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  • Que l'âge ne fait rien à l'affaire...

    réflexion,littérature,société

     

    À bas les jeunes et mort aux vieux sera leur devise...

    Sur les notions de gâtisme et de jeunisme. Du provincialisme dans le temps, de l'âge qui ne fait rien à l'affaire et des filiations fécondes...

    Le gâtisme est une manifestation de l'imbécillité humaine qui remonte à la plus haute Antiquité, souvent liée à l'altération des facultés de l'individu Madame ou Monsieur, donc admis avec un certain sourire, même si taxer quelqu'un de gâteuse ou de gâteux ne relève pas vraiment du compliment.

    Il en va tout autrement du jeunisme (ou djeunisme) qu'on ne saurait attaquer de front sans passer pour chagrin voire sénile. Le jeunisme pourrait être dit l'affirmation gâteuse de la supériorité de la jeunesse, mais il ne faut pas trop le claironner.

    Il faut dire que le djeunisme (ou jeunisme) découle de la source même du Progrès. Beaucoup plus récent mais probablement aussi répandu à l'heure qu'il est que le gâtisme, le jeunisme est apparu et s'est développé au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, essentiellement dans les pays riches, à commencer par l'Occident.

    Le jeunisme s'est en effet imposé avec l'avènement de la nouvelle catégorie sociale qu'est devenue la jeunesse dans la deuxième moitié du XXe siècle, bénéficiant d'une croissante liberté et d'argent de poche qui faisait d'elle, désormais et pour la première fois de l'Histoire, un nouveau client.

    Logiquement, selon les Lois du Marché consacrées par nos plus hauts lieux communs, le jeunisme consiste essentiellement à flatter ladite jeunesse en tant que nouvelle clientèle et qu'image idéalisée de l'Humanité en devenir boursier.

    Cela étant, j’ose dire que le jeunisme n'a rien à voir avec l'amitié que la jeunesse mérite au même titre que toute catégorie humaine aimable. Le jeunisme est menteur et démago. À bas le jeunisme ! À bas les jeunes se croyant supérieurs aux vieux ! À mort les vieux se la jouant «djeune».

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    Un provincialisme dans le temps

    L'esprit du jeunisme est sectaire et tribal alors qu'il se croit universel - c'est à vrai dire une sorte de provincialisme dans le temps. Le grand poète catholique anglais T.S. Eliot (on peut être Anglais, catholique et poète suréminent) estimait que s'est développé, au XXe siècle, une sorte nouvelle de provincialisme qui ne se rapporte plus à l'espace mais au temps.

    Ce provincialisme dans le temps nous cantonne pour ainsi dire dans l'Actuel, coupé de tout pays antérieur. Il est devenu banal, aujourd'hui, de pointer l'amnésie d'une partie de la jeunesse contemporaine alors même qu'on invoque à n'en plus finir le «devoir de mémoire». Mais est-ce à coups de «devoirs» qu'un individu découvre le monde qu'il y a par delà sa tribu ou sa secte ? Je n'en crois rien pour ma part, et d'abord parce que je refuse de me cloîtrer dans aucune catégorie bornée par l'âge.

    Charles-Albert Cingria disait qu'il avait à la fois 7 et 700 ans et je ressens la même chose en profondeur. La littérature a tous les âges et reste jeune à tous les âges. Il saute aux yeux que le vieil Hugo, royaliste à trente ans et socialiste trente ans plus tard, ou le vieux Goethe, étaient plus jeunes que les jeunes gens qu'ils avaient été.

    Or je vois aujourd'hui que le provincialisme dans le temps n'est pas l'apanage du seul jeunisme mais affecte, en aval, une réaction à celui-ci qui confine à un nouveau gâtisme.

    On voit en effet se répandre, surtout en France, mais aussi en Suisse française, la conviction que plus rien ne se fait de bien, notamment en littérature, chez les moins de 60 ans. Tout le discours de Modernes catacombes, de Régis Debray, s'appuie sur ce constat désabusé. Après nous le Déluge ! Jean-Luc Godard dit à peu près la même chose du cinéma, et le regretté Freddy Buache y allait lui aussi de la même chanson. Ainsi, un jour que je lui demandais ce qu’il pensait de Garçon stupide de Lionel Baier, il me répondit : mais est-ce encore du cinéma ? Or le « jeune » Lionel fut plus généreux que le cher Freddy en rendant un bel hommage au «vieux» Claude Goretta…

    Le cinéma suisse de Freddy Buache avait été celui de Tanner et de Soutter, notamment, avant qu’il se rallie à celui de Godard. On trouve chouette le cinéma de ses contemporains, et non moins chic de bazarder tout ce qui vient après: c’est humain. Mon vieil ami Claude Frochaux, dans le formidable Homme seul, en a même fait une théorie reprise dans ses livres ultérieurs : à savoir qu’après 1960 il ne se fait plus rien de bien dans les arts et la littérature occidentale. Frochaux a vibré un max à la littérature et au cinéma de ses 20-30 ans, entre, Londres et Paris. Ensuite plus rien. Alors je m'exclame en mon jeune âge de 7 à 77 ans: mort aux vieux se croyant supérieurs aux jeunes !

