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  • Bis repetita

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    (Notes d’hosto XV)

    43. Le petit gars s’est cassé le nez : c’était pour ainsi dire écrit, ça lui pendait au pif à se précipiter comme ça de tous côtés sans crier gare comme une boule de billard, c’est du vif argent ces moitiés d’Irlandais d’à peine vingt-cinq mois au compteur, on a beau lui lancer en bilingue: gaffe Anthony, cool down baby: ça n’a pas manqué hier soir après l’excitation du santa Claus funambule au-dessus de la foule en liesse, va que je te fonce dans ma carrée retrouvée de super-héros déchaîné et paf sur le pif - et je te dis pas ce que ça sonne, quand tu te prends un coin de bois dur en plein museau , c’est comme un coup de marteau et tout de suite ça jaillit de partout,les larmes et la moque et le sang qui te gicle du nez et ce matin aux Urgences ce constat qui sera ton premier titre de gloire : tu te rappelles quand je m’ai cassé nez !

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    44. Il n’y a pas pire que se blesser à la tête: voici ce que je me dis ce soir à la veille de me repointer demain matin à l’hosto pour me faire réparer les coronaires - certes le mal de cœur est sourdement angoissant comme s’il en allait du tréfonds de l’être physique et plus encore , mais le corps reste bien là tandis que sous le coup de boule de la commotion où le coup de matraque ou le coup de sang le vaisseau démâté ne sait plus même son nom et ne se distingue plus du rocher muet ou du clocher décapité...

     

    45. À part ça suffit de « gérer », comme ils disent et le nez cassé d’un marmot ou les rhumatismes articulaires de Lady L, votre fille Number One qui revient cette nuit d’Amérique après quatre ans là-bas avec son Jules , et Number Two qui pouponne ses petits princes avec le sien, ton frère par alliance qui va passer sur le billard en même temps que toi demain matin - tout ça vous allez le « gérer », comme ils disent , vu que les médecins et les médocs sont aussi à la coule que les longs courriers aériens et tout ce qui fait de vous de sacrés vernis en cette cour des miracles et de gueules cassées qu'est le monde...

  • Parquets et moulures, staff & stuc

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    (Chroniques de la Maison bleue, IV)

    Jusque-là je n’avais jamais été réellement épris de parquets ni de parois, moins encore de moulures aux plafonds ni non plus de portes vitrées à motifs floraux incrustés style 1900, faute d’avoir vécu dans ce genre d’apparts tels qu’on en voit dans la peinture de Vilhelm Hammershøi, disons pour être précis : des apparts de rêve.79700725_10221711594485978_5755383874607644672_n.jpg

    Je sais bien que l’expression est dépréciée par les temps qui courent ou la moindre roulure devient une «créature de rêve» dans un décor de papier glacé à palmiers taxé de «paysage de rêve», alors que l’appart de rêve dont je parle - sans aucun apprêt factice du genre dressing ou double vasque en salle d’eau et douche à l’italienne -relève lui-même de la topologie onirique en tant qu’espace clos à enfilades et couloirs ouverts sur des chambres dont chacune semble adonnée à un songe particulier tandis qu’à pied nus comme un enfant l’on glisse sur les admirables parquets pour passer de l’une à l’autre via le toboggan du couloir d’entrée.

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    On n’est pas à Versailles ni à Schœnbrunn mais chaque pièce de notre appart de la Maison bleue a son parquet particulier qui m’évoque le parterre d’un salon de musique ou d’exposition de petit maître italien ou flamand ou peut-être anglais ou du genre des paysages de Corot que dominent des gris tendres sous de célestes bleus poudrés de nuages doux.

    Appart de charme alors de rêveuse bourgeoisie, désuet voire décati ? Rien de tout ça: du quasi neuf centenaire. Solide et ici réadapté aux pratiques ultramodernes de la réfrigération et des lessives autant qu'à l’interconnexion multiple, mais sans bluff et d’ailleurs pas trace d’écran plasma.

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    En revanche force luminaires et bougies de Noël accordées au moment précis: supplément d’âme enfantine autant pour nous que pour nos marmots.

    Quant à la répartition des territoires elle est allée de soi dès la première visite: à Lady L. échoit la double pièce du devant donnant sur la rue et les pins et le lac et le ciel; à moi la carrée attenante à petit balcon à barrière de fer forgé face aux superstructures du marché couvert style Baltard et, ces jours, l’immense roue tournant à journées et soirées faites avec ses grappes de Japonais et de chalands de partout. Cependant mon bureau javanais ne regarde pas dehors ni ne rêve : il se concentre sur toute la hauteur de la blanche paroi pensive.80578807_10221711608046317_3195800124601139200_n.jpg

    Je pense à feu mon ami André Marti le staffeur en considérant les fines moulures des plafonds formant comme des cadres à l’échappée rêveuse, et je me le figure suspendu au travail, probe artisan tout de blanc vêtu, Michelangelo du staff et du stuc, la tête en bas et se promettant clopes et whisky après l’ouvrage.

    Voilà le taf mes frères et révérence à tous les corps de métier : le substrat matériel et territorial du rêve et de la rêverie - telle étant la Maison bleue...

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  • Entre le loup et le papillon

     

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    (Sur les ailes de la mémoire nabokovienne)

    Il fut l'un des plus grands écrivains du XXe siècle. Citoyen du monde, il avait fait de la poésie sa patrie. Diverses publications illustrent les multiples aspects de son génie..

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    Vladimir Nabokov, que les jeux mimétiques des papillons émerveillaient, pensait que «l'art tout entier est illusion, comme d'ailleurs la nature» qu'il taxait d'«excellente tricheuse».

