UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Les échangistes

    Périnée8.jpg

    On s’était pointés suite à la petite annonce en bas de l'immeuble et le couple avait l’air clean, mais ce qui a suivi ne s’est pas limité à ce que vous imaginez : avec les Duflan il a aussi été question de déco et désormais ça fusionne entre nous à tous les niveaux.

    Gilda et moi nous nous entendons sur toute la ligne en matière d’aménagement intérieur, mais faut pas croire qu’on s’en tient au prêt-à-visser genre Conforama : on a aussi nos fantaisies; et c’est pareil avec les Duflan, qui nous ont donné des idées pour les rideaux dès le premier soir, avant même qu’on passe aux préliminaires.

    À la base on avait aussi les mêmes principes : rapports sécurisés et tous épilés avant la rencontre. Liberté totale ne veut pas dire laisser-aller : on est bien d’accord.

    RM_Perinee_11.jpgQuestion mode de vie on était aussi en phase : Kevin se faisait un joli salaire chez Microsoft et Marjo n’aimait pas trop les animaux à cause des déprédations sur le mobilier et des voisins, même au septième étage.

    Côté parfums nos libertines s’accordaient également : sensuel mais pas brésilien, de marque mais sans se ruiner.

    Bref on a vraiment échangé, avec les Duflan, sans pour autant faire péter tous les codes vu que tout se sait dans le quartier et qu’avec l’âge, après la retraite, ça deviendra limite.

    (Extrait de La Fée Valse)

    Dessins: Ruppert et Mulot.

  • Dans la peau d'Amiel

    1200px-Henri-Frederic_Amiel_1852.jpg
    Opuscule à la fois pénétrant de psychologie surfine et d’une ironie tordante, sur fond de documentation sûre, Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel est un portrait fidèle jusque dans ses inventions, et un autoportrait de l’auteur en artiste du mentir vrai.

    1AMIEL2.jpg

    Ce fut un adorable drôle de type qu’Henri-Frédéric Amiel (1821-1861), auquel on laisse le privilège de se trouver également exécrable en se flagellant tous les soirs au moment de rédiger son «cher journal», mais pas que. 

    C’était une espèce de vieil orphelin demeuré quand il passa de survie en trépas un matin de mai 1861 après avoir toussé beaucoup, mais pas autant que sa mère, tuberculeuse pour de bon, qui l’abandonna avec ses deux sœurs alors qu’il avait à peine passé l’âge de raison, le père se jetant au Rhône trois ans plus tard pour laisser le petit trio à la charge d’un oncle barbant. L’image d’un type assommant, passant son temps à se scruter le nombril et à s’en épancher, une vie durant, sur les cahiers de son Journal intime, colle au basque du vieux jeune homme à longue barbe, avec son diplôme au mur de champion toutes catégories d’indécision morose, et il y a en effet de ça chez Amiel, mais pas que.

    AVT_Henri-Frederic-Amiel_6498.jpeg

    Je le sais d’expérience, pour avoir passé pas mal de temps à dactylographier, avec trois calques violets, des centaines de pages du fameux journal en voie d’édition complète. J’avais vingt ans et des poussières, cela se passait dans une mansarde parisienne où il faisait une chaleur de four, je gagnais cinq francs par page copiée dont chacune me demandait au moins une heure de travail, mais quel boulot passionnant que de se couler dans cette prose certes répétitive mais souvent ponctuée de développements inouïs, d’évocations de la nature aussi belles que chez un Rousseau, de portraits parfois vitriolés de ses soeurs-chaperons ou des bonnets de nuits de son entourage genevois, quels morceau de critique littéraire et quels aperçus pénétrants de la littérature et des philosophies de l’époque, quels récits d’immenses promenades, ponctuées de baignades, conduisant ce présumé casanier autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, par Chernex où il rêvait de se faire enterrer, jusque sous nos fenêtres actuelles du vallon de Villard…

