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  • Mémoires croisées

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2022)
     
    À la Maison bleue, ce dimanche 6 novembre. – De retour à la Maison bleue depuis vendredi, et retrouvant, avec mes affaires descendues de la Désirade par Cécile et Florestan (prénoms fictifs), ce carnet relié de 365 pages quadrillées dont j’ai amorcé à l’encre noire l’annotation en 1991 (j’avais 44 ans), reprise en 2021 au stylo rouge, la lubie me prend ce matin d’en poursuivre la rédaction des pages restées vierges au stylo vert en recopiant illico ce que j’écrivais le 1er novembre 1991, jour de la Toussaint, dans l’esprit des bonnes résolutions récurrentes et compulsives qui est propre aux indécis de mon espèce : «Montrer la réalité telle qu’elle est. Tout ce qu’on voit sans voir. Décaper le tableau du quotidien. Assez de lyrisme et d’illusionnisme. Et dans ma phrase aussi, traquer la fioriture et la formule creuse. Chercher le solide ».
    Et ceci encore, daté du 6 novembre 1991 et tiré du Journal d’Isaac Babel dont je venais d’achever la lecture : « Quand j’étais jeune, je pensais que la somptuosité doit être décrite d’une manière somptueuse. Ce n’est pas vrai. Il s’avère qu’il faut, très souvent, partir du point de vue opposé ».
    Or notant cela, je me dis que ces propos recouoent la démarche de Quentin dans ses poèmes ras la terre ferme et l’émotion, qui me rappelle en outre ma propre détermination, à vingt ans, quand j’étais abonné à la revue Action poétique des compagnons de route du communisme, de « tordre le cou à l’éloquence »…
    Ces notes reprises en mode diachronique seraient comme une « mise en abyme », selon l’expression smart, ou comme un voyage à travers le temps de ma propre vie, comme un palimpseste de textes s’éclairant les uns les autres et se donnant un nouveau relief.
     
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    Ainsi poursuivant, sur la page vierge du lundi 15 avril 1991 (saint Paterne), ces notes du 6 novembre 2022, le cardiopathe que je suis devenu à passé 75 balais diaogue-t-il avec le quadra lisant Val pagaille de Dürrenmatt et en tirant une recension pour 24 Heures après un autre papier sur Le Temps du mal de Dobrica Cosic, futur président de la Serbie, dont le cher Dimitri se sera dit content…
    Moins de peine à respirer ce matin qu’hier soir où j’ai dû me borner, avec le chien, à une balade de moins de 200 mètres, mais les douleurs jambaires restent vives et je vais tâcher de tâcher de ne pas retourner à l’hosto.
     
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    LES VIEUX. – Sur cette photo de famille que je regardais hier soir après le départ de Cécile (40 ans le 23 novembre prochain où elle et Florestan recevront les clefs du nouveau logis dont ils ont fait l’acquisition en terre fribourgeoise), j’ai l’air, à 16 ans, d’un teenager ombrageux de série italienne, mon frère aîné (21 piges) d’un mafieux louche à cheveux blonds et lunettes noires, cravaté comme moi (fait rarissime) donc ce doit être une occassion solennelle, peut-‘être les noces d’or de nos aïeux lucernois, notre mère souriant au photographe (mon père) comme mes deux sœurs endimanchées elles aussi, de même que nos deux tantes « vieilles filles », et me frappe surtout la terrible dégaine de véritables vieux tout en noir de la Grossmutter, avec son chapeau cloche, et du Grossvater esquissant un timide essai de sourire sous sa moustache-qui-pique - nous sommes en 1963 au bord du lac des Quatre-Cantons (aux confins ensoleillés de la Suisse primitive), les parents de notre mère sont l’incarnation de la rectitude morale chrétienne et moi, les regardant aujourd'hui, je porte des jeans, une chaîne serpent au poignet marqué par les ecchymoses des prises de sang récentes, un t-shirt qui s’exclame Never give up, bref la caricature du boomer gardant, selon l’expression de son défunt ami Thierry Vernet, « une patte coincée dans le tiroir de l’adolescence »…
     
