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  • Pour tout dire (41)

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    À propos du temps de l'enfance si court et si long. De la lecture automobile et de ses modalités. Des retours nocturnes et des encombrements diurnes. Une sentence d'Ibsen et le portrait du monstre.


    Nos voyages sont plus courts de se faire en lisant. Avec Lady L., qui conduit au motif qu'elle est une invivable copilote, nous avons fait des milliers de kilomètres, ces dernières années, parcourus en un temps à la fois raccourci et dilaté par les milliers de pages que je nous ai lues à haute voix ; et ce jour de retour de la mer, plus précisément: de passages du Jeune homme de Karl Ove Knausgaard et d'un long chapitre du Grand mensonge des intellectuels de Paul Johnson, consacré à un monstre sacré du théâtre européen - qui fut un monstre tout court en tant qu'être humain -, en la personne du dramaturge norvégien Henrik Ibsen.

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    Évoquant le temps de l'enfance, l'auteur de Jeune homme écrit ceci qui rappellera sans doute à chacun une double réalité vécue: « Le temps ne s’écoule jamais aussi vite que pendant l’enfance, jamais une heure n’est aussi courte que dans ces années-là. Toute les possibilités sont ouvertes, on court tantôt par-ci, tantôt par-là, on fait tantôt ceci, tantôt cela, et puis sans qu’on s’en aperçoive, le soir est tombé, on se retrouve dans la pénombre, stoppé par le temps comme une barrière devant soi : oh non, il est déjà neuf heures ? Mais pareillement, le temps ne s’écoule jamais aussi lentement que pendant l’enfance, jamais non plus une heure ne dure aussi longtemps que dans ces années-là »…

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    Lorsque nous descendions à la mer avec nos filles encore petites, il y a plus de vingt-cinq ans de ça, nous divisions l'incommensurable distance, pour elles, des quelque six cent kilomètres à parcourir, en sections représentées, sur la carte, par un stylo, trois stylos représentant la mi-parcours, du côté de Valence. De fait autant que le temps, l'espace de l'enfance est élastique...
    Or notre retour de la mer sans les enfants, en ce vendredi de notables engorgements autoroutiers, nous a paru plus long que l'aller, mais une fois de plus la lecture aura eu cet effet de raccourci et un écho particulier lorsque j'en vins à cette autre page de Jeune homme évoquant les retours nocturnes des sorties dominicales de la famille du petit Karl Ove, où l'obscurité semblait au contraire rétrécir la distance: « Bizarrement, le retour était toujours plus rapide que aller. J’adorais rouler la nuit, le tableau de bord lumineux, les voix atténuées à l‘avant, le halo des lampadaires sous lesquels on passait et qui déferlait sur nous comme autant de vagues de lumière, les longues portions de route toute noire qui surgissaient de temps à autre où toit ce qu’on voyait, tout ce qui existait se réduisait à lasphalte dans la lumière de sphares et au fragmet de paysage éclairé dans les virages. Soudain des frondaisons, soudain des rochers, soudain des baies. Et puis il y avait toujours un plaisir particulier à rentrer à la maison la nuit, le crissement de nos pas sur le gravier, le claquement desportières, le tintement du trousseau de clés et la lumière qui s’allume dans le vestibule, révélant la présence des objets familiers », etc.

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    Certains textes sont mieux appropriés à la lecture automobile que d'autres, soit par leur limpidité narrative ou leur tension dramatique , soit encore par le relief de telle situation où de tel personnage, et pour ne pas quitter la Norvège j'avais prévu de nous lire aujourd'hui , en écho à une sentence d'Ibsen cité par le père de Knausgaard à propos d'un match de foot perdu par son équipe favorite (« On ne possède réellement que ce qu'on a perdu »), le portrait calamiteux de l'homme Ibsen, monstre de vanité et d'égocentrisme qui incarna exactement le contraire de tout ce qu'il avait défendu dans ses pièces visant (notamment) à l'émancipation des femmes et à la lutte de l’individu contre l'oppression politique, sociale ou morale: un despote familial et un sinistre mendiant d'honneurs et de médailles (il avait une passion des décorations poussée jusqu'au ridicule), doublé d'un avare sordide qui traita ses parents, l'un de ses fils illégitime et la mère de celui-ci, entre autres, avec un manque de coeur aussi stupéfiant que son génie et son aura de prophète « ami du genre humain ».