    Que le dénigrement des jeunes remonte à la plus haute Antiquité

    Prétendre aujourd’hui que les natifs d’après 1968 n’ont plus rien à dire ni à nous apprendre, ni rien non plus à apprendre de nous, ne tient pas debout, mais ce n'est pas nouveau: à l’époque de Platon, les sages de plus de quarante ans (on était vieux à quarante et un ans) se lamentaient déjà sur la nullité des jeunes gens de l’époque, même joliment fessus. Ensuite cela s’est vu et revu: les pères n’ont pas fini de débiner les fils, contrairement à la bourde du cocaïnomane Sigmund Freud selon lequel le fils doit flinguer le père avant de se «faire» maman.

    Je l’ai personnellement expérimenté, ayant eu la chance d’avoir eu un père très doux et une mère peu portée à l’inceste, mais un mentor intellectuel dominant que j’ai rejeté à un moment donné au motif qu’il me demandait de défendre ses idées en trahissant les miennes. Du coup nos amis ont pensé que je «tuais le père», alors que je m’éloignais prudemment d’un mauvais maître.

    Inversement, la rébellion, apparemment légitime, des contestataires de Mai 68 impatients de déboulonner la statue du Commandeur paternel et autres «chiens de garde» de la «vieille» pensée, masquait souvent une volonté de puissance se réduisant au sempiternel et moins défendable «ôte-toi de là que m’y mette !»

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    De la montée de l’insignifiance chez les « nés coiffés »…

    Cela étant, comme il y a une part de vérité dans toute exagération polémique, l’on a raison de s’inquiéter de ce que Cornelius Castoriadis appelait «la montée de l’insignifiance», qui semble bel et bien affecter une partie importante des générations occidentales «nées coiffées» après, disons, l’an 1980.

    Dans sa «confession» plombée d’ironie un peu amère, l’ancien wonder boy de la littérature américaine, Bret Easton Ellis, taxe ceux qu’on appelle «millenials» de conformisme social et politique, de paresse intellectuelle et d’incuriosité historique et culturelle.

    Je suis rétif, pour ma part, à toute classification générationnelle. L’on m’a traité de «vieux», à vingt-cinq ans, au motif que je critiquais vertement, dans un reportage paru en 1970, les mouvements libertaires d’Amsterdam tellement sympas, qui à moi me semblaient inconsistants et par trop soumis l'opinion de groupe dans la fumée des joints.

    La démagogie «jeuniste» commençait alors, qui nous priait de trouver formidable tout ce que les nouveaux bourgeois de la gauche caviar se préparaient à acclimater, à commencer par la culture d’État. Après quoi les fonctionnaires du tout-culturel ont pullulé partout, qui nous ont expliqué, et jusqu’à Lausanne avec Maurice Béjart, que la culture pouvait booster le tourisme et l’économie pour autant qu'elle sache se vendre...

    Nous voici d'ailleurs, dans le monde de la culture helvétique fonctionnarisée, au top du nivellement par les clichés ou les anti-clichés («La Suisse n’existe pas» des pseudo-rebelles n’étant que l’autre face de la médaille touristique du «Y en a point comme nous ») ou vieux et jeunes se tutoient et se flattent à qui mieux mieux sans se respecter plus que ça...

    En attendant que les jeunes auteurs se bougent...

    Il est remarquable, ici et maintenant , qu’aucun de nos jeunes écrivains, pas plus en Suisse romande que chez nos Confédérés – à deux ou trois exceptions près - ne dise mot de ce qui nous arrive dans ce pays à l’unisson du monde globalisé, ni ne s’impose par le projet conséquent d'une œuvre ou par une écriture personnelle forte.

    Une association de jeunes écrivains, sous le sigle d’AJAR, prétendait ouvrir les fenêtres de la salle de paroisse de la littérature romande. Or qu’a-t-on vu en émerger jusque-là ? Une jolie chose bricolée en collectif, des parodies de séries télé, des lectures en plein air et autres interventions ludiques, mais encore ? Déjà qu’il me semblait aberrant que des écrivains se rassemblassent en fonction de leur jeune âge. Mais quelle œuvre significative est-elle en train de se faire chez ces trentenaires en «fin de droit», alors que Ramuz signait son premier chef-d’œuvre à 24 ans et qu’avant leur trentième année Dürrenmatt multipliait nouvelles et pièces de théâtre percutantes, tandis que Barilier publiait le mémorable Passion ?

    L’on m’objectera que Joël Dicker n’avait «que» 27 ans lorsqu’il a conquis le monde avec La vérité sur l’affaire Harry Quebert, mais après ? Que prouve un succès aussi fracassant, consacrant un storyteller de talent, sinon que l’habileté passe désormais pour du génie et que la standardisation générale nivelle la littérature ? Et comment en accuser Dicker ? Et comment reprocher aux jeunes auteurs de se lancer dans la course alors que l'esprit de management fausse toutes les données ?

     

    La vraie littérature est filiation entre sans-âge

    Ce qu’il y a de redoutable, pour un jeune écrivain d’aujourd’hui, est que le critère de son âge altère autant l’image qu’on a de lui que sa propre perception et le comportement qui en découle. On voit ainsi, chez un Quentin Mouron, sûrement le plus doué des jeunes auteurs romands actuels, et qui a amorcé un vrai semblant de début d’œuvre, une propension à gesticuler qui tend, notamment sur Facebook, à propager de sa personne, dont je sais d’expérience qu’elle vaut mieux que ça, une image de prétentieux cynique autosatisfait, voire vulgaire, multipliant les «attention j’arrive !» Or les médias ne demandent que ça, et plus encore les réseaux sociaux dont la stupidité de masse ne cesse de croître.