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    BOYFRIENDS. – J’écris la suite de ces notes matinales sur la page vierge du 17 avril 1991, jour dédié à saint Anicet, dont le nom me ramène au bord de l’autoroute du soleil, en 1964 ou 5, où - tout mignon éphèbe en lègère tenue d’été – je fais du stop à une heure du matin avec mon compère de grimpe Anicet, lorsque s’arrête une petite voiture à la fenêtre de laquelle un joli passager et le chauffeur non moins avenant me font un signe et deux regards immédiatement câlins, juste refroidis ensuite à l’apparition d’Anicet en golfs verts et chaussettes rouges d’alpiniste, traînant un énorme sac Millet et notre tente de campeurs d’altitude la veille encore plantée au Montenvers, face aux Drus, avant notre retraite précipité sous les trombes de flotte et notre décision de nous replier sur les Calanques...
    C’était la première fois qu’Anicet sortait de Suisse, nous nous retrouvions serrés avec notre barda derrière les deux jeunes gens se faisant des chatteries et dont pas un instant mon innocent ne soupçonnera la « différence », mais le pompon fut notre arrivée à la sortie de l’autoroute, à deux heures du matin, une escouade de flics nous arrêtant, faisant sortir les deux boyfrieds de leur voiture volée et nous laissant nous débrouiller avant que le chauffeur d’un train routier parqué là et pigeant notre situation, ne nous propose le refuge de sa remorque fortement imprégnée d’odeur de poisson de mer…
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    PARIS. – Dès les premières pages des Cahiers inédits de Paul Gadenne, dont le recueil de près de 500 pages vient de paraître aux éditions des Instants, recouvrant les années 1927 à 1937 et intitulé Le long de la vie, je me retrouve dans le cercle magique de la Littéraure : « Paris, dans ce crépuscule précoce d’hiver, Paris m’a saisi au cœur. Des chimères menacent le ciel, des élans de clochers, des flèches, entrevus dans l’ombre, et les grandes arches des ponts là-bas, en amont, dans un décor poignant de nuages lourds, de lueurs perdues s’effilant jusqu’à disparaître. Oh ! pouvoir dire à ceux qui viendront plus tard comment fut Paris, comment furent les choses tant que je vécu, et quelle fut la tristesse des yeux qui le virent et la mélancolie qui se traîne dans une âme qu’ils n’auront point connue !
    Mon Dieu ! J’ai balancé d’espoir en espoir, j’ai cherché sans jamais trouver qui m’apaise, et il n’en est pas un qui ne m'ait fait souffrir, et aujourd'hui encore j’en ai la chair meurtrie. Alors, comme dimanche dernier en lisant Virgile, comme dimanche dernier sur le désespoir de Didon, ce soir, en regardant Paris s’éteindre et somnrer dans une nouvelle nuit, j’ai moi aussi sombré dans les larmes ».
    Tant de douceur profonde et tant de musique dans les mots…
     
    ANICET (suite). – À nos dix-huit ans Anicet le sauvage de Bovernier aimait que nous, petits citadins crânement allurés, nous l’emmenions loin de la trappe du samedi soir où se retrouvaient à tout coup les buveurs du coin se forçant à la cuite morne, nous trois mousquetaires de sac et de corde, avec Reynald, à grimper entre les Aiguilles dorées et les créneaux du Grépon, Anicet dernier de sa portée catholique de douze garçons et filles, le père planté avec son goître dans le recoin de la cuisine où vaquait la mère style mamma sarde ou sicilienne, Anicet enfin que j’ai retrouvé quarante ans plus tard, me racontant la mort de son fils en esacalade sur une falaise d’Espagne, et la vie qui continue avec l’autre fils, Anicet et moi nous rappelant l’autre fin tragique de notre ami Reynald un dimanche de 1985, au Dolent où j’aurais dû l’accompagner, et le fils de Reynald marqué à vie, mon filleul aimé diplômé de shiatsu qui s’occupe encore de mes vieilles osses - ah mon Anicet au patronyme qui le résume : un vrai Sarrasin…