    Bref, j’ai fait une première cure d’amiélisme intense dans une mansarde des Batignolles, en vue de l’édition complète du Journal intime en douze volumes, aux éditions L’Âge d’Homme, je me suis imprégné de cette écriture d’une sensibilité proustienne océanique, mais sans le fabuleux théâtre vivant du «petit Marcel», j’ai maudit son côté flanelle et cafard, mais ses pires travers se mêlaient si indissolublement à ses qualités et ses charmes que je ne l’ai jamais rejeté, y suis revenu maintes fois sans m’en droguer jamais, ai beaucoup appris sur l’animal humain en le lisant, et c’est donc en pays de connaissance, et avec reconnaissance, que je me suis plongé dans le roman de Roland Jaccard…

    Un monument sauvé du feu

    Faut-il croire Amiel quand, au bord de la tombe et soupirant à la vue des cahiers représentants quelque 16457 pages de son Journal intime, dont il lui semble qu’il lui ricane au nez, se dit que le mieux serait de les détruire, mais, n’en ayant pas la force (!) s’en remet à son ami Edmond Schérer qu’il taxerait de «trahison» s’il s’avisait de ne pas les brûler voire, horreur, de les publier?

    Ce qui est sûr, c’est que ledit Edmond Schérer n’a pas obéi à son ami plus que Max Brod ne s’est résolu à brûler les écrits de Kafka, publiant deux volumes d’extrait du Journal intime un an après la mort du diariste, à partir desquels le plus extraordinaire monument du genre allait susciter autant d’engouement – dont celui de Léon Tolstoï – que de dénigrement, notamment en France.

    726639-1.jpg

    À cet égard, il vaut la peine de citer le chapitre des Réflexions sur la littérature d’Albert Thibaudet consacré aux Journaux intimes, où il rappelle à quel point la critique parisienne du début du vingtième siècle est restée rétive voire hostile au pauvre Amiel, traité d’«emboché» pour ses accointances avec la culture allemande, et ensuite de «sous-homme» par un Paul Souday (qui fut aussi éclairé à la lecture de Proust… ) quand des extraits du journal divulguant la vie amoureuse d’Amiel, et plus précisément l’épisode connu sous le nom de Philine, furent publiés.

    Or, cette détestation que Thibaudet rattache à la forme française de puritanisme que représente le jansénisme, et tenant pour rien la littérature de l’aveu personnel non «sublimée» par le roman, a été relayée autant par le journalisme littéraire que par l’université française, comme on le voit aujourd’hui encore dans la réception du Journal intime, jusque sous la plume d'un Angelo Rinaldi .

    L’accusation de nombrilisme, porté contre tout ce qui concerne l’observation de soi-même relevant ou non de l’introspection, relance cette prévention d’une certaine France guindée et coincée. Le même reproche a été fait à Montaigne, et pour Amiel c’est l’opprobre méprisant sans en avoir, généralement, lu une ligne. Mais que cela cache-t-il? Quelle peur de se rencontrer? Quel préjugé? Comme si chacun de nous n’était pas le nombril d’un monde? Comme si le roman était par définition plus ouvert au monde que les écrits intimes ou épistolaires?

    Je reste, pour ma part, convaincu qu’un personnage de roman assure plus de liberté et plus d’universalité à l’écrivain que son journal intime ou sa correspondance, mais ce n’est pas une règle et les jugements en la matière ne sont souvent que des idées préconçues.

    Autant dire que Roland Jaccard, pratiquant lui-même le genre depuis sa prime jeunesse, (et bien armé pour apprécier l’immense apport d’Amiel à la psychologie littéraire et à la psychanalyse), a fait œuvre unique en matière de défense et d’illustration du présumé parangon d’impuissance, grand «malade de la volonté», d’abord en chroniqueur, puis en éditeur, et maintenant en romancier subtilement ironique.

    58b4523fcd70ce397f2ee50f.jpg

    Perspective cavalière et plus-que-présent

    Roland Jaccard ne «romance» pas la vie d’Amiel: il endosse sa peau à l’article de la mort et la retourne comme un gant, si l’on peut dire, en lui empruntant ses maux et ses mots. L’exercice paraît tout simple, servi par l’expression limpide du romancier, mais il a surtout le mérite d’éclairer la complexité du personnage au fil du temps, sans tenir compte d’une chronologie conventionnelle. Le «film» du roman se débobine alors comme une suite de séquences très agencées, qui traite le passé comme une relance vive.

