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  • Mémoire vive, 2016

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    BINGO. - Je retrouve, dans mes carnets, cette note qui me ramène au Paris de Czapski: «Richard Aeschlimann me dit qu’après la mort de Bingo, Czapski lui a fait remarquer du ton le plus assuré : «Alors il est au ciel». Et d’ajouter en bon chrétien ami des chiens : «Parce que si Bingo n’est pas au ciel, c’est qu’il n’y a pas de ciel».

    L’ARCHONTE. - Ce que Tolstoï pensait des écrivains de son temps, Tchékhov compris: des gamins. Seul Shakespeare trouvait grâce à ses yeux, qui avait cependant le tort de ne pas écrire comme lui.

    Anecdote plaisante: lorsque Tchékhov essaie un pantalon avant de se présenter chez Tolstoï: celui-ci est trop serré, il va me prendre pour un gandin, celui-là est trop large, comme la mer Noire - Tolstoï va dire que je suis culotté!

    Ensuite, à la fin de sa visite à Tolstoï celui-ci lui murmure à l'oreille: «Je ne peux pas supporter vos pièces. Shakespeare écrivait comme un cochon. Mais vous, c'est pire»…

    À LA VENVOLE : « Ce qui m'a toujours tenu debout: la nature, la lecture et l’écriture ».

    Ou cela : « Drôle de société que la nôtre, qui a développé des moyens de communication sans précédent, et dont les individus communiquent si peu en réalité ».

    ÉCRITS «ANNEXES» - Pourquoi ai-je toujours été intéressé par les journaux intimes et les correspondances d’écrivains, et cela dès mes seize à vingt ans ? Parce que la vie littéraire et les secrets d’alcôve des écrivains m’intéressaient? Pas vraiment. Parce que les anecdotes de la vie m’attiraient plus que les œuvres ? Absolument pas. Disons plutôt que le mélange des vies et des voix, des douleurs personnelles et de leur expression, de l’immédiateté de la perception et de la relation directe m’ont passionné du point de vue (d’abord peu conscient, ensuite plus lucide) d’une phénoménologie existentielle modulant une littérature, non pas brute mais très proche de l’écrivain se livrant en (quasi) toute sincérité, comme Marcel Jouhandeau dans ses Journaliers, Paul Léautaud en son Journal littéraire ou Jules Renard dans le sien, plus encore Rozanov dans son effacement progressif de toute «littérature»…

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    NOTRE VOYAGE. - C'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer.

    Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire: nous sommes un peu plus ensemble et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais ne nous forçons à rien. Il va de soi qu'il nous est arrivé, par exemple à Vienne lors d'un séjour de nos débuts passablement amoureux, ou traversant la Suisse après la naissance de Sophie laissée à nos parents, ou plus tard en Toscane ou en Allemagne romantique, à Barcelone ou à Louxor, en Provence ou à Paris, de visiter tel formidable monument ou telle collection de peinture d'exception (le Römerholz de Winterthour, un jour de forte pluie), mais ce ne fut jamais sous contrainte: juste parce que cela nous intéressait à ce moment-là.

    Avant ma bonne amie, jamais je n'ai fait aucun voyage avec quiconque sans impatience ou énervement, jusqu'à l'engueulade, si j'excepte notre voyage en Catalogne avec celui que j'ai appelé l'Ami secret dans Le coeur vert, ou quelques jours à Vienne avec mon jeune compère François vivant la peinture comme je la vis.

    Or ce trait marque aussi, avec l'aptitude à voyager en harmonie, l'entente que nous vivons avec ma bonne amie, avec laquelle je vis la peinture en consonance; mais rien là qui relèverait de je ne sais quel « partage culturel »: simplement une façon commune de vivre la couleur et la « vérité » peinte, la beauté ou le sentiment que nous ressentons sans besoin de les commenter.

    Ma bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau ou un morceau de musique, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.

    Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite - et demain ce sera reparti destination les Flandres pour une double révérence à Jérôme Bosch et Memling, et ensuite Bruges et Balbec, la Bretagne et Belle-Île en mer, jusqu'au zoo de la Flèche et ses otaries...

    Ce mercredi 30 mars. - L'idée de repartir nous est venue à l'annonce de la grande expo consacrée à Jérôme Bosch dans sa ville natale de Bois-le-Duc, mais ce n'était qu'un prétexte: l’intention était plutôt de bouger, ou plus exactement: de se bouger, de faire diversion, de faire pièce à la morosité (?) de cette fin d'hiver, de ne pas nous encroûter, enfin bref l'envie nous avait repris de faire un tour comme en novembre 2013 quand, sans autre raison, nous étions partis sur les routes de France et d'Espagne, jusqu'au finis terrae portugais de Cabo Saō Vicente et retour par l'Andalousie et la Provence au fil de 7000 bornes mémorables - je le dis parce que c'est vrai alors que je ne me rappelais rien, mais nib de nib, de notre première escale à Colmar avec les enfants il y a vingt ans de ça...

    ECCE HOMO. - Devant le Christ en croix de Grünewald figurant sur le retable d'Issenheim, l’on reste évidemment saisi et silencieux - saisi par la profonde beauté de cette scène supposément hideuse de la crucifixion de la bonté incarnée, et silencieux de respect compassionnel en se rappelant les milliers de malheureux recueillis par les frères antonins que la vision du Seigneur souffrant et des deux petites femmes agenouillées à ses pieds (Marie la mère et Marie-Madeleine notre sœur pécheresse) aidait à supporter leurs nodules douloureux et leurs purulentes pustules.

    Comme le Christ gisant du jeune Holbein à Bâle, le crucifié de Grünewald (nom incertain, comme celui d'Homère, d'un artisan peintre génial qui était aussi savonnier à ses heures) est d'un réalisme halluciné dont la fiction dépasse la réalité de l'humanité douloureuse de tous les temps, sans rien du dolorisme sentimental des figurations soft.

    La souffrance du Christ de Grünewald est le plus hard moment à vivre les yeux ouverts, mais ce n'est qu'un moment de la sainte story, comme Lampedusa ou Palmyre (ou Grozny où le jardin public des enfants récemment massacrés au Pakistan) ne sont que des moments de la crucifixion mondiale.

    Ensuite la visite continue, comme on dit, vous rebranchez votre guide audio, vous passez de l'autre côté du retable et là le cadavre terrible s'est transformé et transfiguré en un athlète doré qui s'envole dans la nuée orangée et c'est l'Alleluia du Paradis de Dante où les démons grimaçants n'ont pas plus accès que les salaloufs de Daech...