  • À fleur de cœur

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    (Le Temps accordé, lectures du monde 2022)
     
    À l’Hôpital Parfait, ce vendredi 4 novembre, avant le départ. – La nuit dernière m’a paru très longue, ou plus exactement très lente, dans tout ce blanc cerné de silence, coupé par trois séquences d’éveil un peu désorienté et transpirant, après un film vu sur ARTE - l’une des rares chaînes avec la BBC à échapper à la médiocrité – évoquant, sous le titre de Pride, la solidarité inattendue mais intense, manifestée, à l’époque de Margaret Thatcher, par la naissante communauté LGBT et les mineurs gallois, avec des personnages forts en gueule et en couleurs.
     
    Par son approche des milieux populaires et marginaux, sa verve et son fonds de tendresse, les nuances de ses observations et son ancrage historico-social rendu sans complaisance mais non sans engagement généreux, j’ai d’abord cru à un film de Stephen Frears ou de Ken Loach, et le nom du réalisateur (Matthew Warchus) m’a échappé au générique final, mais la chose a sauvé ma fin de soirée sans livres et à zapper sur soixante chaînes en retombant à tout coup sur les développements hystériques de l’incident survenu à l’Assemblée nationale française où tel député RN a eu l’imbécilité d’interrompre le discours d’un de ses collègues noir en hurlant, à propos des bateaux chargés de migrants, qu’ « ils rentrent en Afrique », du moins est-ce ce qu’il prétend qu'il aurait voulu dire alors que le député pris à partie s’est estimé concerné personnellement (il a entendu « qu’il rentre en Afrique »), etc.
     
    Quoi qu’il en soit, et même si le racisme me semble à moi aussi une peste indéfendable, l’emballement médiatique de toute la soirée, sur les chaînes de la parlote à plateaux, m’a paru refléter la montée aux extrêmes de la France binaire avec ses démagogues de tous bords, et je me suis félicité une fois de plus de ne plus perdre mon temps à chercher mes informations à cette lucarne juste bonne à les déformer ou à les rendre informes…
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    Je ne sais si c’est l’effet d’une sénilité précoce (alors même qu’une médecin trentenaire m’a dit cet après-midi que vu mon jeune âge elle me recommandait de mieux prendre soin de ma santé...), mais je deviens de plus en plus émotif, pleurant réellement (de vraies larmes) comme l’autre soir sur le sort des quelque 150 jeunes Coréens écrasés par eux-mêmes dans un mouvement de panique de masse pour le motif le plus absurde (la célébration d’Halloween), ou vibrant d’émotion au moindre sourire ou mot gentil de soignants qui ne font en somme que leur job, mais c’est comme ça, je suis comme ça: j’ai l’air dehors d’un vieil hibou hirsute et j’ai toujours dedans le cœur d’un enfant de 7 ou 17 ans…

  • Morning routine

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    Par Quentin Mouron
     
    (Pour JLK)
     
    Le Léman gris où le
    ciel repose
    Palpite faiblement
    Comme un cœur
    ressuscité
    Ce matin
    Par le miracle clair
    De l’art de
    ton médecin
     
    Le brouillard
    se dissipe
    Le soleil revient
    L’infirmier sourit
    Il apporte le thé
    Sur ordre du médecin
    Et toute ta
    journée gémit
    de sa douloureuse
    Beauté
    Q.M.

