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  • Lectures du monde

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    DE L'AUTRE VIE. - Enfin Kolia demande à Aliocha Karamazov : « Est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre les morts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous, et Ilioucha ? »

    Alors Karamazov : « Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nous reverrons, nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ».

    Et moi : je ne sais pas, ce n’est pas sûr tout ça, enfin moi je n’en suis pas sûr du tout, mais ce qui est sûr c’est ça : c’est que nous nous racontons et nous raconterons à n’en plus finir et joyeusement tout ce qui s’est passé, ainsi les livres sont-ils une préfiguration de la joyeuse conversation du  Paradis…

     

    SAVOIR-VIVRE.- Plus que la fameuse question du Que faire ? de Lénine et consorts, c'est celle du Comment vivre ? que je me pose ces jours à partir du sentiment aigu que j'éprouve, ce matin, que nous vivons le plus souvent bien mal. Oui, comment mieux vivre en réalité, simplement et bonnement, et pas du tout au sens du bien-être avachi dont les modèles se répandent à l'enseigne du Supermarché mondial ?

      

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    LE GRAND MEDIUM. - Un préjugé débile de bourgeois repus  voudrait que les romans de Dostoïevski ne concernent que des jeunes gens exaltés capables de s'identifier à ses protagonistes, alors que plus on va - et surtout aujourd'hui où la maturité tarde à s'affirmer-, plus on constate que les chefs-d'oeuvre de l'immense romancier russe, à savoir principalement Crime et châtiment,  L'Idiot, Les Démons et Les Frères Karamazov, requièrent une connaissance d'expérience des grands fonds de la psychologie humaine.         

     

    Bien entendu, l'on ne peut que se réjouir de voir une jeune fille ou un jeune homme s'atteler à la lecture des Frères Karamazov, mais je constate pour ma part que jamais, jusque-là, je n'avais eu le sentiment comme à l'âge passé du romancier à sa composition (mort à 60 ans mais avec un savoir humain de centenaire), de sonder vraiment les profondeurs de ce roman-somme. 

    Dostoïevski est le plus grand romancier qui soit en cela qu'il a ressaisi toutes les formes de la passion, du plus ignoble des scélérats (l'abject et non moins pitoyable père Karamazov) aux figures christiques du jeune Aliocha ou du vieux starets Zossima. La grille de lecture d'un René Girard m'a beaucoup aidé, aussi, à démêler les vertigineuses embrouilles des rivalités mimétiques entre hommes de même sang convoitant la même femme, comme celles qui opposent les sexes et les classes, mais c'est en soi-même, je crois qu'il est le plus important de trouver les échos de cet incomparable medium traversé par toutes les tempêtes de l'hystérie amoureuse et lesté par la douleur autant que par le désir d'une vie meilleure.    

     

    CRAINTE ET TREMBLEMENT. - Léon Chestov a lui aussi sondé les profondeurs et les tourments hallucinants vécus par les personnages de Dostoïevski, dans La philosophie de la tragédie où il le rapproche de Nietzsche, mais ces grandes visions d'ensemble devraient rester un horizon pour le lecteur abordant cet univers, comme je m'y efforce en restant seul et nu devant le texte et les personnages. Henry James dit quelque part que dans un grand roman tous les personnages ont raison. Et c'est aussi ce que je me dis face à l'ignoble vieillard rivalisant avec ses fils ou en passant d'une femme à l'autre, chacune ressaisie dans sa complexité, de l'hystérique petite Lise handicapée à la terrible Grouchenka ou à la fascinante et insaisissable Katerina Ivanovna, sans parler des trois frères et du misérable Smerdiakov.

    Nul roman contemporain ne nous prend à la gorge, aux tripes et à l'âme, au coeur et à l'esprit autant que Les Frères Karamazov. Dans ses Carnets combien révélateurs, rédigés à la même époque, Dostoïevski remarque à un moment donné que la Bible est un ensemble de textes valables pour toute l'humanité, croyante ou mécréante. Or on pourrait en dire autant des romans de Fiodor Mikaïlovitch qui disent tout l'homme, du plus abject au plus lumineux...        

     

    TCHEKHOV.jpgSOIGNEUR. - Retour à Tchékhov. Je me disais ce matin qu'on revient à Dostoïevski comme à une plaie. Au pire et au meilleur de l'humain, sur des montagnes russes. Tandis que Tchékhov nous attend un peu comme un médecin  de campagne, sage et désabusé, attentif et encourageant.

     

    Celui qui affirme que le dragon de printemps est inutile / Celle qui plie et coule et s’appuie sur les coups qu’on lui porte / Ceux qui ont pour devise : « épervier de ta faiblesse, domine ! » 

     

     VOLTAGE. - Quel écrivain actuel m'intéresse-t-il vraiment par sa prose dans ce pays ? Après Maurice Chappaz et Jacques Chessex, qui m'électrisaient parfois ici et là, je ne vois personne. Personne de la classe de Cingria ou Ramuz: personne qui m'électrise aujourd'hui comme ces deux-là. 

