UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Contre les violents

     

    BPLT_JLK10_LD.jpgQuand la littérature et le cinéma défient l’oubli.

     

     

    Philippe Rahmy, poète de corps fragile et d’âme forte, est mort le même dimanche qu’une cinquantaine d’innocents massacrés à Las Vegas par un dément, pur produit d’une certaine Amérique. La même qui a semé la mort au Vietnam, ainsi que le rappellent Le sympathisant de Viet Thanh Nguyen, roman saisissant, et la série documentaire Vietnam de Ken Burns et Lynn Novick, faisant acte de mémoire en 9 heures de projection. La même Amérique encore que traversait Philippe Rahmy au début de cette année, à la rencontre d’autres innocents et d’autres victimes...

    Unknown.png

    En souvenir de Philippe Rahmy

    «La réalité dépasse la fiction», dit un lieu commun ne signifiant rien de plus que le constat selon lequel «les faits sont les faits » ou la conclusion que «c’est la vie». 

     

    Or notre drôle d’espèce a cela de particulier qu’elle ne se contente pas d’aligner ces platitudes, même si celles-ci l’aident à ne pas désespérer devant certains faits. Il lui faut comprendre, elle s’efforce de ne pas oublier et, tant il est vrai «qu’on peut rêver»:elle s’efforce de tirer un enseignement des pires faits en imaginant un monde meilleur. 

    Rilke.jpg

    «Tu dois changer ta vie!», s’exclame Rainer Maria Rilke, de santé réputée fragile mais d’esprit fort, à la fin d’un poème consacré à la beauté d’un torse d'Apollon sculpté par Rodin. Et c’est la même aspiration qui n’a cessé d’animer un autre poète, de constitution plus délicate encore, du nom de Philippe Rahmy, mort le même premier dimanche d’octobre au soir duquel un Américain du nom de Stephen Paddock massacrait une cinquantaine d’innocents en la capitale des jeux de hasard de Las Vegas.

    Si l’on ne s’en tenait qu’au fait de la violence, la conclusion la plus tentante serait celle d’un troisième poète, et cette fois l’un des plus illustres, au nom de Shakespeare et de santé assez robuste pour recréer sur scène toutes les ombres, mais aussi les lumières de notre monde: «La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien».

    Or, le paradoxe (apparent) est que l’on trouve aussi, chez le même Shakespeare de quoi célébrer la vie sensée, magnifique et réjouissante comme le premier rire d’un enfant. Mais assez de littérature, et revenons aux faits. N’oublions jamais les faits !

    Rahmy02.jpg

    «Ne nous oubliez pas ! Je ne vous oublie pas»

    Le 12 février 2017, Philippe Rahmy accédait enfin, après moult démarches administratives, au parloir de la prison de Homestead, quelque part en Floride, pour recueillir le témoignage d’une jeune prisonnière noire marquée par une «salope de vie», condamnée à dix ans de prison pour des délits mineurs et risquant le pire à la suite de nouvelles accusations probablement fausses; et tels furent ses derniers mots lancés à ce drôle de visiteur prétendant documenter les incarcérations indues dans l’Amérique de Donald Trump: «Ne m’oublie pas!» La même supplique, exactement, qu’une certaine Patricia, engagée dans la lutte contre les mauvais traitements infligés aux travailleurs agricoles des champs de tomate de Floride, avait adressée à Philippe Rahmy après lui avoir fait découvrir (et vivre, du matin au soir) les conditions de vie de ces nouveaux esclaves, parfois enchaînés la nuit dans leurs caravanes et subissant en leur chair les conséquences des arrosages massifs de pesticides - 31 substances en une seule saison et des malformations congénitales observées chez les enfants des travailleuses, etc.

    Weil4.jpg

    En lisant ce reportage intitulé Pardon pour l’Amérique, j’ai repensé à cette sainte laïque que fut Simone Weil - pas la ministre, mais la philosophe juive ouvriériste, prenant sur elle les souffrances des humiliés et des offensés en s’imposant le travail dans une usine -, et je me suis rappelé la monumentale entreprise de mémoire de Svetlana Alexievitch dans la Russie de Poutine, ou, un siècle plus tôt, l’enquête du tuberculeux Anton Tchékhov auprès des bagnards de Sakkhaline, pour tout dire: la littérature à témoin. Sur quoi la mère du protagoniste du Sympathisant, roman de l’auteur américano-vietnamien Viet Thanh Nguyen, nous lance à son tour : «Ne nous oubliez pas!»

    programme-tv-vietnam-arte-une-serie-documentaire-a-ne-pas-manquer.jpgLe sanctuaire des colombes de guerre

    Du côté des faits, le président Donald Trump, après avoir minimisé le délire de la meute raciste et le meurtre d’une femme à Charlottesville, a évacué tout débat sur les armes de destruction massive d’usage privé après le massacre de Las Vegas, en assimilant «le mal absolu» de cet acte au délire d’un fou. Et pour le reste: on oublie! 

    Comme le recommandait Henry Kissinger, Prix Nobel de la paix toujours considéré comme un criminel de guerre par certains de ses compatriotes: «Oublions le Vietnam!». Oublions donc aussi les propos de Jimmy Carter, d’abord opposé à la « sale guerre » puis, devenu président, en 1977, écartant l’éventualité de toute réparation en faveur des Vietnamiens au motif que les destructions avaient été mutuelles. Mais là encore les faits sont têtus, comme on dit, et les témoins, ou les témoins des témoins n’en finissent pas de ne pas oublier : 58.000 soldats américains tués contre 2 millions de civils vietnamiens et 10 millions de réfugiés – aux oubliettes la parité !  