    Illusionniste dès son enfance, il associait l'origine de la poésie à une menterie initiale, qu'il illustrait ainsi dans un entretien de la BBC datant de 1962: «J'ai toujours pensé que la poésie est née lorsqu'un petit garçon des cavernes est revenu en courant à travers l'herbe haute vers la grotte en criant dans sa course: «Un loup, un loup!» alors qu'il n'y avait pas de loup. Ses babouins de parents, chez qui on ne plaisantait pas avec la vérité, lui donnèrent une raclée, sans aucun doute, mais la poésie était née — une mystification était née dans les herbes hautes.»

    Est-ce à dire que l'art de Nabokov se réduise à une mystification? L'auteur de Lolita ne fut-il qu'un brillant manipulateur de chimères se complaisant dans son palais de reflets au mépris de la réalité souffrante? Ne sera-t-il jamais sorti de la tour d'ivoire des littérateurs prônant «l'art pour l'art»? gettyimages-3209315-594x594.jpg

    De telles questions renvoient à une série de malentendus souvent entretenus, avec une malice hautaine, par l'écrivain lui-même qui fuyait, en multipliant les pirouettes, tout ce qui ressemblait à un lieu commun ou à ce fatras de vérités à bon marché dont regorge le discours commun et qu'il qualifiait du terme russe mal traduisible de «pochlost», désignant «une camelote éculée, des clichés vulgaires, le philistinisme dans toutes ses phases, des imitations d'imitations, des «profondeurs» en carton-pâte».

    Position décentrée

    Plus précisément, dans la littérature contemporaine, Nabokov visait «le symbolisme freudien, les mythologies mangées aux mites, le discours social, les messages humanistiques, les allégories politiques, le souci exagéré des classes et des races et les généralisations journalistiques que nous connaissons tous».

    Cette opposition farouche à certain esprit du temps ne se limitait pas, pour autant, à la position réactionnaire d'un esthète coupé de la réalité et de la vie, non plus que d'un cynique insoucieux de la tragédie contemporaine. Bien au contraire, elle procédait d'une expérience existentielle marquée par la cruauté et la bêtise des hommes.

    L'effondrement de la Russie, que son père (grande figure du libéralisme russe, assasiné) s'efforça d'empêcher au plus haut niveau contre l'autocratie bornée et la fureur révolutionnaire, puis l'exil et la pauvreté, ont été autant d'épreuves qui fondent la perception du monde et les opinions de Nabokov, jamais soumis à aucune idéologie ni à quelque parti politique que ce soit.

    Pratiquant un décentrage systématique, jamais il ne sacrifiera non plus aux opinions générales, bonnes selon lui pour «la gazette d'hier». Or cela ne signifie pas pour autant qu'il se désintéresse de la «réalité», dont ses livres constituent une exploration subjective et jubilatoire inépuisable.

    «Vous pouvez vous approcher constamment de la réalité, expliquait-il, mais vous ne serez jamais assez près, car la réalité est une succession infinie d'étapes, de niveaux de perception, de doubles fonds, et par conséquent est inextinguible, inaccessible.»

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    Lorsqu'on lui demandait s'il croyait en Dieu, Vladimir Nabokov que son père avait libéré très tôt de l'obligation de fréquenter l'église (où il s'ennuyait ferme), répondait qu'il en savait plus à ce propos que ce qu'il pouvait exprimer avec des mots, comme si le mystère du monde dépassait les pouvoirs du langage. Dans sa remarquable introduction au premier volume des Œuvres romanesques complètes, Maurice Couturier montre bien, cependant, que ces propos ne sauraient faire conclure (comme s'y emploient depuis peu certains critiques) qu'il y avait du métaphysicien, voire du mystique en puissance chez Nabokov, tout en soulignant le prodigieux pouvoir d'éveil de la sensibilité et de l'intelligence de son œuvre, marquée au sceau du plaisir sensuel et ponctuée d'éclats de rire.

    Errant toute sa vie avec, au cœur, la nostalgie inextinguible d'une enfance enchantée, Nabokov ne s'établit vraiment nulle part que dans son Royaume d'ailleurs recréé par l'écriture, où il régnait au côté de sa chère Véra.

    En conclusion d'un entretien accordé en 1971, Nabokov tint ces propos qui ne sauraient être pris à la légère: «En fait, je crois qu'un jour viendra où quelqu'un me remettra en question et annoncera que, loin d'avoir été un oiseau de feu frivole, je fus un moraliste inflexible qui n'a cessé de distribuer des coups de pied au péché, des taloches à la stupidité, qui s'est gaussé des vulgaires et des cruels — et qui a conféré un pouvoir suprême à la tendresse, au talent et à la fierté.»

    Œuvres romanesques complètes I. Introduction par Maurice Couturier. Bibliothèque de La Pléiade. Gallimard, 1720 pp.

     

    Etincelant Arlequin

    Romancier prodigieusement inventif et mémorialiste admirable (rappelons le merveilleux Autres rivages), Nabokov fut également un poète (un recueil de ses Poèmes et Problèmes d'échecs a paru chez Gallimard) et un maître de la nouvelle, ainsi qu'un critique aux jugements redoutables. Du nouvelliste, nous avions découvert l'art au fil des recueils publiés chez Julliard (notamment Mademoiselle 0, évoquant sa gouvernante vaudoise) ou chez Gallimard (La Vénitienne) ces vingt dernières années.

    A l'occasion du centenaire de Nabokov, son fils Dmitri a réuni, pour la première fois, les nouvelles en un seul volume, soit 67 pièces organisées par ordre chronologique. Simultanément reparaît un autre recueil, initialement publié sous le titre d'Intransigeances, et réintitulé Partis pris, des entretiens donnés par Nabokov à travers les années, dûment corrigés ou arrangés par lui, qui constituent une source passionnante de jugements sur son œuvre et son travail.