    Et pourtant: et pourtant, je le sais, Quentin ne cesse de lire et de s’abreuver aux sources de la vraie littérature. Il y a chez lui du jeune coquin célinien capable de renouer avec l’idée picaresque et d’admirer Gombrowicz ou Madame Bovary. De la même façon, son contemporain Bruno Pellegrino, bientôt vieux jeunot de l 'AJAR, est allé visiter Gustave Roud post mortem comme nous y sommes allés, par le tram des prés, cinquante ans plus tôt, pour en tirer un livre affirmant bel et bien une filiation féconde..

    A vingt-cinq ans, j’ai rencontré Georges Haldas pour la première fois, qui avait l’âge de ma mère et que j’ai retrouvé maintes fois autour d'un verre (et souvent de plusieurs) sans jamais le tutoyer alors même qu’il me parlait comme à un pair. À la même époque, j’ai fait la connaissance d’un fabuleux jeune homme de 87 ans, au nom de Joseph Czapski, peintre et écrivain polonais hors norme qui fut à la fois un témoin des pires horreurs du siècle (il a échappé de justesse au massacre de Katyn et de plus de 10.000 camarades polonais massacrés par Staline), un artiste dont l’œuvre n’a cessé de se revivifier alors que le grand âge minait sa grande carcasse et que sa vue baissait jusqu’à la cécité – il est mort peu avant le cap de la centaine, en 1993 -, et ce m’est aujourd’hui un honneur et un bonheur de me rappeler tout ce qu’il m’a apporté en tâchant de contribuer modestement à sa survie par un livre qui me fait oublier mes putains de douleurs articulaires et consorts.

    Tout ça pour dire que la vraie littérature, l’art éternel et la poésie qui transcende les siècles – que tout ça est sans âge, etc.

    Dessins: Léonard de Vinci

  • Ceux qui se positionnent au niveau de la posture

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    Celui qui perpétue la fidélité au parti traditionnel des Du Laurier / Celle qui se range aux positions de son nouvel amant kurde / Ceux qui manifestent pour les Tibétains en refusant de manger chinois / Celui qui lance la scission Rupture pour la rupture / Celle qui ne peut pas admettre que cette gourde de Josiane ait fait de son ex un social-traître / Ceux qui sont restés procommunistes primaires tout en appréciant néanmoins  le style de Jean d’Ormessier et François Nourisson / Celui qui n’a jamais été du bon bord à aucun point de vue / Celle qui lisait ostensiblement La Croix pour faire chier son prof de maths résolument athée et moqueur à l’égard du surpoids des filles de la classe / Ceux qui ne savent pas mais en sont sûrs / Celui qui estime qu’on ne peut pas se taire quand on sait ce qu’on sait même si c’est plus compliqué / Celle qui ne fait de politique qu’en exerçant son droit de vote / Ceux qui votent viril / Celui qui se demande s’il doit descendre dans la rue pour donner l’exemple à ses élèves majoritairement indifférents / Celle qui se coiffe comme la fille Le Pen / Ceux qui estiment que le choix d’une voiture est un acte politique / Celui qui partage toujours les positions centre-droit de son premier moniteur de natation / Celle qui n’aime pas l’injustice / Ceux qui vocifèrent dès que les fiotes du groupe en appellent à la nuance / Celui qui soupçonne le pitbull du voisin d’en dessous d’être une taupe nazie / Ceux qui trouvent en Philippe Muray un styliste top / Celui qui se dit célinien pour choquer les collègues profs de gauche de sa femme Pénélope / Celle qui demande au groupe d’exiger l’autocritique de Fabien dont elle sent depuis quelque temps qu’il lui échappe au niveau idéologique / Ceux qui estiment que la politique est la continuation de la guerre des sexes par d’autres moyens / Celui qui a passé du col mao à la moustache gay / Celle qui s’affirme soudain du parti des mamans libertaires / Ceux qui lisent Dantec au Café du Théâtre pour affirmer leur néo-conservatisme tendance sioniste / Celui qui trouve Gabriel Fauré trop à droite / Celle qui voit en l’engagement communiste de Louis Aragon un affirmation compulsive de son attirance homosexuelle rétroactive pour le père absent / Ceux qui constatent une fois de plus ce matin que les montagnes s’en foutent, etc.  

    Peinture: Terry Rodgers.

            

     

  • Mémoire vive

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    Thierry Vernet:  « Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme ». Ou cela de non moins engageant: « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! »

    °°°

    Présent.jpgTrès intéressé, et même personnellement touché, par la réflexion que développe Simon Leys, dans Le Studio de l’inutilité, sur le lien, dans la littérature et les arts chinois, entre éthique et esthétique. Il part de propos d’un peintre néo-zélandais, Colin McCahon (1919-1987) qui déclarait à un sien ami : «Mon prochain ensemble de peintures devrait être meilleur, et pourtant je ne me sens pas encore capable de mieux peindre. Pour le moment mon effroyable problème est qu’il me faudra d’abord devenir un homme meilleur avant de pouvoir faire de la meilleure peinture ». 