    OMNIA : Barbey d’Aurevilly: «L’homme a le don d’avilir la Nature en la touchant et de la rendre presque aussi ridicule que lui !»

    Bar-le-Duc, ce vendredi 1er avril. . - La fantastique exposition consacrée ces jours à Bois-le-Duc (qui se prononce ‘s-Hertogenbosch en batave) à l’œuvre non moins extravagante de Jheronimus van Aken, plus connu sous son pseudo de Jérôme Bosch, déborde de toute part des murs du Het Noordbrabants Museum pour consommer une sorte de surexposition urbaine où toutes les boutiques, les restaus, les moindres bâtiments publics, les devantures de librairies ou de laiteries, toutes les vitrines, les places et les moindres recoins ecclésiastiques déclinent le nom et les images de Bosch dont le mythique char de foin, symbolisant la concupiscence humaine (plus tu bouffes de foin plus tu alimenteras le feu de l’enfer, etc.), devient la métaphore dominante à nuance délectablement rabelaisienne.

    De fait, ce délire collectif fondé sur la récupération chauvine et commerciale d’un génie local dont la ville natale ne possède pas une seule œuvre (!) n’a (presque) rien de bassement opportuniste ou déplaisant, ni rien du kitsch touristique ordinaire bas de gamme (l’abominable prolifération des masques carnavalesques dans les vitrines de Venise), mais foisonne et buissonne avec le même brio cocasse et plein d’humour de la peinture de Bosch parfois limite «art brut», plus folle que les surréalistes (qui y ont puisé avant que les analystes freudiens ne s’y épuisent) et combien caractéristique de la bascule du Moyen Âge à la Renaissance – entre les visions d’un Dante et les raisons d’un Erasme.

  • Mémoire vive, 2016

     

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    Paris, ce lundi 22 février. - Départ ce matin à destination de Paris. J’essaie de me rappeler quand j’y suis allé pour la dernière fois, ah oui : c’était le jour de mon rendez-vous raté avec Bernard de Fallois, suite à une hémorragie qui m’a conduit à l’Hôtel-Dieu et fait découvrir la cour des miracles de celui-ci ; et le lendemain j’ai poussé une pointe au cimetière des chiens d’Anières…

    Mais comment ce pauvre type en est-il arrivé là ? me demandais-je tout à l’heure, sur le quai du métro à la station Montparnasse-Bienvenüe, en observant un vieux béquillard en pauvre camisole trouée et le bas du corps dissimulé par une espèce de méchant pardessus, sous lequel j’entrevis bientôt des fesses nues tandis que se répandait une immonde odeur d’aigre pissat dont le filet s’étendait au pied du personnage. Quelle histoire est donc la sienne ? me dis-je à l’instant en pensant au protagoniste de la Fable d’amour d’Antonio Moresco, vieil homme perdu, autre « déchet humain » en guenilles et à la rue, qui ne se rappelle même plus ce qu’il a été avant sa déchéance : armateur ou champion automobile, savant ou grand écrivain ?

    AVEUGLEMENT. - Le film Salafistes, que j’ai vu ce soir dans un cinéma proche du Luxembourg, et dont je suis sorti conforté dans ma détestation viscérale des « purs » idéologues de toute nature, a été taxé de propagande islamiste larvée par je ne sais quelle commission de censure, ce qui relève de l’imbécillité caractéristique de ceux qui ne veulent pas voir ce qui est – ici la collusion de brillants jeunes imams lettrés distillant leur doctrine, et les exécuteurs de celle-ci brandissant leurs sabres et décapitant au nom du Miséricordieux. Or on reproche aux réalisateurs de ne pas dire assez que ce qu’ils montrent est abominable, comme si les faits ne parlaient pas d’eux-mêmes.

    C’est exactement le même argument que les idéologues socialistes-révolutionnaires russes opposaient à Tchékhov quand ils lui reprochaient, à propos d’un récit où il était question de voleurs de chevaux, de ne pas conclure en affirmant qu’il est mal de voler des chevaux. Et voici que des censeurs en arrivent à limiter la diffusion d’un film qu’il faudrait monter, au contraire dans les écoles, quitte à en discuter les éventuelles insuffisances ou à en compléter les lacunes historico-politiques…

    UN RÊVE BOHÈME. - Rien n’aura été noté de ce premier séjour, mais ce doit être autour de Pâques 1961 que, pour la première fois, j’ai découvert Paris avec mes parents et un oncle sémillant, réalisant un début de rêve bohème dans la foulée de ces adultes à la fois timides (surtout mon père), inquiets de la dépense (ma mère en particulier) et plus ou moins décidés à s’en payer une tranche (mon oncle y poussant) à telle ou telle table ou dans quelque caveau de chansonniers – seul l’oncle se risquant à évoquer le Moulin Rouge, sans trop insister. Or je pensais déjà, quant à moi, à un tout autre Paris.

    Des fenêtres de la seconde classe du train, le spectacle de la France de l’époque m’avait impressionné par ses derniers vestiges de destruction de la guerre, et la chambre qu’avait réservée mon père à Suresnes n’était guère du genre romantique, réalisant le genre de la thurne pour commis-voyageurs à la Simenon, aux fenêtres donnant sur un canal malodorant et dont ma mère avait relevé la propreté douteuse, en tout cas sous les lits...

    Cependant le Paris dont je rêvais alors tirait bel et bien son charme de ces aspects décatis qu’avait évoqués «mon» peintre préféré d’alors : ce Maurice Utrillo dont les toiles chantaient les murs lépreux ou noircis, les humbles ruelles ou les rampes poussiéreuses ou verglacées des hauts de la Butte que sommait la coupole vaguement hindoue du Sacré-Cœur.

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    Tel était aussi bien le vrai Paris à mes yeux : le Paris de Verlaine et du Lapin agile, de Cendrars à Montparnasse et des rapins de la Grand Chaumière dont ma première veste en velours côtelé marquait mon désir encore discret de leur ressembler.