    16219580.jpg

    Mais voici que l’oubli en prend un coup. Viet Than Nguyen, citoyen américain né au Vietnam, rend ainsi la parole aux Vietnamiens dans un roman d’un souffle et d’un comique noir bonnement shakespeariens, dont l’un des mérites est de tendre aux Américains (et à nous tous spectateurs et consommateurs mondialisés) le miroir scandaleux du grand art le plus tendancieux en sa version hollywoodienne, signée Coppola. Apocalypse now ou la vérité tronquée sur une guerre dont les victimes n’ont qu’à se taire.

    En clair: dans Le Sympathisant, le narrateur, de père curé et de mère vietnamienne, aide de camp d’un général de l’armée du sud Vietnam réfugié à San Diego après la chute de Saigon, devient consultant sur le tournage d’un film intitulé Le sanctuaire.

    FA_image_00020420.jpg

    Viet Thanh Nguyen lui-même, scandalisé par la vision unilatérale d’Apocalypse now, se pose ouvertement en anti-Coppola tout en soulignant le racisme récurrent du monde hollywoodien, mais son roman joue sur tous les registres de la réalité la plus complexe vu que son protagoniste, taupe du Vietcong, a été éduqué dans les universités américaines avant de revenir en son pays déchiré par le colonialisme, le nationalisme, le communisme et l’impérialisme. Et la colère de l’auteur de se projeter, à la fin du tournage de Sanctuaire, par la vision hallucinante de ces acteurs rejouant dix fois leur propre mort en pressant sur leur ventre des saucisses supposées représenter leurs entrailles, bonnes ensuite à nourrir les chiens…

    Apocalypse_Now.jpg

    C’est entendu cher Freddy Buache: Apocalypse now relève du grand art, mais pour ma part je n’ai jamais aimé ce film, et maintenant je comprends mieux pourquoi en lisant Le Sympathisant. Notre ami Freddy était lui-même sympathisant du Vietcong, ça ne fait pas un pli, comme nous tous à vingt ans, mais les bombardements au napalm sur fond de musique wagnérienne et l’impasse totale sur le point de vue des Vietnamiens, tout de même: quelle myopie et quel oubli !

             Oubli réparé dans Le Sympathisant, mais pas du tout pour tomber dans la propagande inverse puisque la compassion y va de pair avec la lucidité largement partagée à l’observation implacable des tortionnaires et des victimes des deux, ou plus exactement des trois camps.

    Cinquante ans après, jamais trop tard !

    Le film Shoah de Claude Lanzamn relève-t-il de l’art ou du document pour mémoire visant à faire changer les choses ? On ne le demandera pas à Benjamin Netanyahu, pas plus qu’on ne demandera à Donald Trump ou Vladimir Poutine ce qu’ils pensent de la série documentaire Vietnam, à voir aussi impérativement que Shoah pour sa manière de rembobiner le film de cette tragédie amorcée par la colonisation française et cristallisant tous les affrontements idéologiques et géopolitiques, avant de confronter faits et dépositions.

    1d81161_4009-cvg0dh.r8tqi1kyb9.jpg

    Par delà le show à l’américaine, la flamboyance lyrique d’un Coppola où le réalisme plus dérangeant d’un Cimino, entre autres Platoon de Stone et Full metal jacket de Kubrick, voici les archives vivantes de cette monstrueuses tuerie alternant les témoignages des uns et des autres, anciens de la CIA ou compagnons de l’oncle Ho, diplomates délivrés de leur langue de bois ou civils anonymes, chefs de guerre ou chair à canon juvénile – une tragédie shakespearienne de plus...

    Et la vie continue, les enfants: affaire privée…

    Ce mercredi 4 octobre, deux jours après la naissance de notre premier petit-fils, j’aurai assisté à la projection de presse d’un documentaire romand, intitulé Les grandes traversées et réalisé par David Maye, relevant à la fois de la fidélité aux faits et de la poésie de cinéma. 

    Le réalisateur valaisan, en temps réel, nous fait partager la fin de vie de sa mère cancéreuse et la venue au monde de la deuxième fille de sa sœur. Gros plans, petites phrases à pleurer, exposition personnelle totale, mais tout en pudeur et beauté.

    Quoi de commun avec la politique étrangère des States, dont la violence ne remonte pas au Vietnam mais a traversé toute l’histoire, et quel lien avec les victimes innocentes de tous les massacres, de l’injustice et des racismes, des noyés en Méditerranée et des enfants nés malformés d’Immokalee?

    Juste ceci: notre regard humain sur la vie et la mort, affaire privée ou planétaire, et la façon de le dire avec des mots ou des images qui fassent sens en dépit de toute apparente absurdité, embellis par un langage commun, contre l’oubli.

    Philippe Rahmy. Pardon pour l’Amérique, reportage publié dans La Couleur des jours, automne 2017, no 24.

    Viet Thanh Nguyen. Le Sympathisamt. Traduit de l’américain par Clément Baude. Belfond, 486p.

    ob_9950d9_61149-353x500.jpgVietnam. Série documentaire de Ken Burns et Lynn Novick. Editions arte, 3 DVD.

    David Maye. Les grandes traversées. Avant-premières romandes, dès le 24 octobre.

    Unknown-1.jpeg

    Cette chronique a paru sur le média indocile Bon Pour la Tête avec un dessin original de Matthias Rihs.