    Cela fera naturellement ricaner la plupart des artistes (ou prétendus tels) de nos jours, sans parler des spécialistes avérés (ou auto-proclamés) de l’art contemporain, mais Simon Leys, loin de se gausser, rappelle que ce lien entre esthétique et éthique est au fondement même de la conception chinoise en la matière, où la notion de beauté est en revanche secondaire, voire réduite à un sous-produit, ou pire : dépréciée comme un élément de séduction de mauvais aloi.

     

    En ce qui me concerne, je rapporte l’observation à la modulation du style et aux soubassements éthiques d’une écriture qui fasse pièce à ce qu’Armand Robin appelait « la fausse parole ». Ce qui n’a rien à voir, cela va sans dire, avec la soumission des arts ou de la littérature à une morale liée à une idéologie religieuse ou politique. 

     

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    images-1.jpegMa liste du jour est consacrée à Ceux qui tournent la page, avec un coup de pied de l’âne au paltoquet  Ueli Maurer, Président de la Confédération helvétique pour une année, qui a osé dire, à Pékin, qu’il fallait « tirer un trait sur Tiananmen », tout à fait dans la tradition des larbins capitalistes du totalitarisme soviétique ou chinois, entre autres idiots utiles. J’ai noté cela en marge de la lecture du chapitre consacré, dans Le studio de l’inutilité de Simon Leys, à l’évolution de la Chine actuelle et, plus précisément, à la résistance héroïque de Liu Xiaobo et à la Charte 08.

     

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    images-2.jpegCommencé de lire aujourd’hui Les Misérables, avec un très vif, immédiat intérêt. La figure de Bienvenu l’évêque des pauvres est très attachante dès les premiers chapitres, et je me réjouis de passer du temps en sa compagnie. Tout de suite on est dans le christianisme de la miséricorde et de la compassion. Victor Hugo avait 60 ans quand le livre a paru, mais quelle extraordinaire vitalité dans l’écriture et quelle pénétration tendre dans l’approche de son personnage. J’ai dévoré les cent premières pages en lisant, parallèlement, les premiers chapitres de Napoléon le petit, évoquant la trahison de Napoléon Bonaparte. Là encore, le souffle incroyable du poète-polémiste est irrépressible. 

     

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    Je me passe et me repasse la vidéo de l’entretien de Philippe Sollers et Julia Kristeva, sur L’expérience intérieure à contre-courant, animé par Colette Fellous.  Illico Sollers se démarque du spiritualisme et de la mystique en invoquant la « charlatenerie globale » développée autour de l’« intériorité» faite marchandise, insistant sur le terme d’expérience, en tant que connaissance. Affirme crânement que la critique sociale abordée par ses livres et ceux de JK est une réponse à la société mondialisée, lessivée par les informations « en temps réel ». Affirme que la société actuelle est devenue Dieu. Le contre-courant s’opposerait alors à cette dévastation qui touche l’intériorité de l’être humain et le langage. Trouver quelqu’un qui lit réellement, selon lui, serait devenu le problème principal. 

     

    Sollers_JuliaKristeva_ photo_gkgalabov 2011.jpgSollers aborde d’abord la question de l’enfance, le lieu actuellement le plus sous pression et le plus entamé, selon lui. L’enfance est importante pour la constitution réelle de l’expérience intérieure, affirme-t-il comme un grand. Belle découverte ! Mais il a des arguments existentiels qui dépassent la platitude : en son enfance, JK a connu l’expérience totalitaire, comme elle le raconte dans Le vieil homme et les loups. De son côté, il dit avoir eu le privilège de vivre dans une famille totalement anglophile. Sous l’Occupation, on écoute Radio-Londres. Sa famille a pour principe de vérité que les Anglais ont toujours raison. Cite ensuite les messages personnels surréalistes entendus par l’enfant de 6 ans : J’aime les femmes en bleu, je répète,  j’aime les femmes en bleu, ou Nous nous roulerons sur le gazon… Sonconcept d’acier remontant à ce temps : ni Vichy, ni Moscou. De son côté, Julia Kristeva évoque le milieu totalitaire dans lequel elle a vécu, jusqu’à la mort de son père littéralement « assassiné » dans un hôpital communiste, peu avant la chute du Mur de Berlin, et l’évolution des échanges de langage actuels, de plus en plus virtuels et inconsistants. Tout cela plutôt intéressant.

     

    Selon Sollers, la société actuelle serait donc devenue le nouveau dieu. Bon : c’est un point de vue. On peut dire aussi qu’elle est devenue magma. Je ne sais pas. Je ne sais pas trop ce que c’est que « la société » en général. Sollers a raison de dire que la critique vaut par ses contre-propositions, et qu’être à contre-courant est surtout une dynamique, on pourrait dire : la remontée vive du dauphin. Ceux qui savent nager seront sauvés, etc. Mais est-ce bien original tout ça, dit pourtant si gravement ?

     

    Selon JK l’expérience intérieure « n’est pas de soi » mais serait une façon de se traverser en permanence. Raconte la belle histoire où, dans une fête à la mémoire de Cyrille et Méthode, elle fut une lettre de l’alphabet, et comment elle s’est accrochée à cette lettre de l’alphabet quand elle s’est sentie menacée par la noyade totalitaire. JK évoque ensuite le mouvement de la conscience, qui se saisit elle-même et se dessaisit, perçu par Hegel et Heidegger comme un surgissement permanent. Parle ensuite du mythe occidental de Narcisse, le personnage qui découvre son image, se demande qui il est et tente de s’aimer, avant de tomber sur un os. Assez académique en somme.