    Mon Paris rêvé s’était nourri, en outre, entre douze et treize ans, des milliers de vers de Baudelaire et Verlaine, Rimbaud aux semelles de vent, Jammes avec deux m et Laforgue, Apollinaire et autres que j’avais mémorisés le diable sait pourquoi et qui me revenaient à travers Brassens et Léo Ferré dont mes chers parents s’effarouchaient de la verdeur mal peignée - enfin quoi l’Artiste à mes yeux se devait de crever la dalle et se répétait, à l ’instar du Rodolphe de La Bohème : «Dans ma soupente /on a la gueule en pente »…

    Un siècle plus tard le cliché du Montparnasse bohème peut sembler aussi éculé que celui de Montmartre, mais je n’en démords pas quant à mon rêve, et je me réjouis de retrouver ce soir, rue de la Grande Chaumière, dans les couloirs de l’hôtel aux motifs recyclant tous les grands noms de l’art et de la poésie, de Magritte à Nicolas de Staël en passant par Man Ray et Modigliani, Miller et Fitzgerald, ma carrée anthracite au plafond stellaire annonçant la couleur sur la porte avec cette citation de René Magritte : «Rien n’est confus sauf l’esprit»…

    NOMS DE PARIS. - Proust a évoqué mieux que personne la magie et la musique des noms de France noble ou populaire, et Paris en a été de tout temps, et en reste aujourd’hui, un prodigieux creuset.

    J’ai quitté ce matin la rue de la Grande Chaumière pour me retrouver à la Butte-aux-Cailles en remontant la rue des Cinq Diamants. Je ne sais ce qui m’a amené un jour dans ce quartier un peu décentré du XIIIe arrondissement cher à l'ami Pierre Gripari: peut-être ce seul nom détourné, sur l’enseigne d’un café récent, en Butte-aux-piafs, ou peut-être le désir de voir à quoi ressemblait la place Paul Verlaine, au milieu de laquelle un puits de l’eau la plus pure, tirée de plus de six cents mètres de profondeur, filtrée par les sables et réchauffée par les entrailles de la terre mère, désaltère et garantit, aujourd'hui encore, longue vie aux gens du quartier ?

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    CAFÉS DE LEGENDE. - Lorsque Pierre ou Paule me demandent ce qu’il faut lire de Georges Haldas, je leur recommande de commencer par le début, c’est à savoir Boulevard des Philosophes et Chronique de la rue Saint-Ours, les livres dédiés respectivement au père et à la mère, non sans citer aussi la constellation des carnets de L’Etat de poésie et, pour le fin bec, La Légende des repas ou, pour les épiphanies quotidiennes, La Légende du football ou La Légende des cafés.

    S’il y a quelque chose d’un peu trop touristique à mon goût dans l’évocation souvent convenue de la relation entretenue par certains écrivains et certains cafés (Ramon Gomez de La Serna au Café Pombo de Madrid, Joyce à L’Odéon de Zurich ou Haldas Chez Saïd, entre tant d’autres), ce qu’écrit Haldas des cafés genevois va bien plus loin que le pittoresque en restant au plus près de la vie et des gens que tous les jours il y observe, puisqu’il écrit et vit aussi bien au café, et La Légende des cafés cristallise ainsi l’univers même du poète, rages et bonheurs confondus.

    J’ai rencontré Haldas en 1974 au Domingo, son pied-à-terre de l’époque, où il m’a incité à me méfier du diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain, et je me souviens que ces deux ou trois heures passées ensemble l’avaient été comme hors du temps, dans un cercle enchanté que j’ai retrouvé à chaque fois que nous nous sommes revus, à la Brasserie hollandaise ou Chez Saïd, vingt ans durant ou presque.
    Par la suite, le diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain nous a quelque peu éloignés l’un de l’autre, mais nos «minutes heureuses» passées au café me restent inoubliables.

    PARIS PERDU ? - D’aucuns prétendent que Paris fout le camp, ou se lamentent comme le faisait Albert Cossery dans la partie restau chic de l’Emporio Armani où il m’avait donné rendez-vous pour vitupérer les magnifiques garçons qui le servaient - symboles n’est-ce pas de la terrible décadence frappant ce quartier de Saint Germain-des-Prés dont lui-même avait été un acteur combien viveur et jouisseur en sa dégaine de dandy levantin -, et diverses librairies mythiques avaient bel et bien disparu ou étaient en voie d’être remplacées par des boutiques de luxe, mais l’optimisme a toujours guidé mes pas et cela m’a aidé à voir que la bohème d’antan et le vif popu se déplaçaient même si Chartier restait Chartier après la disparition de Julien.

    Or ce matin, trois mois après les affreux attentats, un vieux garçon aussi stylé que ceux de Proust au Ritz me propose, au Select de Montparnasse, un Café complet tandis qu’un jeune rayon de soleil caresse les têtes des bonnes gens qu’il y a là.
    Vous avez dit Vigipirate ? Pas trace. Vous pensez que le massacre aveugle du Bataclan et environs a radouci et rapproché les Parisiens parfois si rogues ? C’est possible. Or passant du semi-chic montparno au carrément popu Le Havane, sous le métro aérien de Corvisart, où je lape ma soupe de midi avant une station au Bouche à oreilles de la place Paul Verlaine, je retrouve partout Paris et ses légendes éteintes ou relancées.

    Je me rappelai le côté théâtre du Café Francis pour l’avoir découvert à l’invite de Bernard de Fallois, et quelques années plus tard nous y étions revenus avec ma bonne amie, où la Comtesse nous avait élus ses fiancés préférés.

    Figure post-proustienne aussi opulente que nostalgique, établie à demeure au Georges V et n’en finissant pas de conspuer elle aussi l’époque, la Comtesse nous avait frappés par son mélange de gouaille impertinente et parigote quoique de la haute (« Vous savez, avec l’âge, on ose enfin dire ce qu’on pense ! »),et par la bienveillance tendrement généreuse avec laquelle elle nous enjoignait de vivre - et cent glaces alentour multipliaient la vision du joli trio de la rutilante descendante des Guermantes et des tourtereaux.

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    BONNARD EN L’AN 2000. - « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures », écrivait Pierre Bonnard dans ses carnets. « Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».

    Or j’ai vérifié la chose sur pièces, d’abord chez les mécènes Hahneloser de Berne, qui ont plus de vingt Bonnard à la maison et que j’ai donc pu scruter longuement et vraiment de tout près, ensuite à la Fondation Philips de Washington, où je me trouvais à peu près seul ce jour-là avec ma loupe spéciale, et enfin au musée de Sheffield qui ne compte qu’une pièce mais ô combien propice à la démonstration que le mystère de l’incarnation vaut même pour une femme qui se déshabille, comme le montre le Nu aux bas noirs, daté 1900, et que j’ai pu examiner en me juchant discrètement sur un escabeau avant de conclure au soulagement posthume des mânes de Bonnard: point de craquelures ! Ergo : la peinture respectueuse de la matière, de Lascaux à Soutine ou de Giotto à Renoir, ne vieillit pas.