     

  • Reconnaissance à Philippe Rahmy

    b482a824a9a65afe80530e2cd45be3bf_f720.jpg
    Un magnifique écrivain nous a quittés ce 1er octobre, après nous avoir laissé son plus beau livre, Monarques, qui dit la tragédie du monde et sa possible transfiguration par le miracle du verbe, du cœur et de l’esprit.
     
    ob_614bb5_monarques.jpgLes monarques ont divers sanctuaires migratoires dans le monde. Par exemple à un coup d'aile du petit port de Capitola, au Sud de San Francisco (on y fait volontiers escale au restau de poissons de Paradise Beach), derrière la grande demeure de bois ou séjournèrent Al Capone et la diva du muet Mary Pickford. Les monarques déferlent en ce lieu chaque fin d’année et, je ne sais pourquoi, leurs tourbillons de moires dorées à dentelles noires m'ont rappelé la sentence de Dostoïevski selon lequel la beauté sauverait le monde.
    Mais quelle beauté ? Celle des papillons ou des crépuscules divins sur les forêts maritimes de Carmel ou Big Sur? La beauté de la star hollywoodienne adulée par des nuées d’admirateurs ou celle qui ne se voit qu'en fermant les yeux?
    Herschel-Grynszpan.jpg
     
     
    Le 7 novembre 1938, le jeune Hirsch Feivel Grinszpan - Herschel pour ses parents-, tirait cinq coups de pistolet 6.35 sur le secrétaire de l'ambassade d’Allemagne à Paris, Ernst vom Rath, qui succombait à ses blessures deux jours plus tard, provoquant, en représailles, le pogrom dit de la Nuit de cristal (30.000 déportés et plus de 2000 morts), quatre ans avant le déclenchement de la Shoah.
    À l'origine du geste meurtrier du jeune Herschel: la volonté d'alerter le monde après le début des persécutions des Juifs d'Allemagne, sa sœur restée à Hanovre lui annonçant la déportation de 12.000 d’entre eux en Pologne.
    Mais pourquoi Philippe Rahmy s’est-il intéressé à ce personnage, dont l’acte et ses conséquences évoquent ce qu’on appelle l’effet papillon, au point de s’identifier à lui dans sa propre quête d’identité ?
    rahmy_philippe_portrait_17ans_1982-400x400.jpg
     
    Si Philippe Rahmy dit que son enfance a pris fin à la mort de son père, en 1983, et que c’est au même moment qu’il a décidé d’écrire sur Herschel, l'esprit d'enfance qu'il y a en lui, au sens où l'entendait Bernanos, est intact, avec l'intransigeance de celui qui attend que les mots ne trahissent pas les choses. Le littérateur moyen se paie souvent de mots, tandis que Philippe Rahmy paie le prix que lui réclament ses os de verre. Là réside sa fragilité et sa force, autant que son besoin d'amour et sa reconnaissance à ceux qui l’aiment: «L’amour est mon seul besoin, un amour troué, disloqué, mais obstiné, out entier ramassé dans la littérature, notre petite éternité avant la mort.»
    Les mots sont ancrés dans la réalité, et voilà ce qu'il en est: Philippe Rahmy, dont le nom signifie miséricordieux en arabe, et qui signe Rahmy-Wolff sur les réseaux sociaux pour honorer la lignée de sa mère, est le fils d'un fermier égyptien dont le père a été assassiné, et de Roswitha l’Allemande, fille d'un médecin nazi et d'une Juive convertie au protestantisme. Un bon pasteur vaudois a essayé, en vain, de répondre à Philippe quand celui-ci lui a demandé pourquoi Dieu avait créé un monde mal foutu au point que ses os se brisent pour un rien et que les violents l'emportent un peu partout. Sa maman allemande lui a expliqué, tout en faisant la lessive, que son peuple portait le poids d'un grand péché, et que ça impliquait des responsabilités. Et voilà des années qu'il parle avec son père, musulman attaché à l'islam tolérant du maître soufi Mohamed Abduh, mort il y a plus de trente ans mais toujours présent en son âme ni chrétienne, ni juive non plus qu’arabe - ou plutôt tout ça ensemble qui a fait qu'il se sentirait le frère d'un jeune Juif polonais tirant sur son amant boche pour alerter le monde.
    Philippe Rahmy cite Jean Genet, l'enfant martyr devenu voleur et grand poète voyou dont Herschel le rebelle pourrait être un personnage. La veille de son meurtre, le jeune Juif incarnait en effet, au Bœuf sur le toit où il se donnait en spectacle pour survivre, un ange en pagne couvert de paillettes dorées coiffé par Jean Cocteau d’une colombe affolée…
    Affolant spectacle, aussi bien, que ce show délirant dans le cabaret chic et choc de la bohème parisienne de l’Occupation ou dignitaires nazis et grandes figures de la musique française (Poulenc, Milhaud, Honegger et toute la bande) et de la littérature (Gide et Cocteau, notamment) festoyaient à l'occasion du dernier concert du jazzman Benny Carter, et cela pendant que les nazis épuraient joyeusement l'Allemagne !
    Herschel victime sacrificielle ? Même si c'est « plus compliqué », comme la légitimité de l'Intifada sera « plus compliquée » à défendre un demi-siècle plus tard, Rahmy s'identifie bel et bien au jeune éphèbe humilié après avoir tabassé lui-même un diplomate russe en posture de le violer !
    Comme Jean Genet le paria, qui laisse une œuvre d’une incomparable beauté et prendra fait et cause pour les Palestiniens, c'est par les mots et la poésie, au fil d’un travail d'écriture ardent que Philippe Rahmy a rendu sens au vol affolé des monarques.
    Allegra_PhilippeRahmy_Small.jpg
     