    Le bilan établi au début du roman (donc tout à la fin de la vie d’Amiel) est désolant, mais bientôt l’on constatera que l’ombre finale n’est que la somme des désillusions de cet ancien élève (à Berlin) d’un certain Schopenhauer, qui l’aura marqué autant qu’en aura été influencé un certain Roland Jaccard.

    Si le Journal intime vous est familier, comme c’est mon cas, peut-être trouverez-vous que l’auteur des Derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel «jaccardise» un peu trop son sujet, en insistant sur la conscience malheureuse et la récurrente tentation suicidaire de celui qui a vu son père, sa jeune cousine Cécile et un ami étudiant «payer d’exemple», mais les faits sont là. Et les maux et les mots lestent le roman de gravité sans jamais exclure le décalage de l’ironie liée aux contradictions du personnage et aux tensions antinomique de sa «nature», ainsi faite qu’«elle s’ingénie à faire le désert autour d’elle et ne peut souffrir le désert», fuit ce qui l’attire, repousse ce qu’elle appelle, outrage ce qu’elle aime».

    9781497505254-fr.jpg

    La passion de l'échec amoureux...

    Plus encore, l’Amiel de Roland Jaccard est ici perçu comme un artiste de l’échec amoureux, tantôt en égotiste au cœur sec et tantôt en idéaliste craignant l’enlisement conjugal, dont la première «bonne fortune» qu’il connaît, au tournant de la quarantaine, est ici restituée dans un raccourci saisissant et bonnement comique.

    Quand la douce Marie le «drague» pour ainsi dire, au moyen d’une première lettre doucement enflammée, lui avouant que ses conférences au cercle littéraire de Lausanne l’ont convaincue que leurs grandes âmes étaient faites pour convoler, et après qu’ils se sont retrouvés au Lausanne-Palace (Jaccard a l’air de connaître les lieux comme sa poche…) où ils passent une soirée de réciproque éblouissement finissant, au domicile de la jeune veuve, par l’étreinte «biblique» dont il confiera le lendemain à son journal que c’est «peu de chose», Amiel apparaît, dans le roman de Roland Jaccard, comme une synthèse vivante et vibrante de l’impossibilité de vivre une passion et moins encore une relation amoureuse dans le temps. Tétanisé devant le «triangle sacré» de la dame, il garde assez de bon sens pour se dire que cette jeune femme est sa dernière chance, mais il se rappelle bientôt qu’elle est fille de charcutier et, après avoir établi un tableau des avantages et inconvénients du célibat et du mariage, il se trouve des raisons de la repousser comme il l’a fait des «candidates» précédentes, etc.

    Pour plus de détails, la lectrice et le lecteur pourront se référer aux extraits du Journal intime d’Amiel relatifs à la liaison de celui-ci avec Marie Favre, dite Philine. Mais la «réalité» du journal n’est pas à opposer à la «fiction» du roman de Roland Jaccard. La loi de l’ironie, chère à celui-ci, à l’imitation d’Amiel, consisterait plutôt à n’accorder aucun crédit à une version plutôt qu’à l’autre, ou de les estimer aussi recevables l’une que l’autre, etc.

    Roland Jaccard. Les derniers jours d'Henri-Frédéric Amiel. Serge Safran éditeur, 137p.  Paris, 2018.

  • Nous sommes tous des zombies sympas

    67230239_10220217641858096_7823349149469769728_n.jpg
     


    (Libelle, à paraître à la rentrée 2019)
     
    À la mémoire de Cristina Campo, Dominique de Roux et Philippe Muray.

    Que nous arrive-t-il, comment en sommes-nous arrivés là et que faire pour ne pas céder à la désespérance ? Telles sont les questions qui fondent ce libelle à double valeur de pamphlet et de joyeux poème.

    Constater sept aspects majeurs de la délirante confusion actuelle, en détailler les traits les plus inquiétants - non sans relever leur tour souvent tragi-comique -, et marquer autant de contrepoints immunitaires: tels sont les trois «moments» de ce plaidoyer vif pour une pensée plus libre, une littérature et un art dégagés des simulacres et des contrefaçons, une meilleure façon de vivre au milieu de ses semblables.