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    PASSION DE SOUTINE. - Il n’y a, au musée de l’Orangerie, qu’une salle consacrée à Soutine, mais c’est là que ça se passe : là que ça gicle encore sur la toile dans le vacillement tellurique des paysages et des bâtisses semblant danser une sarabande martelée par le tambourin de Baba-Yaga ; là que les rouges et les noirs et les verts et les blancs continuent de signifier la passion pure de Chaïm au gros pif et aux lèvres de mérou ; là que les bleus pâles et les jaunes pisseux opposent leurs horizontales de steppes exténuées aux verticales des portraits - et que je te consacre L’enfant de chœur en l’affublant d’un cadre doré à moulures qui n’ôtent rien de son âme essentielle à cette représentation sans craquelures de la pauvre chair humaine dont les os verdissent Dieu sait où...

    Soutine descend de Goya, notamment par ses bœufs écorchés que Francis Bacon ressuscitera à sa façon, mais ces trois peintres ne bravent le temps, comme Bonnard, que par ce mystère de l’incarnation révélé par la matière bonnement transfigurée, dans l’observance stricte ou bousculée (question de société et de tempérament) d’un métier.
    Sortant de l’Orangerie, où je suis allé vérifier l’absence de craquelures de la Jeune Anglaise et du Petit pâtissier de Soutine, tandis qu’une gosse de sept ou huit ans porteuse d’un lapin de peluche restait sidérée devant tel Garçon d’honneur à grande mains d’étrangleur d’un vieux rose également pur de toute craquelure, je me suis rappelé que le souci de fraîcheur de Pierre Bonnard le poussait, de temps à autre, à se rendre lui-même dans telle ou telle exposition de ses œuvres, muni d’une petite boîte de couleurs dont il faisait usage en douce «sur pièce» ; et telle image en appelant une autre, j’ai revu notre amie Floristella Stephani, peintre et restauratrice d’art ancien de son métier, penchée de longues heures, dans son atelier de la rue des Envierges, sur quelque toile de petit maître ancien menacée de craquelures…

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    PARIS PARTOUT. - Paris, pour moi, c’est partout; et le Paris que j’aime est partout parfait. D’aucuns se sont lamentés à la disparition de la librairie La Hune, sur le boulevard Saint-Germain, après celle du Divan et d’autres fleurons germanopratins, mais faut-il en conclure pour autant que Paris n’est «plus ça» ?

    Ce n’est pas du tout mon avis. Bien entendu, le Saint Germain-des-Prés mythique de Vian et Greco n’existe plus et ce n’est pas d’hier, mais le déplorer, ou dénigrer le Montparnasse actuel au prétexte qu’on n’y trouve plus de bouchons où rencontrer Modigliani et quelque femme fatale, ou Cendrars ou Zadkine, me semble aussi vain que regretter le temps des rues médiévales bien fienteuses de François Villon, ou les maisons spéciales où le baron Charlus se faisait fouetter par de jeunes Apaches.

    Tout se déplace à vrai dire, et c’est ainsi que l’on a transité naguère du Marais aux bistrots de la rue de la Roquette, et si La Hune n’est plus je me réjouis d’avoir découvert ces jours l’épatante librairie de L’Atelier, sur les hauts de Belleville, dont le choix du tenancier me donne à penser que rien n’est perdu.
    L’on me dit par ailleurs que plus personne ne lit, ou que la daube commerciale a tout nivelé. Eh bien, passez donc à L’Atelier, entre cent autres librairies parisiennes, et voyez les gens lire dans le métro et un peu partout…

    J’ai commencé à découvrir Paris en 1974, lors d’un séjour prolongé à la rue de la Félicité, dans le quartier des Batignolles, dans une mansarde jouxtant celle d’un vieux couple de Russes tendrement chamailleurs (lui chauffeur de taxi rangé des voitures, et elle couturière à façon).
    J’ai découvert Paris en prenant tous les jours le métro de la station Wagram à n’importe où, du cimetière des chiens d’Anières à Montrouge où j’ai rencontré Robert Doisneau, en passant par Versailles et Levallois ou le grand corps malade bien vivant de Saint-Denis et le Kremlin du Colonel-Fabien.
    Or me revoici à la rue de la Félicité et c’est le masque : rue barrée, plus un café (ah le souvenir de l’Algérien mal luné d’a côté !) ni aucune autre boutique à l’exception de cette sinistre galerie d’art à la gloire du ciment ! Mais je me suis juré de ne pas en tirer de conclusion, donc passons : c’est d'ailleurs ailleurs que ça se passe.

    PARTOUT CHEZ MOI. - En date du 12 octobre 1984, je notais ceci dans mes carnets : «Je suis à Paris comme chez moi, et comme partout ailleurs d’ailleurs. La chaussée élastique de New York ou de San Francisco accueille mon pas avec la même souplesse moelleuse que le macadam de la bouquinerie géante de Kanda, à Tokyo, bref la forêt de la grande ville me convient autant que les grands bois de mon adolescence songeuse ».

  • Platonov et le saint anonyme

     

    À propos de La Fouille d'Andrei Platonov

    "Le jour du trentième anniversaire de sa vie privée, Vochtchev fut congédié de la petite entreprise de mécanique qui assurait ses moyens d'existence. Son bulletin de licenciement précisait qu'il était renvoyé pour baisse croissante de productivité et propension à la rêverie ralentissant le rythme du travail".

    Ceux qui ont lu les oeuvres déjà parues en traduction française du grand écrivain russe Andrei Platonov auront sans doute reconnu le style qui le caractérise, qu'on pourrait situer entre la transparence et l'efficacité narrative de la Légende dorée ou d'un rapport administratif.

    Et ce n'est pas un paradoxe: Platonov me semble en effet rédiger, dans ses livres, une sorte d'hagiographie du Saint Anonyme -, d'un obscur vagabond, clochard céleste qu'on aurait privé de son Dieu. Il le fait dans un langage dont l'âme a été peu à peu étouffée par les directives de l'idéologie présidant à l'établissement d'un bonheur exclusivement terrestre. La nécessité a envahi le monde et tout se passe, dans cet univers, comme si la matière elle-même, à force d'être sollicitée, se trouvait soudain mécaniquement animée: le vent souffle pour que les gens puissent respirer, l'herbe pousse avec une bonne volonté d'essence prolétarienne, et les pierres elles-mêmes semblent se remuer lourdement afin de participer, à leur humble manière, à l'édification du socialisme. Le lecteur aura déjà perçu, en ces mots, l'ironie sous-jacente propre à Platonov.