    Deux premiers recueils de haut vol (Mouvement par la fin, un portrait de la douleur, et Demeure le corps, chant d’exécration), un récit de voyage en Chine d’une percutante lucidité (Béton armé), et un roman sondant les tenants du terrorisme actuel en Angleterre (Allegra) ont marqué l'extension progressive de sa lutte contre le mal et ses murs, jusqu'à cette sublime rêverie réaliste à travers le temps et le chaos affolé, où les monarques, symboles d'une harmonie mystérieuse, figurent la quête d’un éden «capable d’accueillir leur migration».
    Débarquant à Tel-Aviv sur les traces de Herschel, Philippe Rahmy découvre, dans cette «métaphore de l’humanité» dont la Palestine est exclue, une foule : «Dix ou vingt mille expatriés. Ils ont quitté l’Erythrée, le Soudan, par vagues successives, Ils ont franchi le Nil, la frontière égyptienne, le désert. Ils sont désormais en Israël qui les rejette»…
    AVT_Philippe-Rahmy_1366.jpeg
    Dans l’avion pour Israël, l’auteur de Monarques avait alterné la lecture de L’Homme révolté de Camus et celle du Monde et de Haaretz consacrant leur une à l’élection de Donald Trump.
    Et l’affolement continue : « Pour chacun d’entre nous, le romanesque des illusions est supplanté un jour ou l’autre par une image effrayante de réalité, comme une bête éventrée au bord du chemin ».
    Reste le geste du poète et son incommensurable effet papillon, dans nos cœurs et nos âmes…
     
    Philippe Rahmy. Monarques. La Table ronde, 280p.

  • Mélancolie du soir

    Kazuo-Ishiguro-author-002.jpg

     

     

    19443207_fa2_vost.jpgAu début de l’année 1990, nous découvrions Les vestiges du jour,  le très beau roman de Kazuo Ishiguro. Magnifiquement adapté à l’écran par la suite. Flash back sur ce très beau roman (le seul que j'aie lu...) du nouveau Nobel de littérature. 

     

    C'est avec un demi-sourire constant, et quelle délectation complice, que nous entrons dans Les vestiges du jour de Kazuo Ishiguro,et que nous suivons le très digne Stevens dans l'excursion qui l'arrache, quelques jours durant, à la sainte routine de sa vie de majordome. 

    Quittant la demeure de Darlington Hall à bord de la rutilante Ford de son nouveau maître — un Américain du nom de Farraday, dont la propension au badinage décontenance un peu son domestique — Stevens s'est proposé de rendre visite à une femme avec laquelle il connut jadis une «remarquable entente professionnelle», Miss Kenton. 

    Au fil de ce voyage en automobile ponctué par quelques incidents (réchauffement de la Ford assoiffée, un volatile de basse-cour évité de justesse, une panne d'essence à la nuit tombante) et autres rencontres, Stevens découvre la «grandeur» de la campagne anglaise, tout à fait conforme à l'idée qu'il se fait en général de cette qualité, et particulièrement de la «grandeur» d'un majordome. 

    L'harmonieuse discrétion de ces paysages anglais, dénués de tout caractère dramatique ou «voyant», rejoint aussi bien l'aspiration de Stevens à la perfection de son service, sous le masque impassible de la dignité. A l'image de son père, maître majordome qui ne s'abandonne à un aveu personnel qu'à l'article de la mort, Stevens a sacrifié trente-cinq années de sa vie au seul service de Lord Darlington. Cela étant, la balade de Stevens par les monts et vaux du Dorset, du Somerset et jusqu'en Cornouailles, nous conduit à la fois dans les turbulences catastrophiques de notre siècle et au cœur d'un homme. 

    A Darlington Hall, entre les deux guerres, Stevens a vu les grands de ce monde — Lord Halifax, Churchill, Ribbentrop, d'autres encore — se réunir chez son maître. Celui-ci, révolté par la «vendetta» du Traité de Versailles, fut de ceux qui tentèrent de fléchir l'intransigeance française. Par la suite, l'admiration de Lord Darlington pour l'Allemagne et l'Italie lui valut le décri et l'opprobre. Quant à Stevens, il n'en a pas moins continué de le servir et de le défendre, convaincu de la foncière bonne foi de son maître. Ainsi rapporte-t-il l'épisode significatif du congédiement de deux servantes juives, dans les années 30, suivi du repentir sincère manifesté par Lord Darlington peu après sa décision. 

    Ce souci de la nuance véridique, le romancier le manifeste plus encore envers ses personnages, tous finement dessinés. Lorsque Stevens retrouve Miss Kenton, que celle-ci lui laisse entendre combien elle l'a aimé jadis, et qu'il se sent soudain «le cœur brisé» sans en rien laisser paraître, l'écrivain touche au sommet de son art de la pénétration des âmes et de la suggestion par understatement...

    Avec la même force, Kazuo Ishiguro nous fait sentir, sous le carcan des formes, le bouillonnement impondérable des passions; mais c'est en douceur et non sans mélancolie qu'il quitte son protagoniste, sur la jetée crépusculaire de Weymouth. 

    Enfin, c'est à une réflexion plus ample sur la civilisation européenne, la fidélité et la responsabilité individuelle qu'il nous entraîne.