    À ces conversations savoureuses s'ajoutent onze «lettres aux rédacteurs» où s'exerce la faconde furibarde (et drolatique) du censeur (contre l'éditeur français de Lolita, Sartre ou ses détracteurs), et cinq articles de lépidoptérologie où Nabokov reste, comme partout, écrivain jusqu'au bout des ailes...

    Vladimir Nabokov: Nouvelles. Edition complète et chronologique. Laffont, Collection Pavillons, 779 pp. Partis Pris. Laffont, collection Pavillons, 300 pp.

     

    Vera la muse

    Les épouses de très grands écrivains ne jouent que rarement un rôle de premier plan, sauf post mortem, en veuves plus ou moins abusives.

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    Avec Véra Nabokov, il en va tout autrement, dont l'amour et la présence, mais aussi le soutien concret voué à celui qu'elle considéra d'emblée comme le plus grand écrivain de sa génération, justifient sans doute la biographie détaillée et instructive que lui a consacrée Stacy Schiff.

    D'innombrables témoins ont dit la complicité tendre des Nabokov, qui semblaient encore deux enfants acoquinés jusque  dans leur grand âge.

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    «Non seulement ils étaient inséparables, écrit la biographe, mais leurs phrases fusionnaient, à l'écrit comme à l'oral.» Cette relation avait débuté au temps des vaches maigres, à Berlin, où Véra Evseïeva Slonim avait trouvé refuge et rencontra Vladimir en 1923.

    D'ascendance juive, elle fuit avec lui l'Allemagne nazie pour la France et les Etats-Unis. Très intelligente et cultivée, Véra Nabokov ne fut en rien l'esclave soumise de son génie d'époux. Sa biographie nous en apprend beaucoup sur les difficultés matérielles rencontrées par lecouple, notamment en Allemagne et aux Etats-Unis, que Véra l'aida à surmonter de manière décisive.images.jpeg

    Supervisant l'héritage de son mari avec une rigueur taxée d'«omnisciente» par son fils. Véra Nabokov (décédée à Vevey en 1991) n'avait rien pour autant du bas-bleu ou du «dragon». La figure que restitue Stacy Schiff est à la fois imposante et nuancée de nabokovienne malice. 

    Stacy Schiff: Véra Nabokov. Grasset, 455 pp.

     

  • Highsmith en eaux profondes

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    Graham Greene la considérait comme « un poète de l’appréhension », et Patricia Highsmith avouait elle-même qu’elle ne s’intéressait guère à la littérature policière. Rencontre (en 1988) à Aurigeno, avec l’auteure de Catastrophes. Patricia Highsmith a passé de nombreuses années en France, en Italie et en Suisse, mais c'est aux States que ses livres nous ramènent à tout coup...

    En dépit de la célébrité que lui ont valu ses romans et ses recueils de nouvelles, notablement amplifiée par les adaptations cinématographiques de ses livre (signées Hitchcock, Clément, Wenders, Miller ou Chabrol, notamment), l’œuvre de Patricia Highsmith demeure relativement mal connue, à tout le moins sujette à malentendu. On croit avoir tout dit, à propos de son auteur, en lui donnant du « maître du suspense », et la présentation de ses livres ne laisse d’accentuer l’impression qu’il s’agit là strictement de littérature policière.

    Or, même s'il n’y a pas de vergogne à cela, le fait est que l’écrivain nous passionne pour d’autres motifs que des intrigues bien filées à cadavres dans le placard. Ainsi, celle que Graham Greene qualifiait de « poète de l’appréhension » est-elle surtout la plus sensible et pénétrante observatrice des situations sociales contemporaines et un témoin conséquent des névroses actuelles. Son regard apparemment impitoyable procède à vrai dire d’une sensibilité exacerbée et d’une profonde tendresse pour tous ceux-là qui subissent le poids du monde en général, et les atteintes de l’humaine vilenie en particulier.

    Highsmith8.JPGAvec Le Journal d’Edith, Patricia Highsmith a brossé un inoubliable portrait de femme esseulée à l’époque de la guerre du Vietnam. Et de même L’Empreinte du faux, que l’on considère volontiers comme son meilleur roman, relève-t-il de la littérature psychologique la plus subtile. En outre, à côté de petites merveilles, comme on en trouve à foison dans les recueils de nouvelles de L’Amateur d’escargots, du Rat de Venise, de L’épouvantail ou du Jardin des disparus, entre autres, Patricia Highsmith a progressivement développé un registre d’observation qui fait d’elle, avec des romans tels Eaux profondes, Ces gens qui frappent à la porte ou encore Une créature de rêve, la portraitiste la plus aiguë de l’Amérique moyenne en sa conformité de fauteuse de déprimes.

    12792114_10208774008454413_2879358504998013929_o.jpgUne visite à Aurigeno

    Patricia Highsmith habite une assez modeste demeure de pierre, au revers ombreux d’une vallée de la Suisse italienne, entre une large rivière aux eaux lustrales et d’austères contreforts montagneux couverts de châtaigniers. Deux chats, une cheminée, un minuscule atelier à écrire donnant sur une bande de ciel limpide au-dessus des monts enneigés ; solitude, silence, simplicité, et pas un soupçon d’esbroufe non plus dans la conversation de l'écrivain.

    - Dans quelles circonstances avez-vous commencé d’écrire ?