    Pourtant ne nous y trompons pas : Platonov n'est pas un "dissident" comme les autres. Son ironie est plus profonde que celle des contestataires politiques, se rapprochant d'une forme très singulière, et spécifiquement russe, d'humour philosophique, voire métaphysique.

    Cela dit, La Fouille n'est pas un livre drôle du tout. Si j'ai parlé d'humour, c'est pour qualifier une attitude devant l'existence faite à la fois d'incrédulité fataliste et de pitié, d'accablement et de solidarité, de lucidité et de sourde révolte.

    "Comment avons-nous pu en arriver là ?", semblent demander à tout instants certains de ses personnages, à quoi d'autre font écho en s'exclamant crânement: "Creusons, camarades, creusons pour que nos fils le connaissent, ce p'tit bonheur !"

    Fable symbolique, La Fouille évoque une sorte de mise en scène rêvée de quelque épisode mythique de l'histoire humaine se déroulant dans un terrain vague rappelant étrangement les déserts bibliques du peuple élu. Oui, mais. Mais cette épopée, rassemblant une poignée de gueux, se situe dans le cadre de l'Union soviétique des débuts, quelques lustres après ce qu'on appelle la "révolution industrielle", à une époque où la machine se trouve officiellement promue au rang de prothèse du corps humain, voire à celui de cerveau d'acier.

    L'humanité de Platonov, à cet égard, est à la fois à peine sortie de sa caverne préhistorique et bombardée "masse responsable". Ses préoccupations quotidiennes sont à peu près celles de l'homme de Néanderthal, et son langage d'un intellectuel petit-bourgeois qui aurait fait ses classes entres les camarades Marx et Lénine.

    Sans cesse, en lisant Platonov, nous passons du plus concret à l'abstrait: l'idéologie n'est plus un discours coupé de la réalité, mais la matière même de la réalité, le référentiel absolu, le nouveau dieu, la suprême drogue - en un mot la nouvelle aliénation. Poussez le mode d'emploi du réalisme socialiste jusqu'à l'absurde et vous aurez l'art insidieux de Platonov, fondé sur le degré zéro du sens réalisant la plus pure tautologie.
    L'envers du Slogan

    La grandeur de Platonov tient, entre autres, à cela que cette leçon "philosophique" ne nous est pas servie de façon didactique mais qu'elle émane pour ainsi dire des situations figurées au cours du récit. Ses "idées", ce sont avant tout des hommes vivants dont l'écrivain partage la souffrance élémentaire. "À présent, leurs corps déambulent comme des automates - se dit Vochtchev en les observant - ils ne perçoivent pas l'essentiel". Les question posées par l'auteur et ses personnages naissent tout naturellement de la narration et de ses saillies: "Voici que vient de naître en moi un doute scientifique", dit Safronov en fronçant son visage poliment conscient". Ou, entre autres observation innombrables:"J'étais le curé, mais maintenant je me suis désolidarisé de mon âme et me suis tondu à la mode fox-trot..."
    Aujourd'hui, l'on creuse la fouille qui servira à l'édification de la Maison du Prolétariat. Demain, l'on organisera un kolkhose où tous travailleront dans le même esprit, correspondant à "La Ligne", après liquidation des koulaks qu'on aura tous réunis sur un radeau, et va comme je te pousse jusqu'à l'océan.

    Mais aujourd'hui et demain, chez Platonov, c'est tout un. Car le temps semble s'être arrêté: les travailleurs dorment dans des cercueils, les petites filles s'expriment par aphorisme comme de vieilles femmes aux formules recuites, et le moujik, ce héros de l'Histoire, a pris les traits de l'ours légendaire de la tradition, effrayant plantigrade pétri de ressentiment social, dont on sait bien qu'il ne mourra jamais et dont les rugissements se perdent néanmoins dans le néant.

    Telles sont, hâtivement évoquées, quelques-unes des composantes de ce livre saisissant, dont une vertu supplémentaire est de nous renvoyer à notre propre vide.

    L'Occident n'a pas encore accouché de son Platonov (même s'il y a Beckett, en nettement plus émacié...), mais nos gueux existent cependant, et la pauvreté morale et spirituelle des riches, autant que les slogans du Grand Magasin, n'ont rien à envier aux saints anonymes du romancier-poète de Voronej.

    Andrei Platonov. La Fouille. Traduit du russe par Jacqueline de Proyart. L'Âge d'Homme, collection Classiques slaves. Chez le même éditeur: Djann. Chez Gallimard: La ville de Villegrad. Chez Stock: Les Herbes folles de Tchévengour.

  • Journal des Quatre Vérités, XXXVIII

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    Ce jeudi 25 juin.– Ma dernière chronique à propos de Lisière de la belle Bulgare Kapka Kassabova que m’a révélée mon compère Alain Dugrand, m’a donné pas mal de fil à retordre et je crains qu’elle ne rende pas l’ampleur et la substance humaine de ce formidable reportage par les monts et forêts des Balkans extrêmes, avec ses remarquable portraits, mais une chronique est forcément marquée par les hauts et les bas de celui qui prétend la travailler « au corps », et le mien n’était pas ces jours au mieux de sa forme même si je n’ai à me plaindre que de mon peu de souffle et de mes douleurs partout, de ma peine à marcher et de la vieille fatigue qui me pèse aux épaules - autant dire rien. D’ailleurs je reste hyperactif dans mes publications quotidiennes, ma chronique n’est finalement pas si mal et je ne cesse de chantonner en écoutant cliqueter les aiguilles à tricoter de ma bonne amie …

    À part quoi je constate, probable effet de l’âge, que je deviens de plus en plus émotif, vite au bord des larmes en regardant tel film ou tel épisode de websérie un tant soit peu peu sentimental, etc.

    DÉCADENCE OU MYOPIE ?  - Notre ami Claude Frochaux, et

    nombre d’esprits fort de sa génération  et de la nôtre qui la suit, ont-ils raison de conclure au déclin voire à la décadence irrémédiable (c’est la conclusion de L’Homme seul) de la culture occidentale d'après les années 60-70 du XXe siècle, comme si plus rien ne s’y faisait de bien, notamment en littérature, après la disparition des grandes volées de Proust et Céline, ou de Ramuz et Bernanos, et jusqu’à Marguerite Yourcenar ou Michel Tournier, entre tant d’autres pour s’en tenir à la langue française ?

    Pour ma part, j’ai fait valoir maintes fois, à mes amis parisiens  dubitatifs, le contraste saisissant qu’il y a entre les sommaires de la NRF des années 20 à 50 et ce qu’il en restait dans les années 70 à 80, pour ne prendre que cet exemple, mais encore ?