    Mélange d'humour et de finesse, d'intelligence et d'extrême sensibilité artiste, Les vestiges du jour ressortit au grand art romanesque. A noter enfin que le talent exceptionnel de Kazuo Ishiguro, né en 1954 à Nagasaki mais établi en Angleterre dès sa tendre enfance, a été consacré, pour ce troisièmeroman, après Lumière pâle sur la colline(1984) et Un artiste du monde flottant(1987), par le prestigieux Booker Prize Award 1989. Banzaï Albion! 

    Kazuo Ishiguro, Les vestiges du jour. Traduit de l'anglais par Sophie Mayoux. Presses de la Renaissance, 1990. 272p.

     

  • Surf en eaux profondes

     BPLT_JLK9.jpeg
    Unknown.png
     
    Ils sont Belges et donc pleins d’humour, tous deux fort appréciés des Japonais et des Chinois, cependant très différents l’un de l’autre dans leur façon de dire beaucoup de choses en peu de mots. Amélie Nothomb et Jean-Philippe Toussaint, avec chapeau dingo ou boule à zéro, s’étonnent encore de tout, et nous avec.

    Un éminent coupeur de cheveux en quatre, plus précisément auteur d’une grave étude sur la quadrature arithmétique du cercle, a posé de son vivant, entre 1646 et 1716, une question que d’autres songe-creux ont abordée avant lui, et qui continue de nous occuper: «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?», et ce n'était pas un Belge avant la lettre non plus qu’un Chinois taoïste mais un génie universel du nom de Leibniz.

    41BZ+C67XyL._SX195_.jpg

    Or la dernière histoire belge qui se raconte en Chine appelle à peu près la même question: comment expliquer qu’un roman tel que Made in China, de Jean-Philippe Toussaint, qui semble n’être rien, soit au contraire quelque chose et même plus si l’on y regarde de près en y mettant du sien.

    De loin, et dans le contexte d’inattention généralisée que nous connaissons, le pitch de la dernière story de Jean-Philippe Toussaint pourrait sembler, c’est vrai, minimaliste, voire limite futile. Quoi de possiblement intéressant dans ce qui n’est pas même un making off de film, mais le récit en amont de la préparation d’un court-métrage dont le sujet unique sera, sur le podium d’un défilé de mode, l’apparition d’une femme nue ou plus exactement vêtue d’une mini-culotte couleur chair recouverte d’une couche de miel, dans la foulée de laquelle sera lâché un vrombissant essaim d’abeilles ?

    Quel sens donner, par rapport aux révoltes récurrentes des paysans chinois, à la menace nucléaire latente ou à l’inquiétude justement suscitée par l’avenir des abeilles, à ce roman apparemment si frivole? Tout cela n’exhale-t-il pas le vide décadent d’un art-pour-l’art frisant l’art-pour-rien arton4234.jpg?

     

    La réponse est dans la lecture attentive, et le plaisir dans la lecture, et le sens avec le plaisir. Tout se passe d’abord en surface, comme à fleur de peau, et c’est par la peau que tout passe: les sentiments autant que les sensations, la profusion des détails et le chatoiement de l’ensemble, la magie d’une présence et la musique intime du monde. Mais comment l’expliquer mieux?

    Voyons donc ça de près…

    L’odeur de la Chine

    Le 22 novembre 2014 «dans la soirée», l’auteur belge Jean-Philippe Toussaint débarque à Quangzhou (le Canton de nos romans de jeunesse, dont Wikipedia rappelle qu’elle est la troisième ville la plus peuplée de la République populaire de Chine, derrière Pékin et Shanghai, avec plus de 12 millions d’habitants), où l’attend son ami Chen Tong vêtu d’une de ses éternelles chemisettes grise à manches courtes. Les deux compères «miment l’accolade» plus que ne se la donnent vraiment (réserve chinoise typique) et tout de suite l’écrivain, devant les portes de l’aéroport où l’on attendra une Mercedes blanche jusqu’à la page 24 de Made in China, relève «l’odeur de la Chine, cette odeur d’humidité et de poussière, de légumes bouillis et de légère transpiration qui imprègne l’air chaud de la nuit».

    Voilà: c’est parti. De même que le lecteur (ou la lectrice, pour être juste) se rappelle l’odeur de chocolat brûlé de la gare du Midi de Bruxelles, ou l’atmosphère de crachin moite des romans du Liégeois Simenon, l’odeur de la Chine est là, à la fois intime et vaste comme un ciel d’aéroport, avec des variations incessantes selon le lieu et le moment, dont le bouquet final sera celui du roman.

    made-in-china-stamp.jpg

    Un roman? Le récit des retrouvailles d’un écrivain et de son ami éditeur suffirait donc à faire un roman? Oui, mais là encore la réponse est dans la lecture des 24 première pages de Made in China, à faire le pied de grue devant l’aéroport de Guangzhou, où l’Auteur présente Chen Tong et en fait un personnage qui traversera tout le roman en trottinant non sans imposer crescendo sa présence de Maître, tout semblable aux Maîtres de la Renaissance italienne ou austro-allemande (il y a quelque chose d’un peu chinois dans La fuite en Egypte du Maître de Mondsee, visible au Musée des beaux-arts de Vienne), et l’on précise alors que Chen Tong fut le premier éditeur (à ses frais) de Robbe-Grillet, qu’il est probablement (légende?) né dans un train en décembre 1962, qu’il a une petite moustache à la Lu-Xun et porte les diverses casquettes de libraire et d’éditeur, d’artiste et de commissaire d’expos, de prof aux Beaux-Arts et de correcteur final sourcilleux de tous les livres de Jean-Philippe Toussaint traduits en chinois par divers «personnages», à commencer par Bénédicte Petibon dont le nom «semble tout droit sorti de l’immense vivier dont on dispose pour composer les noms des personnages de roman».