    12795057_10208774008814422_7682430191976891537_o.jpg- Vers l’âge de 15 ans, j’ai écrit un long poème, d’un ton très romantique, resté sans suite. Puis, à seize ans, je me suis mis à écrire des nouvelles, assez timidement, pour le journal du collège. C’était le même genre d’histoires que j’écris aujourd’hui. L’une d’elles racontait l’histoire d’un homme qui prend une jeune fille en auto-stop. Rien de méchant n’advenait finalement, mais c’était bel et bien un écrit « à suspense », comme on dit. Certaines de ces nouvelles ont été reprises telles quelles dans L’Amateur d’escargots, comme Les larmes d’amour, évoquant les chamailleries féroces de deux vieilles dames. Je l’ai écrite à dix-sept ans. En ce temps-là, ma famille vivait à Gramercy Park, à New York, et il y avait là de charmantes vieillardes très riches qui m’ont donné cette idée. À dix-neuf ans, j’ai écrit L’héroïne, l’histoire de la jeune gouvernante qui, pour monter son dévouement en assumant le sauvetage des enfants dont elle a la charge, met le feu à la maison de ses employeurs. Mais le journal de l’université n’en a pas voulu, la jugeant trop violente.

    - Vos parents voyaient-ils votre vocation littéraire d’un bon œil ?

    - Pas spécialement. Mais comme ils étaient eux-mêmes très indépendants (ma mère était dessinatrice de mode), ils me laissaient faire ce que je voulais de mes loisirs.

    - Avez-vous eu des maîtres à écrire, ou y a-t-il eu des écrivains qui vous aient influencée d’une manière ou de l’autre ?

    - Je n’ai été l’héritière de personne, ni n’ai singé quiconque. Dans mes lectures de jeunesse, j’ai beaucoup aimé Dickens et Dostoïevski, ainsi que Henry James, mais plus pour leur façon de penser que pour leur style.

    Highsmith17.jpg- Comment L’Inconnu du Nord-Express, votre premier livre, a-t-il été accueilli ?

    - J’ai eu de la chance. En premier lieu, je n’ai pas eu de peine à trouver un éditeur. Et puis, après qu’une note l’eut signalé dans le New Yorker, Alfred Hitchcock en a aussitôt acquis les droits, pour en tirer son film en 1951, deux ans après la sortie du livre.

    - Êtes-vous satisfaite des adaptations de vos livres au cinéma ?

    - Il y en a d’excellentes, comme les deux films qui ont été réalisés récemment par la télévision allemande, d’après Le cri du hibou et Eaux profondes. Et puis il y en a d’autres qui m’ont décue, comme l’adaptation du même Eaux profondes par Michel Deville, dont je n’ai pas compris la fin. Depuis lors, j’exige de voir le synopsis. Ce que j’avais demandé pour Le cri du hibou de Chabrol, dont j’ai reçu le script un peu tard…Bref, à l’heure qu’il est, j’ai six propositions concernant Une créature de rêve, mais aucune ne me paraît convenir.

    - En règle générale, pensez-vous que la critique vous rende justice ?

    - Je viens d’avoir la très heureuse surprise, dans la livraison de janvier 1988 du New Yorker, de lire une présentation de mon œuvre, signée Terrence Rafferty, qui s’étend sur trois pleines pages. C’est bien la première fois en quarante ans. Parce qu’il faut dire que je subis le contrecoup de cette manie, particulièrement marquée aux Etats-Unis, de tout classer et étiqueter. En ce qui me concerne, je n’ai jamais décidé d’écrire des histoires « criminelles ». Je ne choisis pas mes sujets en fonction d’un goût quelconque du public, et je ne me suis jamais intéressée non plus à la littérature policière du genre de celle d’Agatha Christie. Simplement, j’écris ce que je ressens, qui détermine mon besoin de l'exprimer. D’ailleurs, vous aurez remarqué que des livres tels que Le Journal d’Edith, L’empreinte du faux ou Une créature de rêve n’ont rien à voir avec le genre policier.

    Highsmith25.JPG- À propos du Journal d’Edith, justement : quel en a été le point de départ ? Aviez-vous une idée claire de ce que vous alliez y dire au moment de l’entreprendre ?

    - Oui, j’ai besoin de savoir où je vais, même si je m’écarte évidemment de tel ou tel plan initial. En ce qui concerne Le Journal d’Edith, il y avait en outre la nécessité de se documenter sur les aspects politiques de l’époque. Quant aux thèmes que j’entendais aborder, il y en avait trois : le traumatisme représenté par la guerre au Vietnam ; la dérive de Cliffie, le fils d’Edith, qui incarne d’abord tous les espoirs de celle-ci, et finit par dérailler comme tant d’adolescents fuyant dans l’alcool, la drogue ou les positions extrémistes ; enfin la situation d’Edith elle-même, trompée et exploitée comme l’ont été tant de femmes en dépit des beaux discours sur la libération qui se tenaient alors dans les milieux les plus « éclairés ».

    Highsmith4.JPG- Vous paraissez vivre loin de tout, et cependant vous abordez, et dans les nouvelles de Catastrophes plus que jamais, des thèmes très actuels. Vous restez donc attentive à ce qui se passe dans le monde…

    - Il est vrai que je ne fréquente guère les endroits où il faut se faire voir, à commencer par le milieu littéraire où je n’ai que quelques amis éditeurs. En fait, je préfère la fréquentation des peintres à celle des écrivains. Cela dit, je me tiens au courant de l’actualité, par les journaux et la radio, mais je n’ai pas de télévision chez moi, faute de temps et crainte aussi de voir du sang. Actuellement, je suis écoeurée par ce qui se passe dans les territoires occupés. Plus précisément j’ai honte de voir mon pays, les Etats-Unis, consacrer tant d’argent à la politique de génocide d’Israël. Quant aux nouvelles de Catastrophes, il est évident que certaines d’entre elles ont également exigé une documentation précise. J’ai donc préparé des dossiers avec des coupures de presse dont je me suis amplement servie. Ainsi en va-t-il de l’histoire où il est question du scandale de l’élimination des déchets nucléaires, ou de celle qui évoque la gabegie régnant dans certains pays africains.