    Contre la massification sociale et le nivellement culturel, la globalisation soumise à la seule recherche du profit, l’indifférenciation idéologique et l’avilissement consumériste, ce libelle alterne violente colère et douceur créatrice, par delà toute simplification binaire, opposant le chant du monde au poids du monde.

    Sommaire programmatique : 1 : Nous sommes tous des Chinois virtuels. 2 : Nous sommes tous des auteurs cultes. 3 : Nous sommes tous des rebelles consentants. 4 : Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 5 : Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6: Nous sommes tous des poètes numériques. 7: Nous sommes tous des zombies sympas.
     
     
     

  • La vie transfigurée

     Devant-Le-Concert-de-Stael-Je-ressens-l-attente_article_popin.jpg

     

    En lisant Nicolas de Staël. Le vertige et la foi, de Stéphane Lambert. Dont vient de parasiter Visions de Goya, chez Arléa.

     

    "Les livres ne sont jamais, contrairement à ce que certains tentent de faire croire, des blocs opaques, séparés de la vie de ceux qui les écrivent », lit-on à la fin de cette très belle évocation de la vie et de l’œuvre du grand peintre Nicolas de Staël, focalisée sur les derniers jours, tragiques, d’une destinée marquée par le déchirement entre tourments et fulgurances créatrices.

     

    Cette observation du romancier-poète belge Stéphane Lambert fait écho à l’exergue de son livre, signé François Cheng, insistant également sur l’implication existentielle sans partage de l’artiste : « La peinture, au lieu d’être un exercice purement esthétique, est une pratique qui engage tout l’homme, son être physique comme son être spirituel, sa part consciente aussi bien qu’inconsciente ».

     

    Autant dire que ce livre, bien plus qu’une glose de plus sur un artiste commenté, déjà, par divers spécialistes, marque la rencontre, « par delà les eaux sombres », d’un écrivain personnellement très impliqué (certes érudit mais sans le moindre jargon) et d’un artiste dont l’engagement dans son œuvre tenait, comme chez un Van Gogh, de la quête d’absolu, souvent au bord du gouffre.

     

    Le titre de l’ouvrage  demande un premier éclaircissement :« La foi est la force qui anime », explique Stéphane Lambert ;« appliquée dans le domaine de l’art, c’est la certitude de devoir créer ». Et quant au vertige, c’est « la perte de confiance qui fait violemment douter de la légitimité d’être vivant ».

     

    Or l’un ne va pas sans l’autre : la foi sans l’intranquillité, la certitude sans remise en question, ou au contraire le doute énervé,  jusqu’à l’autodestruction, n’aboutissent pas à l’œuvre, faute d’équilibre dans le déséquilibre, si l’on ose dire.

     

    L’immédiat intérêt du livre de Stéphane Lambert tient, alors, au fait que, loin de la dissertation désincarnée, sa première partie, intitulée La Nuit désaccordée, relève de la fiction, en tout cas pour sa forme, puisque le point de vue est celui de Nicolas de Staël lui-même, modulé en discours indirect.

     

    Ainsi, de la nuit surgit une espèce de fugue soliloquée, admirablement rythmée, inquiète et désordonnée (le peintre revient en voiture à Antibes de Paris où il a assisté aux concerts fameux de Schönberg et Webern), zigzaguant mentalement entre ses souvenirs déçus de son second voyage en  Espagne, son envie d’aller « enlever Jeanne », sa tentation de se foutre en l’air dans le décor, son sentiment que tout est fini, puis son désir relancé de la « grande œuvre héroïque » à faire encore, autrement dit le Concert...

     

    Les yeux « grands ouverts sur un écran noir », Nicolas de Staël est donc évoqué une première fois comme une espèce de voyageur solitaire au bout de la nuit (« Plus on devient soi et plus on devient seul ») se rappelant ses étapes et ses espérances, ses  avancées d’artiste                                                               attaché à la représentation de l’« impossible réalité du monde » et ses déceptions sentimentales ou sociales, notamment devant la menace d’une gloire factice et de l’argent en trombe.