    Cette distinction entre réel et fiction est aussi importante que celle du Yin et du Yang, de même qu’est importante la distinction entre l’évolution des arts plastiques, aussi rapide que celle de la mode vestimentaire, et la mue plus lente des modèles de chaussures, comparable à celle de la littérature.

    Chen Tong est d’ailleurs catégorique à ce propos, estimant que Jean-Philippe Toussaint comme Robbe-Grillet, a «trouvé une manière différente de faire des chaussures». Par extension mais sur une même base belge, il me semble opportun d’établir le même constat à propos d’Amélie Nothomb.


    Serendipity
    et vide médian

    La ferveur exceptionnelle manifestée par les lecteurs (et lectrices) nippons et chinois à l’égard des auteurs wallons Toussaint et Nothomb me semble à la fois esthétique et philosophique, bien plus qu’anecdotique.

    384837_900.jpg

    On sait les liens biographiques assez anciens d’Amélie Nothomb avec le Japon, notamment exprimés dans Stupeur et tremblements, et Jean-Philippe Toussaint précise dans quelles circonstances il s’est lié avec Chen Tong avant de revenir souvent en Chine, notamment pour y tourner de petits films, mais cela relève des faits plus que de la fiction, laquelle va bien plus profond sous les apparences d’un surf narratif d’une même rapidité et d’une grâce parente, qui rappelle l’art savant du haïku et l’éclat plastique des mangas.

    Evoquant la stratégie des Chinois, Jean-Philippe Toussaint relève qu’un général s’inspirant des Arts de la guerre, plus qu’une visée sur un objectif particulier, évolue en exploitant le «potentiel de situation», et c’est ainsi que lui-même est arrivé en Chine pour tourner The Honey Dress, selon la fameuse méthode dite de la serendipity, à savoir: trouver un truc en cherchant un machin. En d’autres termes: rester disponible à tout sans varier «sur le fond».

    220px-Jean-Philippe_Toussaint,_Florence_(Italie),_2013.JPG

    Or Jean-Philippe Toussaint n’a pas varié «sur le fond» depuis la publication de La salle de bain, en 1985, pas plus qu’Amélie Nothomb, au fil de romans d’une grande variété d’apparence, n’a changé «sur le fond» depuis Hygiène de l’assassin, paru en 1992.

    Le rapprochement de ces deux auteurs choquera peut-être certains puristes, qui voient en Toussaint la quintessence du chic littéraire et en Nothomb le produit du choc médiatique, mais ce serait faute de sensibilité à ce que les taoïstes appellent le vide médian, certes peu perceptible par les esprit binaires, notamment dans la France de Descartes.

    Cheng4.jpg

    Le délicieux François Cheng, philosophe et poète, a décrit par l’idée et l’image ce qu’est le vide médian, marquant le dépassement des contraires par un souffle subtil d’intelligence pacificatrice et poétique, où le Yin et le Yang fusionnent en éclat de rire pour ainsi dire divin.

    «Encore une journée divine!» s’exclame Winnie au début d’Oh le beaux jours de Beckett, l’un des maîtres à écrire de Toussaint. Et la sage un peu foldingue Amélie de renchérir: Frappe-toi le cœur


    Retour à la case rentrée…

    9782226399168-x.jpgOn pourrait croire que le cul importe à Jean-Philippe Toussaint, auteur de Faire l’amour et de Nue, plus que le cœur, mais ce serait ne rien sentir de sa poésie englobante et du courant de profonde tendresse qui traverse ses romans, comme c’est ne rien sentir du fond affectif des romans d’Amélie Nothomb, et particulièrement dans Frappe-toi le cœur où les âmes sensibles s’opposent aux égocentriques psychorigides s’épuisant en rivalités meurtrières. La tendresse, alors, comme souffle libérateur du vide médian!

    mmmm.jpg
    Ceci dit ne dénigrons pas le cul de la teigneuse Ukrainienne qui se prête, finalement – non pas avec un string (trop vulgaire estime-t-elle), mais avec une culotte couleur chair – à la danse finale de Made in China, vu que l’écriture même de Jean-Philippe Toussaint, comme celle d’Amélie Nothomb dans une autre tonalité mais avec la même limpidité gracieuse, participe du chatoiement sensuel et spirituel du réel accueilli et transformé par la fiction, pour s’étonner simplement et joyeusement de ça: qu’il y ait quelque chose plutôt que rien...

     


     

    Jean-Philippe Toussaint. Made in China. Éditions de Minuit, 187p.
    Amélie Nothomb, Frappe-toi le cœur. Albin Michel, 180p.

    Dessin ci-dessus: Matthias Rihs
     

    Unknown-1.jpeg
          

  • A corps et à cris

    236baa3a1534c74412a466db622cc9f4.jpg
    En lisant Demeure le corps de Philippe Rahmy, décédé ce 1er octobre 2017 à l'âge de 52 ans.