    - Qu’aimeriez-vous apporter à votre lecteur ?

    - J’espère lui donner un certain plaisir, et peut-être une nouvelle façon de voir les choses, qui sait ? Peut-être même un soutien, un bonheur ici et là, ce qui n’est pas négligeable, je crois, par rapport à la vie si pesante parfois.

    - Et de votre côté, qu’attendez-vous de votre lecteur ?

    - Je ne crois pas être en droit d’exiger de lui quoi que ce soit. Si je ne suis pas capable de le captiver, c’est de ma faute. J’espère cependant que mes lecteurs ne sautent pas de paragraphe…

    - Pensez-vous que la littérature puisse être engagée ?

    - Il le faudrait, mais j’insiste sur ce conditionnel. Peut-être un Albert Camus y est-il parvenu ? Mais quant à moi, je ne m’en soucie guère. À vrai dire je suis sceptique à cet égard. Disons que cela devrait pouvoir se faire, le plus efficacement, par la satire…

    - Quelles sont les qualités humaines que vous préférez ?

    - La patience et l’honnêteté.

    - À lire beaucoup de vos histoires, l’on pourrait s’imaginer que vous êtes cruelle et pessimiste. Qu’est-ce à dire ?

    - Je ne crois pas être cruelle. J’essaie plutôt de n’être pas trop sentimentale. Je pense que je suis partagée entre le pessimisme et certain espoir. Mais savoir ce qui prédomine…

    - Si l’on vous offrait de vous réincarner sous une forme animale, laquelle choisiriez-vous ?

    - J’aimerais être un éléphant, dans son milieu naturel. Ou bien un petit poisson dans un récif de corail. Mais je préfère, à tout prendre, l’idée de l’éléphant, à cause de son intelligence et de sa longue vie…

    - Si un enfant vous demandait de décrire Dieu, que lui diriez-vous ?

    - Je lui dirais que c’est un nom qui signifie beaucoup de choses. Je lui dirais que Dieu a été inventé par l’homme primitif qui cherchait à surmonter sa peur des éléments, parce que c’est ce que je crois. Je lui dirais aussi que chacun devrait être respectueux de tous les dieux que tous les peuples ont inventés et vénérés. Je lui dirais également que n’importe quel dieu peut devenir le réceptacle du « bien » et de la vertu ou de la morale au sens courant, mais est-ce qu’un enfant comprendrait de telles notions ? Enfin je pense que j’essayerais de lui expliquer que, tout au moins idéalement, un aspect important de l’idée de Dieu, exprimé par la Bible, se résume en le respect de son semblable.


    L’exorcisme du pire

    À propos de Catastrophes.

    Ce sont d’affreuses histoires qu’on lit avec une étrange délectation. Est-ce morbidité de notre part ou défoulement en douceur de quelque cruauté sadique ? Ce qui est sûr, c’est que la volupté du cauchemar s’empare du lecteur…

    Comme dans les nouvelles non moins cruellement admirables d’un Paul Bowles, c’est toujours le pire qui arrive dans ces Catastrophes,dont le titre original précise qu’elles sont tantôt « naturelles » et tantôt « non naturelles ». La nature est certes très présente dans les dix récits du recueil, mais il va de soi que l’auteur ne va pas se contenter de nous ressortir les bon vieux typhons, séismes et autres calamités naturelles de sa boîte à malice. Ce n’est pas l’horreur brute ou l’arbitraire dévastateur qui l’intéresse, mais bien plutôt les ravages de l’ancestrale arrogance humaine.

    Des médecins autrichiens se livrent, sur des cancéreux, à des expérienvces aboutissant à la prolifération d’excroissances monstrueuses, qui ressurgissent de terre après l’ensevelissement des cadavres. Une baleine magnifique se transforme en torpille vivante après s’être empêtrée dans un champ de mines. À Manhattan, un building flamboyant, véritable symbole de l’hygiène absolue est envahi par des cafards géants. Ou bien c’est une apocalypse nucléaire provoquée par un caprice de la femme du président des Etats-Unis...

    Il y a quelque chose du conte « panique » dans ces histoires où l’on tremble en effet comme chez les frères Grimm ou chez Perrault, avec un mélange d’effroi et de fascination. De surcroît, la satire y atteint des sommets, moins marqués jusque-là chez Patricia Highsmith.

    Cependant, au-delà de la charge corrosive à connotations politiques, la nouvelliste fait passer une émotion plus profonde, qui relève d’une protestation de moraliste. Jamais, pour autant, elle ne donne dans le genre édifiant. Pas vraiment son genre : tout dans l’ « understatement ». Et cependant elle en dit, des choses, Patricia Highsmith, sur notre sacrée espèce et notre drôle d’époque, de sa position décentrée qu’on pourrait dire « du côté de la vie »…

    Patricia Highsmith. Catastrophes. Nouvelles traduites par Jacqueline Robert et Annie Saumont. Calmann-Lévy, 1988.

    (Cet entretien avec Patricia Highsmith a été réalisé le 19 février 1988 à Aurigeno, en Suisse italienne. L’ensemble de la présentation a paru dans le Magazine littéraire, en septembre 1988).