    Comparer Céline et Houellebecq fait évidemment sourire jaune, et Frochaux me dira qu’un  Thomas Bernhard ou un Philip Roth sont nés avant 1968, qui semble à ses yeux la date butoir à fonction de guillotine, mais peu importe: je me refuse à croire que la «fête» est finie, comme il le prétend, même si les eaux basses actuelles peuvent en donner l’impression. Or, à l’affirmation passée de la mort  du roman, dès les années 60-70, Soljenitsyne répondait que tant que l’homme vivra le roman survivrait, et t elle reste aussi ma conviction même si la forme du roman éclate ou se modifie à l’image du monde actuel, et je pense, sans m’arrêter à leur date de naissance, aux Américains Bret Easton Ellis et Dave Eggers, Jonathan Franzen ou David Foster Wallace, Zadie Smith et Judith Hermann en Allemagne, Ian Mc Ewan ou Martin Amis en Angleterre et Christoph Ransmayr en Autriche, sans oublier Michel Houellebecq, et je me dis que les fossoyeurs sont peut-être atteints de myopie - enfin qui lira verra... 

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    COUP D’ARRÊT.– Plus s’enrichissent et se nuancent mes observations relatives à la pandémie en cours, plus je suis tenté de voir, sans le moindre cynisme, l’aspect fondamentalement positif de cette maladie mondiale dont les conséquences économiques apparentes seront probablement bien pires que ce qu’on imagine pour le moment, mais qui suscitera peut-être des réactions et des réformes plus décisives à long terme, recentrées en fonction de nouveaux équilibres moins nocifs pour les individus que le système actuel fondé sur la compétition et le profit. La jactance écervelée des réseaux sociaux, autant que l’affolement entretenu des médias toujours soumis à la même logique du juteux spectacle de l’infortne, ne devraient pas nous tromper sur la perception des braves gens lestée de plus de bon sens, de prudence mais aussi de confiance et d’optimisme naturel. 

    LE BON GÉNIE. -  Je suis très attaché, depuis mon adolescence de petit révolté lecteur d’Albert Camus  et du Canard enchaîné, dès l’âge de 14 ans, dont je me régalais chaque semaine des chroniques de Morvan Lebesque et de Jérôme Gauthier, anars pacifistes selon mon cœur, à la notion de bon génie de la Cité, que j’ai retrouvée chez le Martin du Gard des Thibault et dans Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains – que personne ne lit plus alors que John Dos Passos le situait plus haut qu’un Sartre à la même époque -, et qui m’est plus chère encore aujourd’hui, au dam des cyniques et des nihilistes que je vomis chaque jour un peu plus tant ils sacrifient le cœur à l’aigre cervelet, la dure et chatoyante réalité à leur noirceur d’encre de seiches stériles.

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    LES NOUVEAUX REVISIONNISTES.- Le procès récent qu’on a fait à Paul Gauguin, aux States et ailleurs, relatif à son penchant pour les très jeunes filles, et l’exigence de certains pontes des milieux médiatiques ou muséaux de le retirer des cimaises publiques, me semble aussi grotesque et vain, et bien inquiétant par son extension vertueuse tous azimuts qui voit par exemple, à Genève, l’opprobre jeté sur un Louis Agassiz, biologiste et glaciologue opposé au darwinisme, le général alémanique  Johann Suter chanté par Cendrars (chez lequel on a trouvé, horreur, une ou deux phrases frottées d’antisémitisme) et dont la statue a été déboulonnée en Californie, alors qu’on débaptise pieusement telle place ou telle rue pour honorer telle ou telle personnalité moins « suspecte » de nos jours, dont on découvrira peut-être plus tard qu’elle avait de certains penchants louches ou de certaines idées « nauséabondes ».

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    Or tout cela pue la fausse vertu et une nouvelle hypocrisie, prête à sacrifier des œuvres de qualité sous prétexte que leurs créateurs avaient des défauts. Voltaire n’a-t-il pas trempé dans le commerce des esclaves ? C’est possible, mais il nous laisse Candide et le Dictionnaire philosophique. Léonard de Vinci a-t-il « détourné » le petit Salaï, entré dans son atelier à dix ans et probablement son bravache, en tout cas un vrai petit voyou talentueux qui a caussé bien des souscis au Maestro en prenant de l’âge, ainsi que nous l’apprend la magistrale biographie Walter Issacson, lequel  a pourtant le tort de parler de Leonardo comme d’un « gay ». De fait, et une fois de plus,  comment rapporter des mœurs du Cinquecento à nos critères, et comment ne pas moduler nos jugements en fonction des us et coutumes de telle ou telle culture ou civilisation ? Ou alors tout serait aplati, moral et convenable, absolument épuré comme un Ancien testament dont les chapitres génocidaires (l’appel de l’Eternel à l’épuration ethnique de certaines tribus) seraient caviardés pour ne pas choquer les collégiennes et collégiens californiens ?

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    LE MONSTRE EST LÀ. – La muflerie éhontée d’un Donald Trump, dont le mot d’ordre (Think big and kick ass) exprime le tréfonds brutal de sa pensée de prédateur mafieux sans scrupules, est un révélateur au même titre que la maladie de civilisation en cours. Alexandre Zinoviev me disait que l’avantage de la monstruosité du communisme soviétique tenait à sa visibilité, alors que le Léviathan occidental était plus diffus et moins tangible, mais avec l’actuel Ubu de la Maison-Blanche apparaît mieux la monstruosité du néo-libéralisme ravageur, comme la pandémie contribue à rendre plus visibles les aberrations de nos sociétés fondées sur la concurrence guerrière et l’enfumage idéologique binaire ou l’écrasement des braves gens, etc.          

  • Mémoire vive, 2015

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    MESSAGERS. - La lecture m’est vitale, et les livres aussi m’arrivent comme des messagers. Pas un hasard ainsi que je trouve, dans les entretiens de Kenzaburo Oé, intitulés L’écrivain par lui-même , ce que je cherchais précisément à ce moment-là.

    Le grand écrivain japonais raconte ainsi comment le souci d’attention lui est venu, dès son enfance, et cela rejoint aussitôt ma réflexion actuelle sur l’attention défaillante de la plupart de nos contemporains, éparpillés et distraits par un peu tout et n’importe quoi.