    Certains livres nous lisent plus que nous les lisons, ils nous ouvrent au couteau et nous fouaillent le derme et les viscères et le cœur et l’âme ou ce qu’on appelle l’âme, qui est dans le corps la part du corps qui chante encore ou pleure quand il n’est plus qu’une plaie sous un supplice quelconque, et c’est une espèce de supplice que de lire Demeure le corps de Philippe Rahmy, tant chaque mot de ce qui y est écrit nous cingle pour nous rappeler que cela est, que c’est la réalité et que c’est notre vie aussi, à un enjambement de chromosome près ou au claquage près d’un segment dans l’ovule ou dans le sperme.
    « Le Talmud stipule une bénédiction particulière que l’on récite en voyant une personne atteinte d’une malformation congénitale », écrit Annie Dillard à propos du manuel de référence en la matière, ajoutant que « toutes les bénédictions talmudiques commencent ainsi : « Béni sois-tu, Ô Seigneur, notre Dieu, Roi de l’Univers qui... » Et de préciser qu’en l’occurrence, lorsqu’on voit un bossu, un nain ou quiconque atteint de malformation congénitale, la bénédiction de rigueur est la suivante : « Béni sois-tu, Ô Seigneur, notre Dieu, Roi de l’Univers, qui crée des êtres dissemblables ».
    Annie Dillard, qui me suit depuis sept ans comme mon ombre avec deux ou trois auteurs qui me lisent plus que je ne les lis, note encore qu’ »il est impossible de tourner une page de Smith’s Recognizable Patterns of Human Malformations sans en avoir le cœur qui palpite de terreur pure et simple. Impossible de se blinder ».


    C’est exactement le sentiment physique et métaphysique que j’ai éprouvé, tremblant à la fin de ma traversée d’une traite de ses soixante pages, en lisant Demeure le corps de Philippe Rahmy dont je ne sais rien de l’origine précise de la maladie qui le torture, dite des os de verre, ni n’avais lu jusque-là son premier livre, Mouvement par la fin ; un portrait de la douleur, paru en en 2005 et dont plusieurs bons liseurs m’avaient dit le pire bien.
    e1b1209feb7b13ffac150015a228f056.jpgCe que j’ai ressenti en lisant Demeure le corps m’a rappelé ce que j’ai ressenti il y a une trentaine d’années, dans le pavillon de traumatologie où je me trouvais pour un accident de moto, gêné de ne pas souffrir trop de mes blessures alors que j’étais entouré de cracks plus cassés les uns que les autres, impotents à vie pour certains, à commencer par mon voisin condamné à trois mois de plat ventre absolu, qui me demandait de lui décrire le jour avant que ses gémissements nocturnes ne me plongent dans la nuit obscure de son corps.
    De la nuit obscure du corps de Philippe Rahmy giclent des mots de sang et de lait, de fiel et de miel qui nous aspergent alternativement d’acide et de douce pluie. Je lis « voici septembre, j’espère encore le temps d’un livre ; le crises agrippent le ciel », je lis « lorsque j’ouvre les yeux, je me crois natif de la lumière, lorsque je les ferme, j’ai peur de mourir ; une extrémité du regard cherche les anges, tandis que l’autre se perd dans les intestins », je lis «il existe entre la nécessité d’étreindre, et celle d’être libre, une profonde blessure qui ne peut être guérie, où l’espérance s’épuise à chercher un passage ; le chemin de la plus grande souffrance est devenu impraticable ; la violence, une réponse possible ; je suis pris d’un désir incontrôlable de pleurer », je lis « j’écoute gémir du rose ; une plaque de fer vibre sur les heures ; le vent déplace les restes d’un repas au bord de la fenêtre ; la salive fait fondre les gencives », je lis « la douleur n’apprend rien, rien, le refuge qu’elle offrait vient de s’effondrer ; lorsque les cris cessent et que la bouche dévastée, puante d’entrailles, se vide à longs traits, j’entends hurler la voix que j’appelle mon âme, un déchet organique qui cherche à me fuir, la voici ; contre ce que je pense, contre qui je suis, ces aveux disent la rupture, traînent l’esprit comme une dépouille dans le désintérêt de l’autre, jusque dans l’oubli de la solitude même », je lis « je voudrais réentendre la berceuse d’autrefois, la prière oubliée qui promettait la nuit », je lis « une radiographie montrerait deux squelettes emboîtés, le plus petit, roulé en boule, servant de crâne au plus grand ; je me glisse vers le haut ; la blessure me perd, elle se purge dans les cris, je méprise ce destin hystérique en proie aux convulsions », je lis « je te hais de préférer ma souffrance à la tienne ; je suis né en me fracturant le crâne, et le cœur à l’arrêt ; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais », je lis « il me reste une mère », je lis « ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin ; j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie », je lis « le corps est l’orifice naturel du malheur », je lis « c’est presque trop beau ; le ciel grogne au loin ; un vent fort se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fenêtre claque, un rire traverse les étages », je lis « le poème doit-il rendre plus belle la formulation de l’amour, plus vraie, cette traîne de tripes le long de la glissière », je lis « la haine est la prière du pauvre », je lis « je regarde sans voir la trace laissée par un avion, une suite de vertèbres détachées par le vent », je lis « une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché », je lis « la poésie ne se justifie pas face à celui qui implore d’être aimé sans répugnance », je lis « fredonner plutôt qu’écrire ; ce murmure fait du bien, il s’élève, puis retombe comme de la poussière », je lis « la douleur, légère barque d’os, me conduit tout à coup ; je perçois à nouveau mon rapport au langage ; le corps, soudain rajeuni, vulnérable au regard, se tient debout dans les fougères », je lis « je pense aux phrases écrites la semaine dernière et je m’en sens très loin, désormais incapable de colère, ébloui par la lueur d’une bougie, porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe »…
    750c8e59d4c4c849beef9855e49de067.jpgC’est cela que Demeure le corps laisse enfin en moi: cette sainte phrase où le martyr se dit « porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe »…
    Je n’ai fait que citer quelques phrases de ce livre pur et bouleversant que j’avais soulignées en rouge et qui liront chacun d’une autre façon. Ce livre se donne le sous-titre de Chant d’exécration, mais c’est un chant de détresse, d’amour et d’innocence, dans une complète nudité et cependant une qualité de tenue, de style, de rythme et de musicalité, sans faille. Je ne sais pas si le Talmud a une bénédiction particulière à l’usage de Philippe Rahmy, mais moi je supplie le Seigneur adorable de lui foutre la paix, et à la Littérature de le prendre dans ses bras…