  • À l'usine à soins

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    (Le Temps accordé, lectures du monde 2022)
     
    Ce jeudi 3 novembre, à l’hôpital régional de la Riviera Dolce, 5 heures du matin. - Ici l’on gère, sont les premiers mots qui me viennent dans la grande cellule aux parois blanches immaculées et sans le moindre ornement, avec lesquelles contraste le noir de la baie vitrée donnant sur la nuit, que j’occupe au deuxième niveau de l’immense établissement hospitalier ou j’ai été transporté l’autre soir en urgence, et dans la foulée me viennent ces autres mots : ici l’on gèle.
    Je précise que ce n’est pas une critique mais un constat relevant de la parfaite technique de surface régnant en ce lieu: ici l’on gère, l’on gèle et l’on s’abstient de critiquer.
    Ici tout est fait pour gérer la douleur, et ça commence par une première évaluation : vous nous rappelez votre date de naissance et vous évaluez votre douleur sur une échelle de 1 à 10, ensuite de quoi c’est nous qui gérons. Vous êtes le patient et vous allez gérer ça, donc patience.
    La dernière fois que je me suis pointé aux urgences de l’usine à soins, en septembre dernier, j’ai été traité dès mon arrivée selon le protocole, j’ai lâché ma date de naissance et les détails afférents (1947 , le 14 juin, même jour que Donald Trump et Che Guevara) à la préposée top compétente, sur quoi je suis devenu patient, une heure après j’avais été soumis à divers examens et sept heures plus tard un médecin pressé m’expliquait que j’avais bien géré l’alerte mais que celle-ci était sans conséquences au vu des analyses qui prennent toujours un putain de temps (il avait usé d’une formule plus appropriée) avant de m’indiquer la sortie - et j’avais géré mon départ en me les gelant à cette heure de la nuit, traversant l’immense labyrinthe de l’usine à soins absolument désert et silencieux comme dans Kafka que je te dis pas...
    Mais cette fois c’était plus sérieux : carrément l’infarctus, a-t-il été diagnostiqué par coronographie, dix-huit heures après mon admission aux urgences où j’avais réitéré mon gag Trump /Guevara, hélas c’est l’âge et faut gérer.
    C’est le frère de Lady L., cet affreux gauchiste ne voyant jamais que la moitié vide du verre, et me reprochant donc de ne voir toujours que la moitié pleine, qui a trouvé cette formule limite critique de l’usine à soins - le même frangin qui n’a pas eu le temps de gérer ses adieux, tombant seul d’une masse devant son lavabo, il y a vingt mois de ça, nous laissant dans une tristesse ingérable avant, trois mois plus tard, le diagnostic affreux signant la mort annoncée de ma bonne amie...
    A présent on approche des six heures en ce lendemain du jour des morts, une infirmière jolie comme un cœur vient de me piquer le doigt pour un TP qui correspond à mon retour aux anticoagulants, je lui ai souhaité douce nuit vu qu’elle avait fini son service, son gentil sourire m’a fait du bien au protocole et ne comptez plus sur moi pour déplorer la moitié du verre vide qui faisait râler Lady L. autant que son frère, l’usine à soins dépersonnalisée et sans trace de bibliothèque ou de piano (une putain de télé débile dans chaque chambre mais même pas un pianola!), la tortore limite caserne, la déco grave, mais c’est là qu’ils et elles ont géré ta survie, mon ange, avant qu’à ton tour t’ailles te les geler de l’autre côté...

  • Panique pour rien

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    (Notes d’hosto, 2)
     