    Peu avant sa mort le vieux Maurice Chappaz, allongé sur une espèce de divan russe et couvert d’une capote miliaire, me disait avec son accent valaisan à couper au couteau: « Voyez-vous, ce qui manque vraiment de nos jours, au point que c’en est un péché : c’est l’attention ! »

    C’est en m’attardant le long des ruelles du quartier de Kanda, à Tôkyo, où voisinent des milliers d’échoppes de livres essentiellement japonais, que je me suis dit qu’il était merveilleux d’écrire et tout aussi légitime en somme de n’en rien faire, comme je l’ai éprouvé une autre fois dans l ‘Hyper U de Cap d’Agde devant les piles de best-sellers du monde entier, où j’eusse en vain cherché un roman de Oé Kenzaburô en dépit de son prix Nobel…

    Ainsi est-ce à partir du moment où l’on entrevoit la totale inanité de l’acte d’écrire, au regard des galaxies ou des multitudes humaines, que la chose devient réellement intéressante et se recharge de sens comme, à Kanda ce même jour, en découvrant, dans telle immense librairie internationale, les milliers d’ouvrages du monde entier accessibles dans toutes les langues, tout Proust en japonais ou tout Kawabata en français…

    Au début de ses entretiens avec Oé Kenzaburo, Ozaki Mariko lui cite un de ses poèmes, fameux au Japon, datant de ses dix ans:

    « Sur les gouttes de pluie

    Le paysage se reflète

    Dans les gouttes

    Un autre monde se retrouve ».

     

    UN JOUR « SANS ». - Louis Calaferte dans Situation , carnets de 1991 : « Je suis faiblesse dans ce monde de vainqueurs ». Ou ceci à méditer : « Les enfants sont d’abord attentifs à leur sécurité morale ». À distinguer autant de la morale moralisante que de l’immoralisme.

    Ou ceci encore : « La poésie, c’est la Joie intérieure, la Force à l’état pur, la Violence de Dieu ». Rien à voir, en effet, avec la poétisation poétique des poètes poétisant en cénacles subventionnés et se remerciant mutuellement d’exister.

    Ou cela enfin : « Les doigts entendent » et, cité de Tertullien et me faisant tomber des nues: « Les Tables de la Loi ne sont pas écrites dans la pierre mais dans la nature »

    REJET. - Après cinquante pages de L’école des cadavres, je cale et me demande si vraiment je vais m’infliger beaucoup plus de ces éructations contre les « youtres », la France pourrie, la démocratie moisie, l’Amérique encore pire et les Soviets encore plus pires d’ailleurs engendrés par les youtres - et le serpent de la haine de se mordre la queue...

     

    FRISCH. - Dans L’ Esquisse de son troisième journal, qu’il a repris en 1981 après l’achat d’un loft à New York, Max Frisch exprime aussitôt ses sentiments violemment contradictoires à l’encontre de l’Amérique de Reagan (« I LOVE IT / I HATE IT / I LOVE IT / I Don’t KNOW / I LOVE IT»), en affirmant que les USA le font «gerber» (j’aurais plutôt traduit par « vomir », question de génération), cela me ramenant à ce que j’éprouvais l’autre soir en sortant de la projection d’American Sniper, film crédité de pacifisme par certains critiques alors qu’il relance l’idéologie nationaliste armée la plus chauvine et dédaigneuse des autres nations.

    Que dirait le pauvre Max s’il revenait en tram bleu sur notre planète orange pour apprendre ce qui s’est passé à New York dix ans après sa mort ? sans parler de la relance impérialiste de Bush et même d’Obama ?

    En 1981, il écrit « Ce qu’attendent nos amis américains : un miracle ! Ils veulent être à la fois redoutés et aimés. Si nous n’y parvenons pas, ils considèrent cela comme de l’anti-américanisme ».

    Or aujourd’hui, je serais curieux de savoir ce que dirait Frisch du film de Clint Eastwood exaltant le fait d’armes le plus vil (la cible traitée à trois cents mètres de distance, et 300 morts au palmarès du sniper) en réduisant l’adversaire à une horde de sauvages ? Lui qui aimait assez les States pour les critiquer, durement, ne sacrifierait sûrement pas son sens critique au mol consentement actuel qui feint de trouver du pacifisme dans le dernier « film culte « de ce bon vieux Clint si sympa n’est-ce pas…

     

    « RELIGIEUX » ? - Que penser de ce qu’on appelle le «retour du religieux» ? Et d’abord, est-ce un fait avéré ? Qu’observe-t-on en réalité ? Qu’est-ce que ce «religieux» alors que les églises et les couvents se vident ? Les manifestations de masse et les poussées de fanatisme relèvent-ils du «religieux» ? Que penser de tout ça ?

    À la fin des années 50, nous nous trouvions, chemises bleues et jambes nues, à chanter crânement autour du feu de camp : «La lutte suprême / Nous appelle tous / Et Jésus lui-même / Marche devant nous/ Que sa vue enflamme / Tous ses combattants / Et soutienne l’âme / Des plus hésitants / Du Christ la bannière / Se déploie au vent / Pour la sainte guerre / Soldats en avant ! ».

    Or lequel d’entre nous, aujourd’hui, verserait une goutte de son sang pour la « sainte guerre » ? Et lequel d’entre nous, alors, pensait vraiment ce qu’il chantait ?

    SOURCE SUISSE. - La première page de Mon premier livre, tel que nous l’avons pratiqué en première année à l’école primaire, et retrouvé l’autre jour chez un bouquiniste, illustre quatre voyelles (A comme Avion, I comme Iris, O comme Orange et U comme usine), le E étant absent on ne sait trop pourquoi - improbable préfiguration de La Disparition de Perec…

    Quant à la thématique dominante, suisse au possible, c’est Nature et Travail, avec l’avion pour aller de l’avant. Ensuite viendront Maman (ma / mi / mo /mu ) et Papa (pa/ pi / po / pu), puis les verbes en page quatre: Papa téléphone et maman tricote. La voyelle E n’arrive qu’en page trois, avec le chien et le soleil…

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    VIEILLIR. - Louis Calaferte dans ses carnets de Situation, en 1991, alors âgé de 63 ans, trois ans avant le grand départ qu’il pressent plus ou moins dans sa carcasse mal en point : « Plus question pour moi de jardiner, à demi impotent que je suis sur mes deux cannes – toute cette beauté printanière m’est tristesse».

    Ce qui ne l’empêche pas de noter joliment le lendemain : «La petite pluie serrée grignotait le gravier» .

    Mais quelques jours plus tard : «À voir une fois encore toutes ces beauté du printemps, le regret de devoir disparaître à un épais goût d’amertume».