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    À ce propos, l'on a pu lire dans les médias que Knausgaard aussi, dans son autobiographie , aurait malmené les siens au point de susciter la fronde publique de certains membres de sa famille. Or ce qui frappe au contraire, à la lecture des trois premiers volumes traduits qui nous sont accessibles, c'est l'absence totale de dureté de coeur et d'aucune malveillance manifestée à l'égard de ses proches - même si la déchéance finale de son père ou les moments parfois difficiles de sa vie conjugale sont rapportés avec précision -, dans un climat affectif rendu avec une sensibilité remarquable. Knausgaard n’a certes pas le génie d’un Ibsen, mais on irait en vacances avec celui-là plus volontiers qu’avec celui-ci…

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    Bien entendu, comme il en va d'un Rousseau ou d'un Brecht, d'un Shelley ou d'un Marx, d’un Tolstoï ou d’un Hemingway, autres monstres avérés en leur vie privée, tels que les portraiture Paul Johnson sur la base d’une très solide documentation, les travers de l'homme n'éclipsent en rien l'apport intellectuel et artistique de ce Titan au lugubre faciès que fut l’auteur de Peer Gynt ou du Canard sauvage, de La Maison de poupée ou des Revenants, entre autre chefs-d’œuvre de la scène, mais certaines vérités « trop humaines » sont parfois bonnes à rappeler quitte à perdre un peu de ce qu’on croit posséder…


    Paul Johnson. Le grand mensonge des intellectuels. Vices privés et vertus publiques. Robert Laffont. 1993, 361p.

     

    Peinture: Robert Indermaur.

  • L'humour panique d'Amélie et Zadie

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    Quoi de commun entre Amélie Nothomb (Prix Renaudot 2021)  et Zadie Smith ? Plus qu’on ne croirait au premier regard, et d’abord par leur façon de dépasser le premier degré banal du «récit de vie», par l’imagination et la magie du langage, l’originalité du point de vue et un sens du tragique que leur écriture, déjouant le pathos moralisant, irrigue de vitalité et de fantaisie légère ou plus grave. La preuve par la lecture parallèle de «Premier sang» et «Grand Union», leurs derniers livres...

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    Deux écrivains top. Deux auteurs super. Quelque part : deux poètes. On pourrait dire aussi : deux écrivaines, deux autrices, deux espèces de poétesses-prosatrices. Ou encore : deux écrivisses, deux autorelles qui gèrent un max. Deux meufs qui assurent grave – on peut dire ou écrire ce qu’on veut.

    Ou plus exactement : elles écrivent ce qu’elles veulent. Chacune à sa façon : Amélie Nothomb avec sa vieille malice de sale gamine de bonne famille déjantée, et Zadie Smith, plus «popu» d’extraction et de fréquentations,  en grappilleuse sauvage et supérieurement éduquée. La comparaison ne sera raison que si l’on rend  à chacune ce qu’elle a d’unique, à la même enseigne d’une littérature vivifiante où l’observation du monde actuel le dispute aux coups de sonde personnels.

    S’il fallait résumer les deux derniers livres d’Amélie Nothomb et de Zadie Smith dans le langage pycho-social au goût du jour, l’on pourrait dire que Premier sang représente la «quête du père» de la première, et que les dix-neuf nouvelles du recueil Great Union de la seconde «travaillent», notamment, les multiples aspects du «relationnel familial», avec un «focus» privilégié sur la relation mère-fille. Langage d’époque, juste pour le « pitch » mais qui ne dit rien de ce qui fait l’intérêt respectif de ces deux ouvrages, à savoir leur ton, leur étrangeté, leur pénétrante intelligence des réalités humaines, leur indépendance d’esprit, leur mélange de faits très concrets et leur capacité d’abstraction sans pédantisme, leur mordant et leur drôlerie.

     Où Le «roman familial» devient conte de fées et d’effroi…

    Après une trentaine de romans dont certains, comme Stupeur et tremblements, ont un caractère partiellement autobiographique – mais à vrai dire je crois que tous participent de cette transposition - , Amélie Nothomb fait de Patrick Nothomb, son père diplomate et écrivain, le protagoniste de Premier sang, dont le titre évoque la phobie irrépressible de celui-ci, qui s’évanouit dès qu’il voit du sang.

    En tant que diplomate, Patrick Nothomb est sorti d’une prise d’otages au Congo sans verser son sang. En tant qu’écrivain, il a raconté ses expériences variées comme son propre grand-père a raconté les siennes dans une flopée de livres oscillant entre politique nationaliste et poésie plus ou moins assommante. Raconter la saga de la famille Nothomb, célèbre en Belgique bien avant Amélie, demanderait le coffre d’un Balzac. De l’arrière-grand-père ministre à l’oncle bibliste (Paul Nothomb, ancien compagnon de Malraux, est un exégète de l’Ancien testament respecté jusqu’au Japon où naquit Amélie), le feuilleton familial des Nothomb semble «romanesque» à souhait, où virtuellement saturé de curiosités « pipoles », dont Amélie à vrai dire n’a que fiche.