    Nullement disposé de nature à la panique ou à l’affolement (enfant j’étais le petit rêveur à sa fenêtre, qu’un rapport scolaire de sa huitième année disait nonchalant, voire indolent), je n’en ai pas moins été perturbé à outrance, ce dernier dimanche soir, après avoir bu un verre autorisé de Brunello, quand une subite sensation d’oppression m’empêchant quasi de respirer , accompagnée d’une pulsation soudaine accélérée et de vertiges quand je me suis levé de la table où je consignais mes notes de lecture sur Le Mage du Kremlin, m’ont effectivement saisi du besoin d’appeler au secours l’une ou l’autre de nos filles, mais c’est sans paniquer psychiquemnt - je m’observais et me préparais à telle ou telle décision avec lucidité -, sans me laisser aller à l’agitation imbécile qui s’emparait de mon corps , certes excédé par l’impossibilité d’appeler à l’aide (mon phone étant resté dans la voiture, à trois cents pas plus bas que notre nid d’aigle de La Désirade) mais l’esprit clair décidant de faire ça et ça, rejoindre la tire sans oublier la loupiote, appeler Sophie qui m’ordonnerait sûrement d’alerter le 144, et ma voisine Maritou, contactée entre-temps par notre infante aînée, m’attendait là-bas quand j’ai exposé ma situation au veilleur de la centrale des médecins - une autre voix que le jour de mon premier infarctus, après quoi toute effet de panique s’est effacé avec la présence des ambulanciers et de la jeune médecin tout rutilants de compétence dans leurs uniformes et leurs gestes appropriés..
    En ses derniers jours, Lady L m’a dit qu’elle avait l’impression que son corps glissait hors d’elle , à croire qu’elle n’était plus qu’esprit, souffle et même sourire, pauvres mains amaigries par la putain de maladie, bon regard douloureux mais si vivant - bref j’ai attendu, depuis mon arrivée aux urgences, plus de quinze heures et ce lundi soir, après la coronographie révélant une détérioration effectivement dangereuse d’un vaisseau obstrué a 99 o/o, un quart d’heure de manipulation de haut vol, avec vue à l’écran de mon araignée cardiaque traversée par les infimes tubulures réparatrices - pour l’installation du sixième ou septième stent dont ma carcasse est désormais appareillée dans sa mutation robotique, etc.
    Ainsi donc, sans avoir vraiment paniqué, j’aurai laissé la main invisible d’un bon instinct me conduire aux mains de l’habile colosse réalisant à vue ce prodige curatif...
    Ce même soir cependant, soulagé dans mon pieu médicalisé , je me suis retrouvé au bord des larmes en voyant défiler les images de la tragédie absurde survenue à Séoul où plus de 15o de nos frères humains, pour la plupart des jeunes, ont été broyés dans le chaos d’une panique de masse liée à la célébration de la fête la plus idiote, la plus vide de sens et la plus hideuse par sa mascarade qu’ait répandue au monde la sous-culture américaine - cet Halloween que je vomis en pleurant ses victimes...

  • Juste l'impensable

     
    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2022)
     
    À l’Hôpital régional de la Dolce Riviera et environs, ce 2 novembre 2022. - Il m’a fallu revenir en catastrophe aux urgences de cet hosto, copy cat de l’épisode marqué par un premier clash cardiaque, en décembre 2019, pour commencer vraiment à réaliser ce qu’aura vécu Lady L., d’une façon tellement plus violente, dès le diagnostic terrifiant d’un angiosarcome du cœur à la fois rarissime et inguérissable, et durant les huit mois qu’elle nous est restée après qu’on lui en eut concédé deux ou trois ... A la fin , Les oncologues du CHUV l’appellaient leur petit miracle, lequel avait commencé avec une opération à cœur ouvert de huit heures qu’un jeune médecin qui y avait assisté m’a décrite comme juste incroyable...
    En rémission d’un cancer en somme périphérique de la glande masculine, après 55 séances d’accélérateur linéaire, je crois entrevoir ce qui distingue cette atteinte du Crabe de celle qui s’en prend au cerveau ou au cœur, par delà les symboles que représentent ceux-là.
    Une chose est un accident cardiaque, bien autre chose un cancer du cœur, à la fois impensable et difficilement imaginable. Or je la voyais toute désolée et presque s’excusant, seule confrontée vraiment à ce qui se passait au cœur de son corps, avant l’opération, et ensuite dans la diffusion sournoise des métastases. La très intelligente Susan Sontag, que j’ai rencontrée une année avant sa mort, s’est efforcée de mettre en mots cette maladie, comme d’autres ont essayé de dire le sida, mais ce qu’aura réellement vécu ma bonne amie ou la merveilleuse épouse de Dimitri victime d’une tumeur au cerveau, qui pourrait le penser ou même l’imaginer ?
    Les religions diverses ont tout un arsenal de formules visant à affronter ou exorciser ces ratés les plus manifestes de l’admirable Création, comme à la naissance des enfants malformés, sirenomèles ou nains à tête d’oiseaux. Mais dire, imaginer seulement la réalité ressentie et vécue par les victimes de la négligence ou de l’injustice de celui qu’on appelle Tout Puissant ou Très Miséricordieux?
    Pas une fois cependant Lady L. n’a maudit la vie ni quoi ou qui que ce fût, identifiant juste son mal sous la figure de La Bête, et parlant avec une sorte de politesse tranquille de la Dame en noir...
    Dorloté par les soignants de l’hosto où tout est fait pour acclimater toute forme de douleur - je revois ma bonne amie estimer la sienne sur une échelle de 10 après avoir rappelé sa date de naissance pour la énième fois sur le chemin de son calvaire en refusant la morphine offerte - je n’ai plus que les murs blancs qui m’entourent pour esquisser les figures de l’angoisse non dite, de la terreur ravalée, de la rage et du désespoir retenus par quelle pudeur, sur quoi tu fermes les yeux et tu pries si ça te chante, ou tu chantes juste faute de penser, comme elle aimait t’entendre ...
     
