudiant en médecine s'efforçant de concilier ses rudes études et son désir d'Anna en 3 D, bref de voir le monde tel qu'il est, effrayant de réalité réelle, où l'ex Gianpietro, en sympathie avec son employé Samson responsable du nettoyage du Brother Burger, affiche une couleur de peau dite «compatible avec son origine africaine» . Plus woke tu rends ton tablier !
    La Fabrique du corps humain , dont le titre se rapporte à celui du fameux ouvrage d’anatomie descriptive d’André Vesale (1514-1564), se subdivise en trois parties intitulées Anamnèse familiale, Anamnèse actuelle et Catamnèse, dont le Flon est le fil conducteur.
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    Le Flon à travers les âges…
    À préciser alors, pour les « étrangers du dehors » , comme on les appelle chez nous, que le Flon est un agreste ruisseau sorti de la forêt des hauts de Lausanne, qui s’embourbe un peu à mi-pente citadine et, de géographique, est devenu historique grâce notamment à la diligence capitaliste de la famille Mercier, en tant que quartier industriel de tanneries spécialisées dans la production de veau ciré prisée des Américains, puis de zone d’entrepôts utilitaires où filles de joie et dealers se croisaient dans la pénombre, puis de réserve alternative à dégaine de mini-Soho, enfin de quartier branché en perte d’âme bohème.
    Industrie, culture et commerce marquent la progression trinitaire du Flon. Un restau autogéré, à l’enseigne du Cancrelat, refuge de squatteurs et désaffecté à la suite d’une rixe, symbolise ici l’évolution du Flon puisque en son lieu et place s’est implanté un restau de la chaîne Brother Burger où, cinq ans après leur rencontre et leur love story, Dominique Mercier et Anna se retrouvent... sans se retrouver vraiment.
    Il faut dire que ce Dominique-là est plus Mercier que nature, plus grave en fin de race studieux et un brin pédant et péremptoire, et l’on comprend qu’Anna ne lui saute pas au cou, mais elle non plus n’est pas du genre passionné, qui se soumet au formatage du Brother Burger avec une docilité qui n’a d’égale que la conformité fonctionnelle du manager Jean-Pierre...
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    La Fabrique du corps humain pourrait être une satire, voire un pamphlet contre la déshumanisation des relations humaines et du travail, mais là encore on est loin du Zola de Germinal ou du pamphlétaire dreyfusard de J’accuse: à ras les faits et les affects, dans une sorte de neutralité objective bien vaudoise et protestante.
    Du moins l’ironie sous-jacente de l’auteur, et comme une tristesse latente liée à l'adieu à la folle (?) jeunesse, donnent-elles au roman sa dimension critique frottée de mélancolie, qui incite à la réflexion.
    Est-ce ainsi que les hommes vivent ? interrogeait Aragon. Et le statut de la femme est intégré dans la question par le truchement d’une prof d’anatomie retraitée conspuant le patriarcat en termes « woke », ou par le rôle assigné à Anna qui, dans la foulée, dresse le réquisitoire de l’aliénation objective que représente l’idéologie et la pratique quotidienne de son manager.
     