     

    Plus vif, Sollers relève deux pestes de l’époque : le roman familial et l’embarras sexuel. La misère sexuelle est formidable, que Michel Houellebecq décrit parfaitement et avec quel succès, et l’ouverture des vannes annonce  un tsunami de conformisme généralisé. Sur quoi Sollers attaque les intellectuels français qui ne s’intéressent plus du tout, selon lui, à l’Europe supposée coupable, ne visant que le Moyen-Orient et rien de la Chine ou de l’Inde. À l’en croire il n’y aurait que JK et lui qui en auraient jamais eu souci. Assez gonflé tout de même, et c’est là qu’est peut-être la faille chez ces deux-là, qui ont l’air de se croire  les seuls à défendre les Vraies Valeurs ; et le ton même de Sollers, rutilant de pontifiance quand il se met lui-même en valeur, est à la limite du supportable.

     

    Bref, c’est un constat qu’on peut d’ailleurs rapporter à l’ensemble de ses écrits, très intéressants quand ils traitent de tel ou tel sujet, mais assez vite gâchés quand il se flatte et se félicite lui-même. Très Français tout cela. Très centre du monde et Moi-soleil. Très Milieu parisien aussi cette façon de dégommer tout ce qui n’est pas Soi-soleil. 

     

    Carlos Fuentes me dit un jour qu’au fil de ses pérégrinations de par le monde il n’avait jamais rencontré de personnage aussi  peu curieux des autres que le Français, et plus précisément l’écrivain ou l’intellectuel français. Simon Leys, pour sa part, s’est fait un plaisir de rappeler l’extraordinaire aveuglement de Roland Barthes, Philippe Sollers, Julia Kristeva et toute la bande de Tel Quel, à l’époque du maoïsme le plus sanglant. Il suffit de relire les pages consacrées, dans Les Samouraïs de Kristeva, à leur équipée sur la Muraille de Chine pour mesurer l’étendue de leur vanité et leur extravagante naïveté,  notamment quand Sollers déclare que Mao, pour sa Grande Action, a besoin de la caution de l’intelligentsia parisienne. Ce n’est pas fair play de ressortir tout ça, mais dénoncer l’amnésie des autres pour mieux dorloter la sienne n’est pas fair-play non plus au regard des millions de victimes d’un régime infâme aujourd’hui flatté par le Président de la Confédération suisse en personne. Shame !

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    Perou-(18).jpgAssez impressionné, ce soir, par l’apparition des Indiens Quechuas des hautes terres du Pérou, à la télé, dans l’émission Rendez-vous en terre inconnue. Ces visages, ces belles gens, cette immense nature, tout cela fait du bien même si je regimbe un peu à l’idée qu’on en fasse du spectacle ; mais enfin dans le genre c’est le moins pire, me semble-t-il, et voir ces bonnes gens, les entendre parler de leur vie est un réel bonheur et une sorte de preuve d’humanité dans le magma des médias de l’ère du vide. 

     

    °°°

     

    Malle.jpg« Mon œuvre, écrivait Walter Benjamin,  a quelque chose d'un taillis dans lequel il n'est pas aisé de dégager mes traits décisifs. En cela je suis patient. Je n'écris que pour être relu. Je compte sur le temps qui suivra ma mort. Seule la mort fera ressortir de l'oeuvre la figure de l'auteur. Alors on ne pourra plus méconnaître l'unité de mes écrits…

     

    Dans les multiples aspects de la lecture, le phénomène de la relecture est une expérience en soi, qui peut prendre elle-même les formes les plus variées. Du livre lu en adolescence, type Vol à voile de Blaise Cendrars, ou Crime et châtiment de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, et qu’on éprouve la nostalgie ou la curiosité de relire dix ou vingt ans plus tard, à ces auteurs ou ces ouvrages auxquels on revient sans discontinuer à travers les années – en ce qui me concerne ce sont Charles-Albert Cingria et Paul Léautaud, Marcel Jouhandeau et Alexandre Vialatte, Henri Calet ou Jules Renard, donc autant de « grands écrivains mineurs », entre beaucoup d’autres -, la relecture équivaut souvent à une redécouverte, laquelle dépend évidemment de l’évolution du texte autant à travers les années que de celle du lecteur.

    Lire Les possédés à dix-huit ans, même si Dostoïevski a pu passer pour le champion des exaltations de la jeunesse, revient le plus souvent à nepas en percevoir les dimensions les plus profondes, faute d’expérience. Mais relire Dostoïevski à trente ou cinquante ans peut, aussi, nous en éloigner. Et lire Dostoïevski dans la traduction nouvelle d’un André Markowicz, qui serre le texte initial de beaucoup plus près que ce ne fut le cas des «belles infidèles», revient positivement à redécouvrir l’écriture frénétique du grand romancier russe, comme en passant d’une versionà l’autre de Don Quichotte ou des Mille et une nuit…

     