    (Suit un air déchirant amorcé par les mots « Lucevan le stelle »...)

  • Merci l'hosto

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2022)
     
    À l’hôpital,ce mardi 1er novembre 2022.- Me réveillant tout à l’heure sans savoir où je me trouvais, dans ce lit trop étroit et cette odeur a la fois inhabituelle et vaguement révulsante mais avec quelque chose de paisible et de même rassurant , et ensuite ces cathéters plantés dans mes deux bras, ces fils à électrodes devant et derrière, au plafond gris cette énorme potence articulée et cet appareil évoquant un module spatial suspendu à un rail traversant tout le même plafond, la nuit à la grande baie vitrée, un chapelet de gouttes lumineuses signifiant une probable pluie nocturne (ressouvenir du dernier ciel d’hier soir nuageux à couvert) et la foison de petites lumières au-delà du parking de l’hôpital, vers les zones industrielles et le lac et les pentes boisées à la -brésilienne encore fondues au noir de la nuit - tout ça m’a suggéré cette première pensée matinale que j’aura plutôt aimé l’hôpital, depuis mon premier séjour de petit opéré de l’appendicite, l’année des réfugiés hongrois, en tout cas apprécié l’expérience de l’hôpital, comme j’ai aimé et apprécié l’expérience de la caserne et de l’uniforme, jusqu’au procès que m’a fait l’armée pour refus de grader.
     
    Je dirais plus précisément ce matin: comme une tendresse, sans m’opposer au rejet de l’hôpital qui animait Lady L, et sans doute en voyant l’hôpital comme un moment exceptionnel de la vie, comme hors du temps et plus près des gens, même un peu désagréables comme certaines infirmières à vrai dire assez rares, ou quelques infirmiers encore plus rares mais vraiment cons, dans un rapport à la fois plus fragile et presque intime marqué par un certain abandon et pas mal de confiance aussi. Plus de vérité humaine souvent, en bien d’ailleurs comme en moins bien, personne ne l’ayant mieux dit que notre ami Tchekhov.
     
    Chose sûre ce matin: j’ai survécu de justessse à un deuxième infarctus, comme je le redoutais dans ma panique soudaine de dimanche soir, en attendant l’ambulance, et plutôt serein après l’intervention d’hier et la pose d’un stent coronarien de plus , installé avec maestria par un colosse d’origine bulgare fier de son accent vaudois, trapu et massif comme un de nos lutteurs à la culotte et les mains toutes fines, très attentionné dans ses explications - et ce matin tout roule ma poule, enfin comme qui dirait...

