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  • Tchekhov, notre ami pour la vie

     
     
    Anton Tchekhov croqué par Frassetto.
    © Frassetto pour Le Temps
     

    Le nom de Tchekhov, tout auréolé de douce lumière grise cernée de noir, m’évoque moins la figure dominante d’un mentor que celle d’un frère humain que j’ose dire mon ami et qui m’est resté, à travers les années, aussi présent que mes plus proches, et cet ami est aussi le vôtre.

    C’est ainsi par l’émotion que je me suis attaché autant à l’œuvre qu’à la personne d’Anton Pavlovitch, et d’abord sous le signe d’une espèce de constellation affective et poétique née dans la grisaille d’une bibliothèque me rappelant aujourd’hui la poussière «orientale» de Taganrog, «ville sourde» où la fleur de ses jeunes années fut entachée par la brutalité de son père et la pauvreté.

     

    Je me revois ainsi dans le dédale fleurant l’odeur de papier sec et de colle blanche de cette bibliothèque lausannoise dite des Quartiers de l’Est, aux soins vigilants de dames en tablier gris dont l’une – la plus jeune, aux nattes relevées en couronne blonde, semblant elle-même un peu Russe avec ses beaux yeux vaguement tristes et ses pommettes saillantes – me dit un jour, comme en confidence, que je devrais lire La dame au petit chien

     

    Or je ne suis guère touché, à 16 ans, par la rencontre des deux amoureux sur le tard qu’évoque la nouvelle en question, mais l’atmosphère de celle-ci, la douceur lancinante des sentiments qu’elle module, le mélange de tristesse et de tendresse, de sensualité et de liberté, les odeurs et les saveurs brutes que j’y découvre me touchent au tréfonds, après quoi je lis L’envie de dormir et Volodia, je lis Le violon de Rothschild et j’entre alors, réellement, dans cet univers dur et pur de Tchekhov et, plus tard, dans la complicité des auteurs dits tchékhoviens pour la même attention extrême qu’ils portent à la vie ordinaire et aux gens, de Georges Haldas à Alice Rivaz et Jean Vuilleumier, de Raymond Carver à Alice Munro et Kathleen Mansfield ou à Cristina Campo, laquelle parle de notre ami Tchekhov comme personne: «Si une incomparable sympathie humaine s’exprime chez Tchekhov, écrit-elle dans Les impardonnables, son apparition n’est jamais aussi avenante et consolatrice que dans la sympathie du médecin: c’est-à-dire de celui qui laisse converger en lui des souffrances innombrables mais sans paroles superflues et «tout en sifflotant parfois d’un air distrait»; et l’on se rappelle alors que la première gloire populaire de Tchekhov tient à ses petits récits comiques, écrits «tout en sifflotant» non sans relancer la farce gogolienne de la dèche russe, et cela d’abord pour nourrir les siens à raison de cinq kopecks la ligne…»

    ***

    L’année de mes 20 ans, il fait en montagne un soleil éclatant, nous sommes là-haut de jeunes troufions à l’exercice, les 18 poches de ma tenue d’assaut contiennent deux ou trois exemplaires d’œuvres de mon ami Tchekhov, et là je raconte les récits d’Anton Pavlovitch à mon ami Hans le muletier alémanique, qui en comprend tout illico comme le peuple russe a tout de suite pigé et aimé Tchekhov.

    Je lui raconte l’histoire de la petite servante de 12 ans malmenée par ses maîtres, étouffant le nourrisson braillard qui l’empêche de dormir; je lui raconte le suicide du jeune Volodia humilié par sa mère volage et la femme qu’il désire secrètement; je lui raconte Rothschild le «youpin», auquel Iakov le rustre avare lègue son violon pour expier ses fautes avant de rendre l’âme; je lui raconte la vie tragique et drôle de la Russie et de la cité terrestre et il m’écoute, parfois les larmes aux yeux, entre deux éclats de rire.

     

    Puis je lui raconte la vie de Tchekhov. Le soutien de famille qui pallie dès ses 19 ans la faillite du père bigot et pas moins ivrogne que ses fils aînés; le courage insensé du jeune médecin déjà tuberculeux qui, pour témoigner contre l’injustice, se rend aux îles Sakhaline où il établit un rapport accablant sur les conditions de vie des déportés et de leurs familles; je raconte à mon moujik suisse les initiatives sociales du Russkoff qui minimise sa propre maladie et fait bâtir des écoles et un sanatorium pendant que les idéologues de tous bords palabrent dans le vide.

    ***

    Un an plus tard, ce sera Mai 68, et je me croirai quelque temps progressiste, mais l’esprit de Tchekhov, rétif aux illusions collectives et à la langue de bois, contribuera pour beaucoup à mon propre écart. Ange gardien ou mentor? Peu importe, mais les Conseils à un écrivain tirés de ses milliers de lettres m’auront bel et bien été un viatique jusqu’à maintenant.

    Quant à l’image d’un Tchekhov poète de l’évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du XIXe siècle, qui continue parfois de se perpétuer à travers le cliché du «doux rêveur», elle vole en éclats dès qu’on prend la mesure de son extraordinaire vitalité, de son humour et de sa compassion sur fond de fresque tragicomique, de son art qui ne ment jamais.

     

    «Comme tout esprit libre, écrit encore Cristina Campo, Tchekhov a les yeux grands ouverts, des yeux héroïquement attentifs. C’est cette présence totale – sans évasion et sans repos – qui donne à l’immense narration tchékhovienne son unité de représentation, voire de mystère, à travers d’innombrables péripéties.»

    Vladimir Volkoff, qui me disait un jour qu’un grand écrivain se reconnaît à ses portraits de femmes, voyait en Tchekhov un «maître de second rang». Hélas, le romancier Volkoff n’a jamais été fichu de camper un seul personnage féminin crédible, alors que le monde de Tchekhov est irradié par la présence des femmes, leur lumière et leurs souffrances. Et les enfants, et les douleurs, les bonheurs de tous – jusqu’aux chiens Quinine et Bromure…

    Enfin, les doctrinaires chrétiens, entre autres belles âmes, n’auront vu en lui qu’un positiviste froid ou un mécréant, mais il suffit de lire la nouvelle intitulée L’étudiant – d’ailleurs la préférée d’Anton Pavlovitch – pour voir où souffle l’esprit évangélique marqué au sceau du sacré, omniprésent dans son œuvre, de notre ami pour la vie…

     

    Profil

    Jean-Louis Kuffer

    Critique littéraire, journaliste, écrivain et essayiste, Jean-Louis Kuffer a travaillé pour différents titres de la presse romande et fut responsable durant de nombreuses années des pages Livres de «24 heures». Il a obtenu en 2007 le Prix de littérature de l’État de Vaud. On peut notamment le lire régulièrement sur son blog «Les carnets de JLK». 

    Jean-Louis Kuffer: «Et déjà j’étais parti sur ce tapis volant qu’est le livre»

    1947: Naissance à Lausanne

    1983: «Le pain de coucou» (L'Age d'Homme)

    1999:«Le sablier des étoiles» (Bernard Campiche)

    2006: «Les bonnes dame» (Bernard Campiche)

    2011: «L'enfant prodigue» (D'autre part)

    2012: «La fée valse» (L'Aire)

    2014: «L'échappée libre» (L'Age d'Homme)

    2018: «Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018» (Pierre Guillaume de Roux)

     

    (Cette page a paru dans l'édition du 23 mars 2019 du journal Le Temps).