    Ingeborg Bachmann écrivait, dans le chapitre consacré aux Problèmes de poésie contemporaine, dans ses Leçons de Francfort: «Au cours de notre vie il arrive souvent que nous changions plusieurs fois de jugement sur un auteur. A l’âge de vingt ans, nous l’expédions avec un mot d’esprit ou nous le classons comme une figurine de plâtre qui n’a rien à voir avec nous. A l’âge de trente ans, nous découvrons sa grandeur et, dix ans plus tard encore, notre intérêt à son égard s’est à nouveau éteint ou encore nous sommes saisis de nouveaux doutes ou pris par une nouvelle intolérance. Ou, au contraire, nous commençons par le prendre pour un génie puis nous découvrons chez lui des platitudes qui nous déçoivent et nous l’abandonnons. Nous sommes sans merci et sans égards,mais là où nous ne le sommes pas, nous ne prenons pas non plus parti. Il y a toujours tel ou tel aspect d’une époque ou d’un auteur qui nous convient et dont nous sommes prêts à faire un modèle, mais d’autres aspects nous gênent et nous devons les éluder par la discussion. Nous citons en portant au triomphe ou en condamnant comme si les oeuvres n’étaient là que pour prouver quelque choseà nos yeux»…

    Preuves attendues ou révélations inattendues, sources auxquelles nous revenons ou rivages à découvrir encore : peu importe en définitive, n’était l’acte vivifiant de lire - et telle année j’aurai relu Voyage au bout de la nuit de Céline, découvert à dix-huit ans, Sous le volcan de Malcolm Lowry lu à vingt ans dans la traduction d’Au-dessousdu volcan, ou Alexis Zorba qui m’a accompagné à quinze ans sur les hauts gazons d’Ailefroide, me fascinant par sa recherche d’une adéquation entre action physique et pensée, sensualité et pénétration spirituelle, philosophie et poésie. 

     

      °°°

    images-33.jpegJe lis ces jours Les Misérables, que je croyais avoir lu depuis longtemps, mais non : jamais vraiment. J’en connaissais l’histoire par des extraits, un film peut-être, un grand spectacle théâtral mais de Victor Hugo je n’avais jamais vraiment lu, et tardivement que le prodigieux Homme qui rit, sans compter des milliers de vers mémorisés autour de mes treize ans. Resongeant alors aux sophismes d’un Pierre Bayard, qui prétend que parler d’un livre sans l’avoir lu est tout à fait légitime et qu’il y a diverses façons de lire, je me dis une fois de plus que, tout au contraire, lire n’a de sens que celui qu’un enfant découvre, une lettre après l’autre, un mot après l’autre, une phrase après l’autre, une page après l’autre, à savoir le sens d’un nouvel accès au monde qui fait de la lecture un sésame, de lire un bonheur sans pareil, et de relire une expérience de plus…          

     

    °°°

    Victor Hugo sur la course au succès : « Nous vivons dans une société sombre. Réussir,voilà l’enseignement qui tombe goutte à goutte de la corruption en surplomb.

    « Soit dit en passant, c’est une chose assez hideuse que le succès. Sa fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. Pour la foule, la réussite a presque le même profil que la suprématie. (…) De nos jours, une philosophie à peu près officielle est entrée en domesticité chez lui, porte la livrée du succès, et fait le service de son antichambre. Réussisez : théorie. Prospérité suppose capacité. Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. Qui triomphe est vénéré. Naissez coiffé, tout est là. Ayez de la chance, vous aurez le reste ;soyez heureux, on vous croira grand. En dehors de cinq ou six exceptions immenses qui font l’éclat d’un siècle, l’admiration contemporaine n’est guère que myopie. Dorure est or. Être le premier venu, cela ne gâte rien, pourvuqu’on soit le parvenu. Le vulgaire est un vieux Narcisse qui s’adore lui-mêmeet qui applaudit le vulgaire. Cette faculté énorme par laquelle on est Moïse,Eschyle, Dante, Michel-Ange ou Napoléon, la multitude la décerne d’emblée etpar acclamation à quiconque atteint son but dans quoi que ce soit. (…) »

     

    « Ils confondent, avec les constellations de l’abîme, les étoiles que font dans la vase molle du bourbier, les pattes des canards ».

  • Les courtisanes

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    S’il pleut la nuit sur le trottoir

    de la rue des Reflets,

    la femme aux yeux de chatte noire

    fait son plus bel effet...

     

    Elle a les ongles peints en bleu,

    ses lèvres entrouvertes

    ont le brillant carmin des feux

    de l’avenue déserte...

     

    On lui dirait l’air de couver

    un désir d’en finir,

    on la croit en train de pleurer,

    on suppose le pire...

     

    On ne voit pas l’arme qu’elle braque

    sur la blême rôdeuse

    qui dans l’ombre éclairée la traque

    en jalouse tueuse...

     

    Sors donc de là que je te crève !

    menace la fille de joie

    sous l’averse raillant sans trêve

    sa rivale aux abois...

     

    Peinture: Gustav Klimt.