  • Lectures du monde

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    (Notes d’hosto, 3)
     
    Le Temps accordé sera le septième volume de mes Lectures du monde, amorcées par L’Ambassade du papillon il y aplus de vingt ans de ça et suivi des Passion partagées, des Chemins de traverse, de Riches heures, de L’échappée libre et de Mémoire vive (encore inédit) représentant autant d’éléments à la fois intimes et extimes d'une chronique dont je pressens que le septième sera le dernier - chacun des livres ayant été dédié à ma bonne amie dont les derniers mots, le 13 décembre 2021, furent adressés à sa petite aînée approchant de la quarantaine : « Mami veut dormir... »
     
    Or me retrouvant ce soir dans une chambre cinq étoiles de l’hôpital régional que son frère gauchiste appelait l’usine à soins et où nous nous sommes accompagnés plusieurs fois, j’ai vu le soleil disparaître tout à l’heure derrière le Grammont dont elle nous a laissé quelques peintures et les mots qu’elle avait élus pour tenir bon durant ses derniers mois arrachés a la mort annoncée me reviennent : sérénité et reconnaissance.
     
    Lady L ne croyait pas à la résurrection au sens de la théologie dogmatique ( elle l’avait répondu crânement à Georges Haldas qui la sondait à ce propos d’un ton presque inquisiteur), elle ne croyait pas plus que moi à la divinité du Rabbi Ieshouah, mais son attention aux autres et notamment aux nombreux jeunes migrants qu’elle avait la charge d’instruire en notre langue, après avoir enseigné la grammaire et la poésie en ses premières petites classes, et plus généralement son attitude avec tous, ouverte et généreuse, jamais idéologique même en ses quelques années de sympathisante des causes africaines, sa méfiance fondée envers les églises et les sectes (sa mère orpheline avait été dégoûtée par les sœurs catholiques néerlandaises), notre refus d’un mariage religieux, la totale liberté laissée à nos filles et ses vœux pour une cérémonie d’adieu dont je serais l’officiant - tout cela faisait d’elle un bonne personne dont la présence nous éclaire encore et c’est ainsi qu’avec nos filles nous avons conçu cette cérémonie de lumière au lendemain de sa mort.
     
    Je ne regarde plus la télé depuis des années, sauf à l’hôtel ou à l’hôpital, et je m’en suis félicité une fois de plus hier en zappant sur une soixantaine de chaînes dont la futilité, la platitude, la vacuité des programmes m’a semblé pire que jamais , à quelques exceptions documentaires près - où ce merveilleux Requiem de Mozart rescapé du festival de Salzbourg - mon seul intérêt se concentrant sur la réalité plus gravement affligeante des tragédies ukrainienne et coréenne.
    D’où mon bonheur ensuite après la visite de notre fille aimée et de son bon ami de me plonger dans un roman de leur choix procédant lui aussi d’une vraie lecture du monde, signé Somoza et intitulé La Théorie des cordes, mêlant énigme criminelle et superbes développements para scientifiques dans le domaine de la physique quantique - retour donc à la vraie réalité en ses ombres et lumières...

  • Au plus-que-présent

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2021-2022)
     
    RÉSOLUTION. – Il est un peu moins de huit heures du matin, je suis couché dans notre grand lit sur hautes pattes de palissandre duquel Snoopy n’arrive plus à sauter tout seul, face au portrait de Lady L. par Omcikous – elle me regarde de son air un peu mélancolique -, et je me dis, j’écris à l’instant que je vais essayer ces prochains jours de faire, en parallèle, le récit de ce que nous avons vécu en décembre 2021, à la veille et au lendemain de la mort de ma bonne amie, et celui de ce que je vis aujourd’hui, alors qu’elle reste si présente et que je m’apprête à lui rendre hommage en présentant ses peintures à nos amis. Or je voudrais que ce double récit fût dénué de fioritures et de toute recherche trop littéraire. (À la Maison bleue, ce dimanche 30 octobre 2022)
     