     

    Peter Handke: "Les cheveux de l'enfant: non pas une odeur mais tout de suite un sentiment".

     

    DE L'EPOQUE. - J'ai pensé ce matin à des situations, des histoires qui traduiraient le ton d'une époque. Nos années bohème, par exemple. Cela en recopiant mes notes sur Monsieur chien, de Jacques Tallote,  qui rend si bien la tonalité de la fin des années 90, avec une acuité poétique et critique rare.

     

     

    Tallote01.jpgMONSIEUR CHIEN. - Une étrange beauté se dégage de ce roman dur et doux à la fois, qui rend admirablement la tonalité d'une certaine époque, à la toute fin du XXe siècle - plus précisément l'année du massacre de Columbine -, qu'on pourrait caractériser par la "peur errante" que ressent l'une des protagonistes.

    D'une plasticité saisissante, donné au présent de l'indicatif mais avec d'étonnante modulations temporelles, comme au fil d'une montage cinématographiques bousculant parfois la chronologie, ce roman frappe immédiatement par son climat et la singularité de ses personnages, tous aux alentours de la vingtaine, deux filles et deux garçons, quatre individualités fortes et fortement attachantes, physiquement très présents dans une décor atlantique (le roman se passe en l'île d'Oléron) rendu avec une sorte d'hyperréalisme magique rappelant les clairs-obscurs d'un Hopper - d'ailleurs cité dans la foulée.

    Signes et symboles, à vrai dire flottants sinon ironiques, hantent le récit aux motifs dédoublés, tel Monsieur Chien dont la présence fera pendant à celle d'un certain Blacky à la destinée funeste - mais on se gardera de dévoiler le détail de l'histoire. Au reste ce qui compte ici ne relève aucunement du fait divers dramatique, mais bien plus du mystère fondu au noir des apparences: "Toute énigme est l'indice d'une réalité plus vaste"...

    Si le charme prenant de ce roman tient à la présence quasi magique de ses jeunes protagonistes, sa gravité découle de son arrière-plan, marqué par un gâchis familial et social significatif. Les parents de Nils en sont les figures lugubres, sur fond de "cataclysme et fin de siècle", et particulièrement le sombre Polob, père maniaque de l'ordre à proportion de son nihilisme morbide, de sa "phobie de l'au-delà", de sa détestation de toute beauté - véritable "saboteur des merveilles".

    En exergue de son roman, Jacques Tallote cite le Docteur Miracle que sera toujours G.K. Chesterton pour ceux qui vont jusqu'à douter du bleu du ciel: "Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais par manque d'émerveillement". Une autre sentence, mais de l'auteur lui-même, éclaire également son propos : "Les naufrages permettent de tester la solidité de l'humour". À quoi l'on pourrait ajouter: la résistance d'osier souple des amours juvéniles...

    Enfin il faut souligner, au top des qualités de ce roman, son expression d'une concision cristalline, aux ellipses et aux images constamment surprenantes, mêlant pensée et poésie, parler d'aujourd'hui et parole de toujours. À un moment donné, Livia et son amie Louise, passionnée par les cétacés, évoquent la possibilité, à l'imitation des baleines, d'une "langue faite de pressentiments, d'intuitions; une sorte de verbe irrationnel et mystérieux grondant dans les abysses du coeur". Or il y a de cela dans le verbe, apparemment limpide, mais sensible aux ondes les plus profondes, de ce romancier bien singulier. 

        

    ALLUVIONS. - Le Rastro est le fous-y-tout des sensibles, le marché aux puces des souvenirs et des velléités grisantes, le grenier à ciel ouvert de toutes les trouvailles perdues et retrouvées, le réceptacle de toutes les épiphanies saintes ou profanes. On trouve au Rastro des éclats de rire ultimes de la diva aux longs cils autant que des pages débrochées de l'Encyclopédie capricieuse de tout et de rien, des fragments de livres de "fragmentistes" typiques tels Lambert Schlechter ou Guido Ceronetti, Jean-Daniel Dupuy ou Ludwig Hohl, Vassily Rozanov ou Giacomo Leopardi, et cela vaut souvent dans la foulée autant que la mention les yeux au ciel de La Commedia de Dante, pour avoir l'air cultivé dans les coquetèles.

     

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgJ'ouvre n'importe quel livre de Charles-Albert Cingria et je lis: "Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord". Ou cela: Je désire hiverner et continuer à hiverner, et rien que cela tant que l'hiver durerea". Ou cela encore: "J'aime éperdument ce qui est schématique, aride, salin, perpendiculaire ". Ou cela pour célébrer la mémoire de rossignol, alias Pétrarque: "On peut bien dire, en tout cas, qu'après Pétrarque et quelques bien rares exceptions, la poésie n'est plus qu'un formidable grincement de plumes d'oies et ensuite de plumes d'acier. Il fallait ce diamant, cette neige prompte, cet ingéniosité et aussi (pour parler déjà d'un défaut, mais il lui était antérieur) cet esprit..."