    Indispensable:

    En 1994 a paru, sous le titre général de Dernières nouvelles du crime, un volume de la collection Bouquins, chez Robert Laffont, rassemblant huit recueils de nouvelles de Patricia Highsmith, préfacé par Gabrielle Rolin. Y figurent L'Amateur d'escargots, Le rat de Venise, Toutes à tuer, L'épouvantail, La proie du chat, Le jardin des disparus, Les sirènes du golf et Catastrophes.

    Ce recueil fait suite à la publication, à la même enseigne, d'une premier volume consacré aux romans de Patricia Highsmith, à savoir: L'inconnu du Nord-Express, Monsieur Ripley (Plein soleil au cinéma), Ripley et les ombres, Ripley s'amuse (L'ami américain au cinéma) et Sur les pas de Ripley.

    Un film documentaire intéressant a été consacré à Patricia Highsmith par Philippe Kohly. Info pour commande: www.dvdpoche.com.

    Patricia Highsmith, née le 19 janvier 1921 au Texas, est décédée le 2 février 1995 à Locarno.

  • Double vie et plus encore...

     

    (Chroniques de la Maison bleue, III)

    Paul Léautaud, dont le Journal littéraire compte plus de vingt forts volumes, disait que rédiger celui-ci lui avait fait vivre en somme deux vies, et la plus « vivante », en tout cas à nos yeux de lecteurs, est évidemment celle qui nous reste sur le papier, épurée par l’écriture, reconstruite malgré son parfait naturel, sûrement plus drôle que la «vraie vie» de l’employé du Mercure de France ou du vieux misanthrope de Fontenay-aux-roses puant la pisse de chat ou de chien.

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    Journal « littéraire» est d’ailleurs un titre un peu trompeur, dans la mesure où Léautaud y parle des multiples aspects de sa vie quotidienne où ses bêtes chéries ont autant sinon plus d’importance que les gens de lettres qu’il rencontre tous les jours - mais on pourrait aussi estimer que l’adjectif «littéraire» s’applique à la qualité de transposition et au style de l’ouvrage.

    J’ai pris connaissance, l’autre jour, d’une statistique selon laquelle plus de 3 millions de Français s’adonneraient aujourd’hui à la pratique du journal intime. Or il y a sans doute, entre celle-ci et les «journaux» d’un Léautaud ou d’un André Gide, d’un Charles du Bos ou d’un Julien Green, autant d'écart et de différence qualitative qu’entre un photomaton ou un selfie et un autoportrait d’artiste. Je le dis sans mépris et, bien entendu, cet aspect qualitatif n’entame en rien le sentiment éprouvé par tout un chacun de vivre deux vies en se confiant à son «cher journal »...

    Ce dédoublement peut, dans certains cas, revêtir un aspect quasi pathologique, comme chez un Amiel dont l’immense Journal intime, d’une tenue littéraire exceptionnelle, valait moins aux yeux de son auteur - qui souhaitait qu’on le détruisît après sa mort - que ses poèmes des plus conventionnels et autres écrits voués à l’oubli.

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    Un autre cas est plus saisissant, et c’est celui du Journal d’Edith, l’un des plus beaux romans de Patricia Highsmith qui s’attache aux désarrois d’une jeune femme, à l’époque de la guerre au Vietnam, dont la vive sensibilité est doublement écorchée par l’arrogance intellectuelle de son mari et de ses amis «progressistes», d’une part, et par la déception plus profonde que lui inspire son jeune fils tombé sous l’influence de sinistres néo-nazis. Or rédigeant son journal, Edith en vient peu à peu à «corriger» la réalité en s’inventant un compagnon et un rejeton moins nuls - une double vie sur le papier qui a valeur, même illusoire, de consolation...

    Quant à moi, tenant des carnets depuis plus de cinquante ans, lesquels ont évolué, avec les années, d’un certain magma sentimental à une forme plus «extime» et plus construite, plus consciente et plus libre aussi , où le tout-venant de la vie se trouve constamment revivifié par le souci de composition et de réflexion, allié à l’exigence de style autant qu'aux mouvements imprévisibles de l'imagination voire du délire, j’en viens à constater qu’aux deux vies selon Paul Léautaud s’en ajoutent bien d’autres dans la mesure où tout ce qu’on note tous les jours relève d’un choix momentané qui pourrait se démultiplier à tout coup en dix, vingt, cent autres vies...

  • Le coeur prend un coup et la vie continue

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    (Extrait de notes d’hosto prises à l’unité Fleurs du nouvel établissement hospitalier de Chablais-La Riviera, sous l’écran en mode veilleuse marqué Fréquence Banane, trois jours après l’infarctus…)

    1. Réveillé cette nuit à deux heures du matin par la sensation de froid et la surprise de me retrouver trempé de la tête aux pieds dans mes draps également ensués et puant la transpiration avec de vagues relents de pisse, le besoin de prendre ces notes pour rendre compte de l’expérience en cours m'est venu tout naturellement après que la veilleuse de nuit m’a apporté une nouvelle chemise et en attendant qu’on me change ces putains de draps mouillés ; ensuite j’ai un peu dormi, fait un drôle de rêve où ma bonne amie me faisait certaine proposition réjouissante, et tout à l’heure j’ai ri tout seul (mon voisin de chambre dormant derrière notre paravent protecteur d’intimité, la bouche ouverte et râlant parfois) en déchiffrant l’inscription, sur fond de rectangle lumineux , affichée sur l’écran bleuté de ma télé : Fréquence Banane. Il est à l’instant sept heures du matin, ce samedi 7 novembre 2019…

    2. L’architecture très lumineuse constituant l’immense damier-dédale du nouvel hôpital régional de Chablais-Riviera donne l’impression très singulière et très rare que tout y est conçu pour la circulation fluide des soignants, beaucoup de portes de chambres restant ouvertes et beaucoup de patients capables de le faire déambulant d’une unité à l’autre, de Fleurs à Horizon ou de Lac à Jardin. Moi qui ai détesté le concept d’Open Space de certaines rédactions, je me suis tout de suite senti chez moi dans ces beaux espaces très ouverts et protégeant l’intimité de chacun, où les soignants semblent parfois glisser ou patiner alors qu’ils s’activent diligemment; et quand j’écris soignants c’est très majoritairement de soignantes de tous les grades et nationalités qu’il s’agit .