    Philippe Rahmy. Demeure le corps. Chant d’exécration. Cheyne, 60p.
    Les images ci-dessus sont tirées de la vidéo tournée par Philippe Rahmy à partir de son livre, qui a obtenu deux prix à Lausanne et New York.

  • L'enfant de verre

    Rahmy4.jpg

     

    Pour Phil.

    Au chevet de l’enfant de verre, le méchant Dieu s’ingéniait. L’enfant de verre était l’instrument du méchant Dieu : l’un de ses préférés. Le méchant Dieu n’aimait rien tant que les pleurs et les cris de l’enfant de verre. Le méchant Dieu appréciait certes toutes les merveilles de la nature, selon l’expression consacrée, le méchant Dieu laissait venir à lui l’enfant sirénomèle et le nain à tête d’oiseau, mais une tendresse particulière l’attachait à l’enfant de verre dont les os produisaient, à se briser, un doux son de clavecin qui le ravissait. En outre, le méchant Dieu se régalait des accès de rage et de révolte de l’enfant de verre, qui lui rappelaient sa propre rage et sa propre révolte envers l’Autre, dit aussi le Parfait. L’enfant de verre était la Tache sur la copie du Parfait. Avec l’enfant de verre, le méchant Dieu tenait une preuve de plus que l’Autre usurpait cette qualité de Parfait que lui prêtait sa prêtraille infoutue de prêter la moindre attention à l’enfant de verre, sauf à dire : Volonté du Seigneur, thank you Seigneur.
    Un jour qu’il pleut de l’acide, il y a tant d’années de ça, je me trouve, interdit, à regarder les planches coloriées du garçon à face de crocodile et de la fille aux ailerons de requin, dans l’Encyclopédie médicale de nos parents, et jamais depuis lors cette première vision ne m’a quitté, que le méchant Dieu se plaît à me rappeler de loin en loin sans se départir de son sourire suave et ricanant, me désignant à l’instant, tant d’années après, ces mots de l’enfant de verre sur le papier : une voix s’élève, puis s’interrompt, sans mélodie, ni vraie ligne rythmique, en suivant l’arête des dents…
    Les dents de la nuit sont le cauchemar de tout enfant, mais ce ne sont que des lancées, comme on dit, tandis que l’enfant de verre continue de se briser tous les jours que Dieu fait, comme on dit. Les dents de la nuit de l’enfant de verre ne cesseront jamais de le dévorer, pas un jour sans un cri, c’est un fait avéré mais que je te propose d’oublier vite fait, mon beau petit dont nous avons compté toutes les côtes, sous peine de douter du Parfait, tandis que la prêtraille dicte à la piétaille ce qu’il faut penser : que ce sont les Voies du Seigneur.

    Il pleut, ce matin, une espèce de pétrole, et les mots de l’enfant de verre me reviennent, je n’invente pas, la parole est besoin d’amour, je le sens enlacé par le mauvais Dieu, peu à peu le mauvais Dieu le serre en le baisant aux lèvres et en le serrant dans ses anneaux d’invisible boa denté, et doucement, imperceptiblement, comme de minuscules biscuits qu’on émiette dans la langoureuse buée des tisanes de nos maladies d’enfance, doucement les os de l’enfant de verre se brisent en faisant monter, aux lèvres du méchant Dieu, ce sourire que nul ne saurait imaginer avant de la voir. Ce qui s’appelle voir – mais l’enfant de verre me garde de l’imposture de dire quoi que ce soit que je prétendrais savoir sans l’avoir enduré et que je lui déroberais - je te hais de préférer ma souffrance à la tienne ; je suis né en me fracturant le crâne et le coeur à l’arrêt ; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais… il me reste une mère… ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin : j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie…

    Rahmy3.jpgLes serpents de pluie de ce matin sont les larmes de je ne sais quel Dieu, je ne sais ce matin quel corps j’habite, je reste ici sur cette arête du crétacé de Laurasia où j’accoutume de prendre l’air, bien après que les mers se furent retirées, laissant alentour moult débris d’enfants de mer aux os brisés dans le grand sac du Temps, mais la voix de l’enfant de verre me revient une fois encore : c’est presque trop beau; le ciel grogne au loin ; un fort vent se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fenêtre claque, un rire traverse les étages…
    Mes larmes sur ton front, méchant drôle, quand tu écris enfin: une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché…

    Ce texte est extrait de L'Enfant prodigue, récit paru en 2011 aux éditions d'autre part. Les phrases en italiques sont tirées de Demeure le corps, de Philippe Rahmy, paru aux éditions Cheyne en 2007.

    Images: Philippe Rahmy.