    De fait, Premier sang ne raconte que la détresse d’un petit garçon rejeté par sa froide et belle sorcière de mère à visage de fée  – qui a l’excuse d’avoir perdu trop tôt son  prince charmant -, sa délectable saison en enfer passée chez des oncles-enfants de son âge (la terrifiante tribu Nothomb qu’il adore illico), son aguerrissement dopé par la rage de survivre, son premier amour défiant un grand-père à dégaine d’ogre, et  enfin (j’abrège), son salut à la Schéhérazade quand, devenu diplomate (il se voyait d’abord en gardien de but pro), il empêche ses bourreaux de le tuer en leur racontant des histoires – littérature quand tu nous tiens ! Tout cela en somme ressaisi dans un conte de fées et d’effroi, avec la fulgurante rapidité et le simplisme apparent de tous les livres d’Amélie Nothomb. 

    Zadie et les punks iront au paradis

    Un critique a parlé de «réalisme hystérique» à propos des romans de Zadie Smith, et celle-ci a trouvé ça pertinent en dépit de l’apparence désobligeante de la formule, qui pourrait convenir aussi, dans une configuration de la réalité évidemment très différente, aux romans d’Amélie Nothomb ; mais je dirais plutôt : réalisme panique.

    Ces deux auteures achoppent à la douleur des gens, de quoi vous rendre fou. Mais percevoir la douleur des gens avant de l’exprimer  et peut-être l’exorciser avec des mots sera le job de l’écrivain, du conteur sous l’arbre à paroles ou de la rappeuse dépassant la platitude «réaliste» du rap-qui-dénonce.

    En dix-neuf nouvelles étincelantes de porosité sensible et de vivacité féroce ou tendre, Great Union évoque le monde actuel en ses avatars tendre ou féroces, avec une acuité qui, faisant mal, fait du bien parce que ça sonne vrai. 

    Quand Amélie semble donner dans la «quête du père» en paraphrasant malicieusement Sacha Guitry (« Mon père est un grand enfant que j’ai eu quand j’étais tout petit »), Zadie, dans la dernière nouvelle éponyme de son recueil, évoque la rencontre nocturne d’une femme de même origine (sa mère venant de Jamaïque, comme chacune et chacun sait) et de sa mère ressuscitée le temps de fumer une clope et parlant de leurs ancêtres communs ; et ce thème de la relation mère-fille apparaît déjà dans la première nouvelle, Dialectique, évoquant l’effort que fait une mère de se raccrocher à la mouvance «animalitaire» actuelle pour se rabibocher avec sa fille adolescente, qui n’en a rien à braire.

    Le thème du langage et de ses pouvoirs, explicite ou pas, revient également dans les nouvelles de Zadie Smith, qu’on le « travaille » en atelier d’écriture (elle en est une spécialiste à New York) ou qu’on écoute de vieux punks dans le square d’à côté. Or pendant que foisonnent les «discours sur», l’écrivaine, comme l’ont fait un  Tchekhov ou un Raymond Carver, oublie qu’elle est une universitaire ferrée pour s’ensauvager, comme disait l’autre, à l’observation d’une lycéenne de 19 ans trahissant son boyfriend noir qui file la parfaite amitié avec un dealer blanc – épisode qu’elle revit vingt ans plus tard, et tant qu’à pointer la «racisme ordinaire», la voici relater la mort absurde d’un brave type affligé d’un terrible mal de pouce (ça arrive) que poignarde un poète blanc comme l’autre jour un flic blanc a flingué un jeune métis sur le quai d’une petite ville « riante » de la côte lémanique – de quoi nourrir le « discours » antiraciste, etc.     

     

    Du côté de la vie, avec ou sans prêche.   

    Amélie Nothomb et Zadie Smith sont, au regard des médias mondiaux, deux «stars de la littérature». Mais pourquoi cela ? Pour quoi le plébiscite de tant de lectrices et lecteurs ?  Par le jeu des artifices: thèmes « porteurs » et autres chapeaux rigolos, genre Harry Potter chez Amélie ou turban de sultan pour Zadie ?

    Je n’en crois rien. La première fois que j’ai rencontré Amélie Nothomb, après la parution d’Hygiène de l’assassin, son  premier roman au succès immédiat, elle traversait la cour intérieur de l’immeuble de son  éditeur (Albin Michel, donc) avec une pile de plus de cent lettres sur les bras. Depuis lors, des milliers d’autres lettres lui ont prouvé que ce qu’elle écrit, n’en déplaise à tant de critiques distraits ou de lettrés pincés, touche à quelque chose de profond en chacune et chacun, comme les contes de Madame Aulnoy, n’est-ce pas… Amélie m’annonça alors qu’elle avait plus de vingt romans à paraître dans ses tiroirs, et bien sûr elle bluffait comme lorsqu’elle prétendait relire Le rouge et le noir chaque année. Et pourtant elle disait vrai « quelque part », comme Zadie Smith dit vrai dans toutes ses exagérations métaphoriques de réaliste « hystérique ».

    Telles sont les petites filles demeurées, aux cœurs aussi purs que ceux des vieux punks de toutes les couleurs, fées de la sensibilité et sorcières de la forêt des contes que représente la Littérature…

    Amélie Nothomb. Premier sang. Albin Michel, 2021.

    Zadie Smith. Grand Union. Gallimnard, 2020.