    3. Que serait un hôpital aussi gigantesque sans les soignantes et les soignants ? Rien. Bien entendu les médecins sont eux aussi méritants et parfois plus en haute technicité, mais ils sont «visibles» à tout coup, même absents, tandis que les soignants restent souvent inaperçus. Évoquant l’autre nuit, avec un infirmier originaire de Biasca, la dimension restée très humaine, voire parfois complice ou même affectueuse du rapport liant ici patients et soignants, il n’a pas hésité à me lancer avec une sorte de fierté moqueuse : «Grâce à nous !», et de me parler de l’envers du décor bureaucratique de l’entreprise où des fonctionnaires comptant leur heures y vont de leurs directives managériales implacables. Ce Flavio tessinois s’est gardé de me dire, sans me connaître, qu’il estimait le travail des soignants sous-payés, mais mon opinion est faite depuis des années et, au vif agacement de mes confrères, j’ai toujours affirmé que les journalistes étaient beaucoup trop payés et les soignants pas du tout assez.

    4. Après une semaine d’hosto ou je suis entré en urgence, voituré par ma bonne amie, j’ai retrouvé grâce aux soignantes (Marine de Liège, Carole du Gers, Maria de Porto, et les Flavio, José, Pierre-Marie que je n’oublie pas, entre tant d’autres) cette espèce d’intimité «ouverte» et nullement collante ou indiscrète de la vraie relation humaine.

    5. Durant mon premier transfert en ambulance, d’un hosto tout neuf mais pas encore appareillé en matière de coronarographie, à l’autre où je devais subir une angioplastie, trimballé couché à travers les coteaux enchanteurs de Lavaux classés au Patrimoine de l'Humanité, j’ai appris, par l’ambulancière quinqua sympa qui m’accompagnait, que, vingt-cinq ans plus tôt, ses journées de jeune mère (deux enfants) s’étaient partagées entre ceux-ci et les accidentés de la route: «C’est sûr que c’était des fois dur dur, mais on s’y fait, et quand on a la vocation, ma foi on n’a pas le choix»...

    6. Mon amie H., enceinte de L. avant d’avoir fini sa médecine, me disait qu’elle avait appris à se «dédoubler plus ou moins», comme elle disait, en disséquant les enfants morts-nés à l’institut d’anatomie pathologique, et je me souviens que l’activité en question était appelée le «décadage», et qu’elle avait donc droit au titre de «décadeuse»...

    7. La nuit précédant notre course à l’arête des Papillons, en juillet 1985, sous la tente de bivouac que nous avions dressée au Plan de l’Aiguille, R. m’a parlé de ses expériences de chef de clinique au service de chirurgie dirigé par le professeur Saegesser, et notamment du paradoxe qui faisait que les suicides étaient rares chez les patients les plus mal barrés, alors que l’un d’eux, auquel il venait d’annoncer qu’il allait s'en tirer, s’était jeté par la fenêtre du huitième la nuit suivante - et R. s’est tué un mois après dans les séracs du Mont Dolent bien nommé, fracassant du même coup la vie d'H., de L. et de M. la petite dernière...

    8. L’avant-dernière fois que j’ai entendu des cris de femme signalant tout à coup ce qu’on dit vulgairement un pétage de plombs, ç’était il y a un mois dans le métro de Paris; de la rame bloquée par l’alarme on ne voyait de loin qu’une gesticulante jeune femme entourée de mecs et d’une foule croissante de curieux, nous ne savions pas ce qui s’était passé mais les cris disaient bien que ce n’était pas rien, dont l’éclat dramatique lancinant s’accordait en somme avec le décor du métro, tout autre évidemment que celui d’un box d’urgences ou tout soudain éclate, comme l’autre jour, dans la salle de cathétérisme où je venais de suivre en «live», sur petit écran, la pose de deux stents dans mes artères coronaires, ces vocifération frisant la démence assez inattendues dans la rumeur plutôt feutrée d’un hôpital...

    9. Il est cependant un type de chuchotements presque aussi redoutables que des cris, et ce sont ceux de la visiteuse intarissable essentiellement intéressée par le récit de ses propres maux dont l’inventaire ne s’arrêtera même pas à l’épisode le plus marquant de la saga («alors là, Jean-Paul, ils m’ont tout enlevé »...), mais rebondit à n’en plus finir, («et là, Jean-Paul, je lui dis que non, à Suzanne, et tu sais ce qu’elle me répond à propos de la cure de phosphate ? Tu vas pas le croire, mais moi je lâche pas le morceau, enfin tu me connais »), et vous vous réfugiez sous votre casque mais même avec les coups de feu du film noir dans lequel vous vous êtes replié ça jacasse encore en coulisses («et tu sais, Jean-Paul, comme elle est, la Janine, depuis qu’elle s’est fait refaire les seins »), etc.