     

    Sur quoi l’auteur, dans la deuxième partie de La Nuit transfigurée, relaie la première fugue de l’artiste au fil d’une suite de variations un peu moins fondues en unité musicale, au moment de passer de l’implication à l’explication, mais enrichissant le tableau de nombreux détails factuels intéressants.

     

    Stéphane Lambert parle de peinture en poète, sans la sublimité un peu ronflante d’un Claudel, mais avec une finesse intuitive qui va de pair avec un savoir sûr, notamment dans ses mises en rapport entre siècles et styles.

     

    En ce qui concerne le Staël des dernières années, il évoque parfaitement la « tonne » musicale du rouge « en hémorragie » du Concert en sa « terrifiante monumentalité », autant qu’il décèle le caractère quasi sacré de ces icônes profanes des dernières années que figurent La Table de l’artiste ou La Cathédrale,  justement rapprochées.

    Stael-2.jpg

    Staël09.jpg 

    Il faut se trouver devant les œuvres elles-mêmes, comme devant celles de Mark Rothko, très justement apparié à de Staël en l’occurrence, pour « entendre » vraiment ce qu’elles disent dans leur immense évidence silencieuse, pure, hiératique, quasi sacrée. Or Stéphane Lambert a raison  d’insister sur la dimension spirituelle de ces deux œuvres relevant d’un « grand feu » et d’un «grand style », la lumière en plus.

     

    Maison_nicolas_de_stael_Antibes.jpgMais l’écrivain ne s’en tient pas à cette dimension spirituelle, évidemment essentielle, correspondant pour Staël à une incessante quête du sens de la vie. De fait, Stéphane Lambert aborde d’autres aspects, plus triviaux, mais non moins importants pour la compréhension d’un homme à multiples facettes.

     

    Par delà la rhétorique romantique l’assimilant à un « ange fracassé », à l’instar de son voisin de cimetière René Crevel, à Montrouge, Nicolas de Staël était un homme comme les autres, probablement invivable à divers égards , passionné jusqu’à la démence,mais non moins  capable de mener sa barque d’artiste engagé dans une carrière. Ainsi Stéphane Lambert éclaire-t-il ses rapports avec les galeristes et autres personnages utiles à sa « visibilité », en s’interrogeant au passage sur les motivations qui l’ont poussé à réaliser la série des footballeurs, conspués par certains au motif qu’il rompait le pacte de l’abstraction. Nicolasde Staël opportuniste ? Sûrement pas ! Bien plutôt : démuni devant  le Gros Animal se profilant à l’horizon d’Amérique, gloire et fric à l’avenant. Mais on ne s’attardera pas...

     

    Enfin, s’il y a de la fragilité dans ce livre, avec une exposition sensible rare dans le genre, c’est que Stéphane Lambert suit Nicolas de Staël jusqu’au bout de sa nuit, au bord extrême du « balcon fatal », quitte à  revenir in extremis  du côté de la vie où l’œuvre de Nicolas de Staël nous rappelle que l’art, à sa façon, est plus fort que la mort

     

    Stéphane Lambert. Nicolas de Staël. Le vertige et la foi. Arléa, 168p.

    nicolas-de-stael-le-vertige-et-la-foi-de-stephane-lambert-985335202_ML.jpg 

  • Alain Dugrand en résistance

     9620f328f1263868b5db89f822bfd628.jpg

    Avec Insurgés, son roman où s’incarnent de flamboyantes figures de défenseurs de liberté et de bonne vie, dans les maquis du Sud-Est de 39-45, et jusqu’en l’an 2000, l’écrivain marque une belle trace. Retour amont...    

    Alain Dugrand n’a rien du littérateur en chambre, ni non plus du courtisan parisien : ses livres sont d’un auteur fraternel ouvert aux autres et au grand large. Ainsi, après avoir été de l’équipe fondatrice du journal Libération, il lança le Carrefour des littératures européennes de Strasbourg (1985) et le Festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo, avec Michel le Bris. Co-auteur avec sa compagne Anne Vallaeys des populaires Barcelonnettes, il a signé une quinzaine d’essais et de romans, dont Une certaine sympathie (Prix Roger Nimier) et Le 14e Zouave (Prix Léautaud et Prix Louis-Guilloux), où la savoureux « Amarcord » lyonnais (il est né à Lyon en 1946) que constitue Rhum Limonade.