    Or j’aimerais ne jamais céder à cette aigre tristesse, même s’il n’est pas de jour où ma carcasse à moi ne grince un peu plus aux jointures, douleurs jambaires et fatigues croissantes, crampes nocturnes et palpitations dès que trop d’alcool dans le sang, souffle en baisse et pertes d’équilibre sur les pavés urbains, déclinant sourdingue et plus capable de rien lire sans lunettes - mais je me rappelle la joie de mon père au jardin alors qu’il en était à sa énième opération, s’excusant presque de tomber mais restant debout d’humeur et de regard, sans se plaindre jamais. Mon père est mort à 68 ans. Je l'aime toujours, mais j'aimerais bien, aussi, lui survivre un peu...

    Louis Calaferte : «Toute cette jeunesse en allée… »

    Et moi : « Mais non, vieux con : toute cette enfance qui revient »…

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    Ce mercredi 8 avril. - En abordant le nouveau livre de Christoph Ransmayr, intitulé Atlas d’un homme inquiet et traduit, garantie de haute qualité, par Bernard Kreiss , tout de suite je me suis trouvé en partance pour le bout du monde, dans les creux vertigineux et sur les lames du Pacifique, direction les îles de Pâques. Ensuite j’ai titubé dans la neige plâtrant le rempart de neuf mille kilomètres de Wànli Chang Chén, quelque part entre Jinshanling et Simatai, où j’ai rencontré ce Mr Fox de Swansea qui se livre là-haut à des recherches sur les chants d’oiseaux, puis je me suis retrouvé sous l’araucaria géant surplombant la tombe ouverte du vieux Senhor Herzfeld, constatant que les graines ruisselant des hautes branches sur les amis réunis figuraient une sorte d’éternité…

     

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    J’ÉTAIS LÀ ET JE VIS…. - Christoph Ransmayer dans Atlas d’un homme inquiet, au début de Cueilleurs d’étoiles :« Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego. Alors qu’à l’instant même il paraissait encore très à l’aise avec son plateau chargé de boissons qu’il portait en équilibre au-dessus de l’épaule, l’homme avait trébuché sur un câble reliant la batterie d’une voiture à un télescope guidé par ordinateur. À présent il était couché dans les débris de verres, des bouteilles et des tasses constituant la commande de clients qui s’étaient subitement avisés qu’il valait mieux sortir que de rester collé au bar, ou qui attendaient déjà dehors depuis des heures, debout entre les voitures ou assis sur des chaises pliantes qu’ils avaient pris soin d’emporter, tous occupés à observer à travers les jumelles, au télescope ou à l’œil nu le ciel crépusculaire où scintillaient les premières étoiles ».

    Évoquant le tombe d’Homère qu’il retrouve, perdue dans les hauteurs de l’île d’Ios si présente à mon souvenir, Ransmayr écrit ceci encore qui me rappelle la Grèce sous le ciel des Cyclades, telle exactement que nous l’avons connue en nos jeunes années : «À travers le bruissement du vent, j’entendais confusément les si nombreuses voix qui s’étaient élevées au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui pour affirmer qu’un homme appelé Homère devait forcément être immortel du simple fait qu’il n’avait jamais existé. Nul homme, nul poète ou conteur ne pouvait avoir eu la force d’engendrer à lui seul une foule pareille de héros, de dieux, de guerriers, de créatures vouées à l’amour, au combat, au deuil, nul ne pouvait avoir eu la force de chanter la guerre de Troie et les errances d’Ulysse en usant pour ce faire de tonalités, de rythmes si divers, d’une langue aux nuances si infiniment variées, non, cela ne pouvait avoir été que l’œuvre de toute une théorie de poètes anonymes, d’aèdes qui s’étaient fondus peu à peu en une forme fantomatique baptisée Homère par les générations ultérieures. Dans cet ordre d’idée, un tombeau édifié il y a deux ou trois mille ans sur l’île d’Ios ou sur quelque bande côtière de l’Asie mineure ou du monde des îles grecques ne pouvait être qu’un monument à la mémoire de conteurs disparus. »

    Chaque récit de cet Atlas d’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule «J’étais là, telle chose m’advint», mais c’est ici un « je vis » auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : « Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sud et 105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près de neuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde », « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant », « Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego », « Je vis une chaîne de collines noires, rocheuses, sur laquelle déferlaient des dunes de sable », « Je vis un taureau de combat noir andalou par un radieux dimanche des Rameaux aux grandes arènes de Séville », « Je vis une jeune femme dans un couloir d’une éclatante propreté du service psychiatrique d’un établissement nommé Hôpital du Danube, un vaste complexe de bâtiments situé à la lisière est de Vienne », et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et c’est le monde magnifié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie : « Je vis une chèvre noire au bord d’un court de tennis envahi par les roseaux », « Je vis un gilet de sauvetage rougeau bord d’un champ d’épaves flottant dans l’océan indien », « Je vis un homme nu à travers mes jumelles de derrière un fourré de buissons ardents poussiéreux où je me tenais caché », « Je vis une femme éplorée dans la sacristie de l’église paroissiale de Roitham, un village des Préalpes autrichiennes d’où l’on avait vue sur des massifs portant des noms tels que monts d’Enfer et monts Morts », « Je vis une étroite passerelle de bois qui menait dans les marais de la mangrove sur la côte est de Sumatra », «Je vis une fillette avec une canne à pêche en bambou au bord de la rivière Bagmati, à Pashupatinath, le secteur des temples de Katmandou », « Je vis des îles de pierres plates émergeant de l’eau lisse du lac Kunming au nord-ouest de Pékin », et chaque fois c’est l’amorce d’une nouvelle histoire inouïe...

    Mais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de pêche de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison sont de mise, ou au contraire : des tas de comparaisons et de correspondances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant des nôtres, se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant le projet d’une géo-poétique traversant le temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde : « Je vis trois moines en train de marmonner dans une grotte surplombant un lac de montagne aux rives enneigées, à quatre mille mètres d’altitude, dans l’ouest de l’Himalaya », etc.

    ONFRAY LE JOBARD. - Reprenant hier Bouvard et Pécuchet, je m’esclaffe en retombant sur certaines pages réellement hilarantes, qui me font penser que je suis vraiment tombé pile en comparant Michel Onfray à ces deux jobards.

    De fait, la façon du «philosophe», dans Cosmos, de se pâmer devant tel végétal manifestant la volonté de puissance de la nature , ou tel mystère lié à la migration des anguilles, est tout à fait comparable à l’élan des compères découvrant les merveilles du potager et s’exclamant : «Tiens des carottes ! Ah, des choux ! »