    Par delà la dissection…
    Dans son Journal littéraire, Paul Léautaud se gaussait de la niaiserie d'un certain professeur de médecine, éminent chirurgien qui ouvrait les corps sans rien comprendre à ce qui se passait dans les coeurs et les âmes des ses patients, et c'est aussi l'expérience qu'est amené à faire, ici, le jeune Dominique, constatant que son désir d’Anna et la réalité de la vie ne sont en rien réductibles à la nomenclature de Vésale.
    Avec une honnêteté remarquable, qui est là encore celle du médecin, Jérémie André se garde de dorer la pilule du lecteur (et de la lectrice, n'est-ce pas?) en arrangeant un dénouement glamoureux à ce qui ressemble à un épisode de feuilleton, tout en traitant ses trois personnages avec une distance frottée d'ironie - surtout en ce qui concerne le self made man Jean-Pierre, ex-Gianpietro au prénom francisé sur le conseil de son coach de vie - sans aboutir à la satire du brave nouveau monde qui nous entoure.
    Limites et enjeux d'un premier roman
    Si l'écrivain Jérémie André doit beaucoup, en l'occurrence, au médecin, celui-ci limite sans doute, aussi, ce qui pourrait faire s'exprimer plus librement et plus amplement l'écrivain, dont plusieurs thèmes du roman mériteraient d'être plus développés. Autant que des grandes fresque em pleine pâte d'un Zola, l'on est loin ici des visions existentielles fusionnées des grands écrivains-médecins que furent un Tchekhov ou un Céline.
    Mais Jérémie André s'est doté, dès son premier roman, d'un appareil d'observation et de formulation qui pourrait s'étendre à toute la société - par delà les thèmes sociétaux - où l'on verrait l'écrivain, stéthoscope en bandoulière, sillonner toutes les strates du corps social, de tel club de femmes botanistes à telle salle d'attente d'un service d'oncologie, de telle conférence des maîtres de telle Haute Ecole à la buvette de tel camping, de tel open space de rédaction à telle réunion de tel ou tel parti, ainsi de suite.
    Pérorer sur l'impuissance sexuelle, déclarée la maladie de l'époque, en invoquant Georges Bataille, comme s'y emploie tel doyen de faculté en urologue retiré des touchers rectaux, est une chose, et tout autre chose d'approcher les corps en concurrence avec les machines, les médecins face aux ordinateurs, les caissières de fast food chronométrant leur prises de commande, la folie ordinaire devenue norme redimensionnée en séances de team coaching, en attendant les constats d'obsolescence du matériel humain et les approches de la date de péremption de nos pauvres vies, etc.
    Jérémie André. La Fabrique du corps humain. Olivier Morattel éditeur, 136p. Janvier 2023.

  • Dans le bleu

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    De multiples récits
    adviendront à n’en plus finir
    d’étages en étages,
    au nuancier de tous les bleus…
     
    Là-bas dans ses grandes largeurs
    au miroir de ses fosses
    s’ouvre le lac de nos mémoires,
    et le pic noir s’élance
    entre les sourdes pulsations
    d’un cœur qui ne dit pas
    s’il est d’ici ou des ailleurs
    ignorés des saisons…
     
    Le jour se lève un peu partout;
    et tout à coup quelqu’un s’en va…
     
    Peinture: Constable.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXIII)
     
    De l’apaisement.– A présent laisse-toi faire par la vie, lâche prise le temps d’un jour en ne cessant de tenir au jour qui va, ne laisse pas les bruyants entamer ta confiance, ne laisse pas les violents entacher ta douceur, confiance petit, l’eau courante sait où elle va et c’est à sa source que tu te fies en suivant son cours…
    De la pauvreté.- Elles ont une nuit d’avance, ce matin comme les autres, donc c’est hier matin qu’elles dansaient le soir devant leur masure, toute grâce et gaîté, leur dure tâche achevée, les deux femmes, la jeune et la vieille, de ce haut plateau perdu du Zanskar où leur chant disait le bonheur parfait d’avoir tout…
     
    De l’abjection. – Pour plaire et se complaire dans son illusion d’être si bon il tire des traites sur la douleur du monde et cela fera, se dit-il, vendre ses livres - tel étant le démon de l’époque et qui grouille de vers aux minois d’innocence, c’est le péché des péchés que cette usure de la pitié feinte et de cela dès l’éveil, petit, refuse d’être contaminé…
     
    De la sérénité.– À l’immédiate hystérie des médias relancée avant le lever du jour tu résistes en ouvrant grande la fenêtre à l’air et à la neige de ce matin qui ne fondra pas moins que leur pactole mais tout tranquillement, en lâchant ses eaux comme pour une naissance sans convulsions, et le printemps reviendra, et les gens ce matin continuent de faire leur métier de vivre dont personne ne s’inquiète – alors toi, maintenant, referme la fenêtre au froid…
     
    Aquarelle JLK: la montagne Sainte-Victoire, 1998.