     

    - Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture, et qu’est-ce qui vous y ramène ? Qu’est-ce qui distingue, pour vous, l’écriture journalistique de l’écriture romanesque ? Et comment avez-vous vécu cette cohabitation ?

    -          Mes lectures, je crois, m’ont porté à écrire, l’admiration des artistes, bien sûr, l’orgueil de composer une musique de mots, un ton, fêtant ce hasard d’être de cette langue. Du journalisme, je conserve l’exaltation de transmettre une part du réel éprouvé, des réalités balbutiantes, des gravités, des fantaisies des choses vues. Mais le journalisme engagé, subjectif, que j’ai aimé s’est corrompu à l’aune de la brièveté imposée par les publicitaires de presse, les caciques des rédactions, ces drogués d’éditorialisme, esclaves d’un instantané exempt d’incorrection. Ainsi, par exemple, j’enrage à la lecture des « papiers » ronron à propos du Pakistan ou de l’Iran. J’aime ces points cardinaux, journaliste, je brûlerais de rapporter comment va la vie là-bas, comment vont les êtres de chair qui nous ressemblent tant, si proches, humains comme nous-mêmes. Le journalisme fut un universalisme. Hélas, les rédac’chefs, l’œil rivé sur la « ligne bleue des Vosges », ont tout sacrifié aux experts en sciences politiques.

    Ecrire au fil de la plume, cette jubilation, l’art littéraire seul l’offre. Roman, non-fiction, prose ou poème, peu importe, la liberté est littérature, le journalisme n’est qu’un spectacle mis aux normes.

    - Quel est le départ d’Insurgés. D’où vient Max Cherfils ? Etes-vous impliqué personnellement dans l’histoire de ce pays ?

    - Insurgés m’est venu chez moi, dans mes cantons d’une Drôme parpaillote, calviniste. Un coin où l’on apprend aux enfants et aux adolescents qu’il faut désobéir. L’âge gagnant, je voulais écrire le paysage, les montagnes sèches, les êtres, les livres qu’ils chérissent, l’histoire dont ils sont imprégnés sans qu’ils le sachent ou l’éprouvent même, un tout. Max Cherfils, héros berlinois, descendant des huguenots du « désert », m’a permis de rendre grâce aux écrivains, aux artistes, aux intellectuels de Weimar, ceux, il me semble, qui incarnent au XXe siècle, la permanence de l’esprit critique, la nécessité de créer envers et contre tout. C’est un hommage privé, enfin, à Jean-Michel Palmier, historien de l’esthétique tôt disparu, passeur d’un sens essentiel entre Allemagne et France. Il changea mes buts avec deux gros volumes, Weimar en exil (Payot).

    - Comment avez-vous documenté votre livre ? Dans quelle mesure restez-vous proche des faits et des figures historiques ? Le Patron et Grands Pieds sont-ils des personnages réinventés par vous ou appartiennent-ils à la chronique ?

    - A part une carte d’état-major, la consultation de deux ouvrages de voltairiens cultivés du XIXe siècle, notaires savants souvent, je n’ai eu recours à aucune autre documentation. Sinon des marches dans les drailles et les forêts de mon pays bleu, sous le soleil et dans le froid, au cours des saisons de retrouvailles. Je me suis beaucoup penché sur la germination des pêchers, le mûrissement des abricots, le pressoir du raisin de mon pays âpre. Bien sûr, je me suis attaché à des figures d’enfance. Ainsi une demoiselle Giraud, calviniste, vieille et jolie comme un cœur. L’été, dans la canicule, elle lisait les récits polaires de Paul-Emile Victor, l’hiver, les romans de Joseph Conrad, de Lawrence d’Arabie, surtout, qu’elle relisait en juillet, chaque année.