     
  • Ceux qui se gênent

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    Celui qui a toujours l’air de s’excuser d’être là / Celle que résument sa jupe plissée et sa blouse ton sur ton / Ceux qui ne veulent pas déranger mais insistent à leur façon / Celui qui craint les timides en sa qualité d’officier du renseignement par ailleurs rompu aux ruses des faux modestes / Celle qui n’a jamais supporté l’imbécillité vulgaire d’un Patrick Sébastien sans le proclamer trop haut au bureau vu qu’elle n’a qu’un diplôme de sténo-dactylo / Ceux qui ont toujours trouvé que le sans-gêne des gens de télévision reflétait en somme la muflerie ambiante / Celui qu’amusent de moins en moins la stupidité et la vulgarité de la meute / Celle qui craint les hyènes médiatiques se précipitant sur elle chaque fois qu’elle change de rouge à lèvres / Ceux qui à l’instar de Chief Brenda Johnson fuient les estrades / Celui qui se sachant dépositaire d’un secret tâche d’en assurer la protection / Celle qui se cache pour souffrir / Ceux qui attentent à la pudeur de la lectrice et du lecteur de façon trop ostentatoire pour être remarquée en zone de muflerie généralisée / Celui qui est d’un pessimisme noir à son éveil avant que ses fenêtres ne hissent les couleurs / Celle qui apprécie le coucher de soleil sur les docks sans en fait pour autant un poème sur Facebook / Ceux qui dans la Vita Nova du jeune Dante ont appris ce qu’était le Dolce stil nuovo auquel ils n’adhèrent pas entièrement vu son tour un peu désincarné par les temps qui courent / Celle qui s’est toujours tenue à distance des jacteurs et des cafteuses qui lui en veulent pour cela même et jactent donc à son propos et caftent à l’avenant / Ceux qui arborent des chapeaux en sorte de rappeler à tout un chacun (et chacune) qu’ils sont écrivains / Celui qui rappelle à ses clients qu’il est d’abord écrivain mais c’est bien le chauffeur de taxi qui les conduit à l’aéroport / Celle qui déballe tout à la commissaire qui lui a ordonné d’accoucher / Ceux qu’une certaine réserve retient de montrer leur derrière sur les sites concernés / Celui que la chiennerie généralisée de la meute a conforté dans la discrétion de sa vie de chat / Celle qui est toujours restée décente comme le lui a enseigné sa mère militaire au doigt sur la couture / Ceux qui aiment bien revoir les Portraits de femme au travail d’Alain Cavalier dont l’aristocratie naturelle console de la vulgarité et de la stupidité gagnant tous les étages de la société / Ceux qui ont pressenti par intuition et ont vérifié par expérience que la quête effrénée du quart d’heure de célébrité ne relevait pas tant du besoin d’exister que de celui d’écraser / Celui qui prie à sa façon sans que le Seigneur ne lui en tienne rigueur vu qu’ils ont bon cœur tous les deux / Celle qui supplie le Bon Dieu de la rendre meilleure et de fait cela se remarque au bureau sauf les jours de congé / Ceux qui ne se gênent pas de se dire qu’ils s’aiment et d’ailleurs ça ne gêne personne tant qu’ils restent entre eux, etc.

    Peinture: Max à la poule, d'Albert Anker

  • Tchekhov, notre ami pour la vie

     
     
    Anton Tchekhov croqué par Frassetto.
    © Frassetto pour Le Temps
     

    Le nom de Tchekhov, tout auréolé de douce lumière grise cernée de noir, m’évoque moins la figure dominante d’un mentor que celle d’un frère humain que j’ose dire mon ami et qui m’est resté, à travers les années, aussi présent que mes plus proches, et cet ami est aussi le vôtre.

    C’est ainsi par l’émotion que je me suis attaché autant à l’œuvre qu’à la personne d’Anton Pavlovitch, et d’abord sous le signe d’une espèce de constellation affective et poétique née dans la grisaille d’une bibliothèque me rappelant aujourd’hui la poussière «orientale» de Taganrog, «ville sourde» où la fleur de ses jeunes années fut entachée par la brutalité de son père et la pauvreté.

     

    Je me revois ainsi dans le dédale fleurant l’odeur de papier sec et de colle blanche de cette bibliothèque lausannoise dite des Quartiers de l’Est, aux soins vigilants de dames en tablier gris dont l’une – la plus jeune, aux nattes relevées en couronne blonde, semblant elle-même un peu Russe avec ses beaux yeux vaguement tristes et ses pommettes saillantes – me dit un jour, comme en confidence, que je devrais lire La dame au petit chien

     

    Or je ne suis guère touché, à 16 ans, par la rencontre des deux amoureux sur le tard qu’évoque la nouvelle en question, mais l’atmosphère de celle-ci, la douceur lancinante des sentiments qu’elle module, le mélange de tristesse et de tendresse, de sensualité et de liberté, les odeurs et les saveurs brutes que j’y découvre me touchent au tréfonds, après quoi je lis L’envie de dormir et Volodia, je lis Le violon de Rothschild et j’entre alors, réellement, dans cet univers dur et pur de Tchekhov et, plus tard, dans la complicité des auteurs dits tchékhoviens pour la même attention extrême qu’ils portent à la vie ordinaire et aux gens, de Georges Haldas à Alice Rivaz et Jean Vuilleumier, de Raymond Carver à Alice Munro et Kathleen Mansfield ou à Cristina Campo, laquelle parle de notre ami Tchekhov comme personne: «Si une incomparable sympathie humaine s’exprime chez Tchekhov, écrit-elle dans Les impardonnables, son apparition n’est jamais aussi avenante et consolatrice que dans la sympathie du médecin: c’est-à-dire de celui qui laisse converger en lui des souffrances innombrables mais sans paroles superflues et «tout en sifflotant parfois d’un air distrait»; et l’on se rappelle alors que la première gloire populaire de Tchekhov tient à ses petits récits comiques, écrits «tout en sifflotant» non sans relancer la farce gogolienne de la dèche russe, et cela d’abord pour nourrir les siens à raison de cinq kopecks la ligne…»

    ***

    L’année de mes 20 ans, il fait en montagne un soleil éclatant, nous sommes là-haut de jeunes troufions à l’exercice, les 18 poches de ma tenue d’assaut contiennent deux ou trois exemplaires d’œuvres de mon ami Tchekhov, et là je raconte les récits d’Anton Pavlovitch à mon ami Hans le muletier alémanique, qui en comprend tout illico comme le peuple russe a tout de suite pigé et aimé Tchekhov.