    10. Les nuits en prison, je ne les connais encore que par la télé, mais a l’hôpital ça a un son particulier, un silence jamais absolu, surtout dans un établissement comme celui-ci ou tout communique à l’horizontale et en dédale à multiples échos proches ou lointains, et ça chuchote donc un peu partout et tout le temps; mais hier soir là-bas, très loin (le bâtiment fait à peu près 400 mètres de longueur) ça été de la folie avec une querelle qui s’est prolongée vers minuit entre deux voix de vraies furies juste atténuées par la distance, et tout à coup plus rien - dans une prison ça se serait soldé par du sang sur le carreau, mais à l’hôpital les cris sont assez vite étouffés à ce qu'il semble - avec des oreillers ?

    11. Nous avons bien ri, avec le sémillant Docteur M., qui m’appelait son plus joyeux cancéreux après les premières des 55 séances de tir à l’accélérateur linéaire qu’il m’avait prescrites, à la fin desquelles il m’ordonna, malgré notre vive sympathie réciproque, de ne plus jamais me pointer en son pavillon de radiologie oncologique. Ce garçon qui aurait pu être mon fils m’appelait jeune homme, bon point, et ne prenait pas à la légère mes conseils liés à sa santé physique et surtout spirituelle: ne pas s’exténuer à la tâche mais beaucoup lire, enfin prendre le plus grand soin de ses enfants - ce qui allait de soi pour ce véritable humaniste lecteur de Montaigne et de Tintin .

    12. Le soir de mon admission au service des urgences de l’hôpital où je survis depuis une semaine, j’annonçai sur Facebook que, pressenti pour un rôle de défunt regretté dans la relance de la série Six feet under, j’avais finalement décliné l’offre en dépit d’un cachet à six chiffres; et le lendemain je répondis avec plus encore de détermination, au médecin me demandant si, en cas d’arrêt cardiaque , j’autorisais l’utilisation de tous les moyens pour me ramener à la vie, que non seulement j’autorisais mais que j’ordonnais, au risque d'être achevé pour la bonne cause...

    13. Mais le plus farce est de ce matin, lorsque la très belle, et douce, et futée Docteure G., m’ayant demandé l’origine de la longue cicatrice verticale marquant mon noble thorax - hernie hiatale signée au scalpel du Dr Meyer, en 1988 -, je lui expliquai sans ciller que c’était là un souvenir du temps où j’étais mule du cartel de Don Epifanio, dont les hommes m’avaient ouvert le ventre au couteau pour récupérer les 22 doses de coke de mon dernier transport - et la belle Docteure, d'abord médusée, d'éclater ensuite d'un de ces rires cristallins non dénués d’érotisme qui aident à se sentir bien du côté de la vie...

    Dessin: Matthias Rihs ©Rihs/Bon Pour La Tête.

    (Cette chronique a paru sur le média indocile Bon Pour La Tête)

  • Au niveau du chien

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    (Chroniques de la Maison bleue, II)

    Dans quelle mesure votre animal de compagnie participe-t-il à vos tribulations psychiques ou physiques, et d’abord quel animal, et dans son espèce quel sujet particulier ?

    Votre rat ou votre furet ont-ils le même ressenti que votre chat ou votre chien lorsque vous souffrez de mal d’amour ou de migraine atroce ?

    Faute d’éléments comparatifs en ce qui concerne d’autres espèces animales que le chat et le chien, dont j’ai observé les réactions durant plusieurs décennies (étant «à chats» jusque passé la trentaine et «à chiens» depuis bientôt quarante ans), je me garderai de me prononcer sur les potentialités compassionnelles de la mangouste ou du cheval.

    Pacha.JPGDonc le chat devant nos douleurs: peu ou pas de réaction à ma connaissance, mais je n’ai jamais saigné ni pleuré devant mes chats; en revanche j’ai compati aux larmes lorsque mon petit Noiraud m’est revenu gémissant après trois jours d’absence, les extrémités des quatre pattes sectionnées par une faucheuse dans le champ voisin. Et ses yeux exorbités d’incompréhension ! Et ma triste, triste tâche de le conduire à ceux qui le délivreraient de son martyre...

    Quant au chien c’est autre chose, tout comme, sûrement la chimpanzée.

    Moi qui ne regarde jamais la télé, j’aurai tout de même suivi d’un bout à l’autre, l’autre jour à l’hosto, ce reportage sur une soeur humaine vouée aux soins des chimpanzés, débarquant deux ans après la remise en liberté d’un petit groupe de cette espèce, quelque part au bord du fleuve Congo, ou de sa seule voix, sous la canopée, elle fit soudain choir ses protégés de hautes branches et lui sauter au cou de visible reconnaissance ! Après deux ans de séparation ! Merveille !

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    Or revenant a casa après deux semaines de l’hôpital,il y a de ça quelques jours, j’aurai observé le même sursaut de mémoire affectueuse chez notre fox Snoopy qui non seulement a fait fête à mon retour mais n’a cessé depuis lors de me suivre partout et de veiller, immobile et aux aguets, quand je fermais une porte entre nous, de me surveiller sans discontinuer, prenant Lady L. à témoin au moindre soupir de ma part, et surtout cessant de quémander comme auparavant, ne me tournant plus autour au seul titre de sempiternel distributeur de biscuits mais prenant sur lui, attentif au point de me considérer enfin comme un possible meilleur ami du chien...

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    Mais eussé-je pu en attendre autant de notre meilleur ami de l'homme précédant Snoopy, en la personne du scottish de haut lignage Iwan Of the Highlands, que nous aurons rebaptisé Filou ? Nullement. Car Filou, plus indépendant que Snoopy, plus fier aussi, un peu snob sur les bords, n'était pas du genre à s'attendrir ni à s'inquiéter de notre sort, ainsi que nous l'observâmes maintes fois à travers les années, jusque devant nos enfants malades. Mais qui lui jetterait la pierre ? Qui ne voit que cette attitude de chat, chez un chien, n'est en somme qu'un trait humain - trop humain ?