    - Le type de résistance que vous décrivez est-il significatif de cette région et de cette population particulières ? Dans quelle mesure les historiens ont-ils rendu justice à ces insurgés.

    - « Le Patron », commandant de la Résistance dans nos montagnes à chèvres, je l’ai aimé dans les années 1970. Républicain de sans-culotterie, il redoutait la restauration de la monarchie. « Grands Pieds », alias Francis Cammaerts, était un Londonien d’origine belge, fils de poète bruxellois, bibliothécaire parachuté dans le ciel de Drôme, non loin des vallées dont les chefs-lieux s’appellent Dieulefit et Die. Les importants évoquent peu la micro-histoire de chez moi. Mais il me suffit que le nom Dieulefit découle, par altérations successives, de l’exclamation des Sarrasins découvrant le pays, « Allah ba ! », Dieu l’a faite aussi belle. J’aime que Die, notre capitale, découle de Dea Augusta, villa romaine. C’est pourquoi j’écris de chez moi.

    - Quel rapport entretenez-vous avec la langue française et ses variantes régionales ?  

    - Diable, notre langue ! Langue ouverte, comparable au tissage de l’épuisette à écrevisses, elle laisse passer un sable gorgé d’occitan. J’aime les régionalismes, les mots verts de la vie, des bistrots, les chantournements de Gracq, les langages de l’Alpe dauphinoise, les dialectes, les dingueries orales, les pirouettes de Ponge, les cavalcades de Beyle, le chant des troubadours, des aboyeurs de basse lignée, au bonheur des tournures cousines de Dakar et de la Belle-Province, le hululement des Cap-Corsains, les piapias des Gilles de Binche, ceux des géants de papier, Montaigne et Saint-Simon, Giono, Gide et son Journal, le ton des « petits maîtres », ainsi Henri Calet, tous ceux qui engrossent la jolie langue dans l’ombre projetée des grands Toubabs de la littérature, sans oublier les voyants qui expriment la langue en bouche comme ils l’écrivent, ainsi Nicolas Bouvier, que je tiens comme « écrivain monde » en français...

    Rebelles de tradition

    Certains livres ont la première vertu de nous faire du bien au cœur autant qu’aux sens  ou à ce qu’on appelle l’âme, entendue comme la part immortelle de l’humain, et ainsi en va-t-il de la tonifiante chronique romanesque d’Insurgés, où de belles personnes aux visages façonnés par un âpre et beau pays, entre Vercors et Provence, se solidarisent face à l’envahisseur nazi. En cette terre de parpaillots souvent persécutés (20.000 hommes et femmes seront déportés en 1850, notamment) débarque de Berlin, à la veille de la guerre, le jeune Maximilian Cherfils dont les ancêtres, natifs de Fénigourd, s’en sont exilés en Prusse. Au lendemain de la Nuit de cristal, ce farouche  individualiste de 18 ans, épris de littérature et de jazz, fuit l’Allemagne hitlérienne et s’intègre vite dans la communauté montagnarde, grâce au pasteur Barre et à la belle et bonne veuve Nancy Mounier dont il devient l’ami-amant et le complice en résistance dès lors que s’établit le réseau du Sud-Est dirigé par deux chefs anticonformistes.

    Loin de représenter un roman de plus « sur » la Résistance, même s’il en révèle un aspect peu connu (de type libertaire et internationaliste, échappant à la discipline militaire), Insurgés module plutôt un art de vivre libre en détaillant merveilleusement l’économie de survie qui s’instaure, les solidarités qui se nouent (des milliers d’enfants juifs planqués spontanément par la population) tandis que les « travailleurs de la nuit » agissent en commandos. Autour de la figure centrale de Max, rayonnant bien après la guerre sur une sorte d’Abbaye de Thélème rabelaisienne, cette philosophie d’une « liberté heureuse » se transmet aux plus jeunes. Il en résulte un éloge implicite de tout ce qui rend la vie meilleure et les gens moins formatés, modulé dans une langue vivante et chatoyante, inventive et roborative.

    Alain Dugrand. Insurgés. Fayard, 225p.  

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 15 janvier 2008.