    Je lui raconte l’histoire de la petite servante de 12 ans malmenée par ses maîtres, étouffant le nourrisson braillard qui l’empêche de dormir; je lui raconte le suicide du jeune Volodia humilié par sa mère volage et la femme qu’il désire secrètement; je lui raconte Rothschild le «youpin», auquel Iakov le rustre avare lègue son violon pour expier ses fautes avant de rendre l’âme; je lui raconte la vie tragique et drôle de la Russie et de la cité terrestre et il m’écoute, parfois les larmes aux yeux, entre deux éclats de rire.

     

    Puis je lui raconte la vie de Tchekhov. Le soutien de famille qui pallie dès ses 19 ans la faillite du père bigot et pas moins ivrogne que ses fils aînés; le courage insensé du jeune médecin déjà tuberculeux qui, pour témoigner contre l’injustice, se rend aux îles Sakhaline où il établit un rapport accablant sur les conditions de vie des déportés et de leurs familles; je raconte à mon moujik suisse les initiatives sociales du Russkoff qui minimise sa propre maladie et fait bâtir des écoles et un sanatorium pendant que les idéologues de tous bords palabrent dans le vide.

    ***

    Un an plus tard, ce sera Mai 68, et je me croirai quelque temps progressiste, mais l’esprit de Tchekhov, rétif aux illusions collectives et à la langue de bois, contribuera pour beaucoup à mon propre écart. Ange gardien ou mentor? Peu importe, mais les Conseils à un écrivain tirés de ses milliers de lettres m’auront bel et bien été un viatique jusqu’à maintenant.

    Quant à l’image d’un Tchekhov poète de l’évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du XIXe siècle, qui continue parfois de se perpétuer à travers le cliché du «doux rêveur», elle vole en éclats dès qu’on prend la mesure de son extraordinaire vitalité, de son humour et de sa compassion sur fond de fresque tragicomique, de son art qui ne ment jamais.

     

    «Comme tout esprit libre, écrit encore Cristina Campo, Tchekhov a les yeux grands ouverts, des yeux héroïquement attentifs. C’est cette présence totale – sans évasion et sans repos – qui donne à l’immense narration tchékhovienne son unité de représentation, voire de mystère, à travers d’innombrables péripéties.»

    Vladimir Volkoff, qui me disait un jour qu’un grand écrivain se reconnaît à ses portraits de femmes, voyait en Tchekhov un «maître de second rang». Hélas, le romancier Volkoff n’a jamais été fichu de camper un seul personnage féminin crédible, alors que le monde de Tchekhov est irradié par la présence des femmes, leur lumière et leurs souffrances. Et les enfants, et les douleurs, les bonheurs de tous – jusqu’aux chiens Quinine et Bromure…

    Enfin, les doctrinaires chrétiens, entre autres belles âmes, n’auront vu en lui qu’un positiviste froid ou un mécréant, mais il suffit de lire la nouvelle intitulée L’étudiant – d’ailleurs la préférée d’Anton Pavlovitch – pour voir où souffle l’esprit évangélique marqué au sceau du sacré, omniprésent dans son œuvre, de notre ami pour la vie…

     

    Profil

    Jean-Louis Kuffer

    Critique littéraire, journaliste, écrivain et essayiste, Jean-Louis Kuffer a travaillé pour différents titres de la presse romande et fut responsable durant de nombreuses années des pages Livres de «24 heures». Il a obtenu en 2007 le Prix de littérature de l’État de Vaud. On peut notamment le lire régulièrement sur son blog «Les carnets de JLK». 

    Jean-Louis Kuffer: «Et déjà j’étais parti sur ce tapis volant qu’est le livre»

    1947: Naissance à Lausanne

    1983: «Le pain de coucou» (L'Age d'Homme)

    1999:«Le sablier des étoiles» (Bernard Campiche)

    2006: «Les bonnes dame» (Bernard Campiche)

    2011: «L'enfant prodigue» (D'autre part)

    2012: «La fée valse» (L'Aire)

    2014: «L'échappée libre» (L'Age d'Homme)

    2018: «Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018» (Pierre Guillaume de Roux)

     

    (Cette page a paru dans l'édition du 23 mars 2019 du journal Le Temps).

  • Apprendre à parler à une pierre

     

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    Les étoiles, le soir,
    quand nous étions couchés
    sur la molle litière des prés verts et noirs,
    les étoiles filaient en éclairs
    dans les allées du temps passé
    tout à leur lente course;
    mais nos mémoires d’enfants
    perdraient bientôt le goût des sources.

    Un arbre là-haut dessiné,
    pour la première fois
    semblait nous murmurer:
    ce que tu vois te regarde...

    Seul lui et vous, rameaux:
    seuls dans le silence nombreux
    des grillons crépitant comme des diamants en feu,
    et devant la pierre, à genoux,
    tu priais qu’elle t’entende
    en attendant qu’elle te parle.