    DE L’HONNÊTETÉ. - Mon souci sera, dans ce récit diachronique, de tendre à la plus grande honnêteté possible, car l’absolue fidélité de toute transcription verbale reste impossible, relevant même du leurre.
    X. veut « tout dire », mais ce « tout » reste un vœu dans la mesure où toute relation narrative n’en est qu’une tranche ou qu’un aspect momentané, et cette limite se situe bien au-delà de la gêne sociale ou de la pudeur intime : aux limites même de la communication.
    Ted (surnom fictif) me disait, lisant quelques pages de mes carnets il y a plus de quarante ans – et nous en avions à peine plus de trente, - qu’il aurait aimé gratter leurs pages afin de voir ce qu’il y avait sous mes trop jolies formules, et je pourrais me le recommander aujourd’hui encore : gratter les mots jusqu’à l’os.
    Le modèle alors : non pas le Jouhandeau des Journaliers, qui me séduisait tant en ma vingtaine, encore trop « littéraire » et fiorituré, mais le Léautaud d’In memoriam, au chevet de son père et l’observant « décéder un peu plus », à cela près que ma tendresse m’a interdit, auprès de Lady L., cette forme de sécheresse certes honnête mais trop proche à mes yeux de la froideur cynique.
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    DANS SES MEUBLES. – Notre appartement de la Grand-Rue, dans cet immeuble charmant du début du XXe siècle, style art déco, que j’ai baptisé la Maison bleue à cause de la couleur de ses stores d’été, avec ses hauts plafonds à moulures blanches et ses parquets de chênes, ses verrières et sa vue sur les palmiers et les magnolias des quais, le lac et le Grammont par-dessus, a été meublé par elle avec une dominante « ethno » empruntant à l’Inde et à la Chine, à quoi j’ai ajouté un bureau javanais et des blibliothèques de bois de rose.
    Avant de nous y fixer, nous avions visité, au-dessus du casino, dans un immeuble lisse de sept étages, un grand appartement aux balcons en pointes de flèches d’où, une année plus tard, une famille de « survivalistes » s’est jetée en quête d’un monde meilleur, mais c’était après la maladie et la mort de notre chérie, à la fois moins et plus affreuse que ce drame insensé ; et les meubles choisis par Lady L. à la Maison bleue ne me disent, aujourd’hui encore, que recherche de l’harmonie et d’un confort paisible, aux beaux bruns roux et doux accordés au velours grenat du large canapé où elle aimait à s’éterniser en lointaines virées dans la foulée des voyageurs d’Instagram, sur sa tablette, entre deux tricots de plus en plus raffinés - c’est d’ailleurs au-dessus de ce canapé que j’ai rassemblé toutes ses peintures en prévision de la petite expo projetée en novembre prochain…
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    Lady L. posant à l’artiste ? Honnêtement : pas du tout. Assise en blouse bien propre et boutonnée, devant son chevalet, tout son matériel bien préparé, térébenthine exclue (elle a horreur des émanations délétères ou agressives, autant que de l’odeur des hôpitaux), elle peindra sagement, forte des conseils d'une amie artiste, d’abord des parapluies, puis des pots et des brocs, puis des paysages de plus en plus marqués par une vision personnelle me rappelant – le métier et le génie en moins - celle de notre ami Thierry Vernet (formes et couleurs à la limite de l’abstraction, non sans lyrisme délicat), dont elle affectionnait plus que tout une grande toile bleue quasi dénuée du moindre détail…
     
    DERNIER SAMEDI. - À la toute fin de sa vie, quelques jours avant son dernier dimanche, mon père m’avait dit : « Et voilà, plus jamais je ne ferai le tour du jardin, alors que ça fait moins de cent pas, mais tu les feras pour moi avec la petite quand elle saura marcher…», et son émotion, ce dimanche-là, quand nous nous sommes pointés avec « la petite »…
    Sur quoi nous voici, ce matin, à rire de je ne sais quoi. Alors elle : « Tu te rends compte qu’on arrive encore à rire alors que je n’arrive même plus à me lever ni à finir ma tranche de cake au citron de chez Zurcher» - son dernier caprice… (À la Maison bleue, ce 11 décembre 2021)